top of page
Portrait%20sans%20photo_edited.jpg

Mourir vivant

Auteur·e·s

Florence Claveau-Roy

Publié le :

22 mars 2022

À l’automne 2018, dans un monde lointain et révolu, on nous avait donné à lire, dans le cadre d’un cours d’anglais au cégep, un court récit intitulé The Ones Who Walk Away from Omelas de l’auteure Ursula K. Le Guin. L’histoire est construite de façon à présenter un monde utopique, Omelas, où les individus, en plus d’être heureux, intelligents et cultivés, vivent pacifiquement en communauté dans la célébration perpétuelle. Or, au moment où le lectorat n’y croit pas, tant ce monde est trop beau pour être vrai, le narrateur décrit une dernière facette de ce monde, la présence d’un enfant maintenu caché dans le fond d’une cave étroite, sombre et sale, où il vit seul de façon misérable. Cet enfant est le sacrifice nécessaire afin d’assurer le bonheur collectif du reste de la population. Bien que les habitantᐧeᐧs d'Omelas apprennent éventuellement l’existence de l’enfant et en sont choqué·e·s, ils finissent par accepter que leur bonheur dépend de ce sacrifice et continuent à vivre dans la profonde indifférence de la misère de l’enfant.

Au-delà de l’égoïsme de l’UE face à la crise, la planète entière a vu les images des camps de migrant·e·s et a pleuré devant la photo du petit Aylan échoué sur la plage, tout en poursuivant ses occupations quotidiennes, comme si l’on avait accepté qu’il doive exister une telle misère humaine pour préserver le confortable mode de vie occidental.

Me voilà trois ans plus tard, à repenser à cette histoire alors que je lis, avec une indignation croissante au fil des pages, l’essai Lesbos : la honte de l’Europe écrit par le sociologue Jean Ziegler. Ce dernier est envoyé en mai 2019 par l’ONU à Lesbos, île grecque en bordure de la mer Égée, pour enquêter sur le camp de Moria, qui était alors le plus grand camp de réfugiéᐧeᐧs sur le continent européen. Dans son livre, Jean Ziegler relate l’horreur dont il a été témoin lors de son passage sur l’île où des milliers de réfugié·e·s s’entassaient dans des conditions de vie atroces.


[ Parenthèse contextuelle  – Origine de la crise migratoire ]


L’été 2015 est marqué par le début de la guerre en Syrie. Cette nouvelle guerre, qui s'ajoute à la présence de conflits armés permanents dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, en plus de l’effondrement des institutions étatiques de certains pays d'Afrique, a agi comme élément déclencheur de la crise migratoire qui perdure aujourd’hui. On note d’ailleurs que le nombre d’êtres humains cherchant à fuir leur pays a atteint des sommets dans l’histoire récente lors de cette période précise. En réponse à ce flux migratoire, l’Union européenne (UE) a adopté l'approche hotspots, qui consiste en la création de camps migratoires aux frontières de l'Europe, pour accueillir de façon temporaire les demandeur·euse·s d'asile, le temps d'examiner leur dossier et de les répartir dans d'autres pays de l’UE. Le camp de Moria est l’illustration de cette politique migratoire.


La misère incarnée


Jean Ziegler constate d’abord que le camp situé à Lesbos est surpeuplé. Effectivement, ce lieu qui, à l’origine, était une caserne faite pour 2 800 soldat·e·s a accueilli plus de 20 000 réfugié·e·s à l’hiver 2020. De cette surpopulation découlent toutes sortes de problèmes, à commencer par les conditions d’hygiène déplorables.


Jean Ziegler rapporte que, dans le camp de Moria, il y a une toilette pour 100 personnes et une douche pour 150 personnes. L'eau de ces douches est froide même en hiver, si bien que des mères ne lavent pas leurs bébés pendant des semaines de peur qu'ils développent une pneumonie. Les excréments et l'urine s'écoulent à ciel ouvert, ce qui attire les rats et souris. Les toilettes ne ferment pas. Les femmes y sont harcelées, battues et violées pendant la nuit.


Les ressources en eau sont limitées. Les réfugiéᐧeᐧs lavent leur sac de couchage tous les deux mois, ce qui cause des infestations de poux dans les conteneurs. Les gens développent des maladies de rein, tandis que leur peau est saccagée par la gale. Sans surprise, la nourriture est également insuffisante et souvent avariée. Les gens patientent pendant 3 à 4 heures, espérant mettre la main sur les rares repas distribués deux fois par jour.


Ces conditions de vie lamentables s’ajoutent aux multiples traumatismes auxquels ont fait face ces réfugié·e·s avant d’échouer à Lesbos. La plupart d'entre eux ont quitté la guerre, la torture et la destruction de leur pays d’origine pour les côtes grecques. Ils ont dépensé une grande partie de leurs économies pour avoir une place dans une embarcation de piètre qualité afin de se déplacer de la Turquie vers la Grèce par le détroit de la mer Égée. En pleine mer, on a tenté de les repousser par de violentes opérations d'interception menées par l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, que ce soit en crevant à l'aide de couteaux les embarcations pneumatiques ou en battant les passagers à l'aide de barres de fer. Ainsi, ceux et celles qui parviennent à Lesbos sont complètement démuniᐧeᐧs, souvent séparéᐧeᐧs de leur famille, et peuvent attendre des années avant d’entamer le processus de demande d'asile. S’entassant dans les conteneurs, ces pauvres personnes sur lesquelles on s’acharne sont en état de détresse psychologique. Plusieurs enfants se retrouvent seuls, ce qui les rend vulnérables aux abus sexuels. Certains s'automutilent, d’autres tentent de se suicider. Moria est le seul endroit dans le monde entier où Médecins sans frontières a une mission spécifiquement pédopsychiatrique pour essayer de détourner la volonté de suicide des enfants et adolescent·e·s. Ces cris de désespoir, le monde entier les entend, mais ne les écoute pas.


Responsabilité de l’Europe


Dans son essai, Jean Ziegler montre que la seule façon de comprendre la tragédie du camp de Moria est d’étudier le contexte politique européen. En effet, la montée des mouvements xénophobes et racistes, notamment en Allemagne, en France et en Italie, semble avoir entraîné, ces dernières années, une forme de glissement dans la façon de penser en utilisant les réfugié·e·s comme boucs émissaires. À ce jour, l'Europe perçoit les réfugié·e·s comme des ennemi·e·s potentiel·le·s, une menace au « mode de vie européen ». Par conséquent, la plupart des pays membres de l’UE font preuve d'une grande hostilité face à l'ouverture de leurs frontières. Pour refouler le flux migratoire, l’UE adopte une stratégie de dissuasion et de terreur afin de convaincre les réfugié·e·s d'abandonner l'idée de déposer une demande d’asile en territoire européen. Cette stratégie immorale viole plusieurs droits fondamentaux qui constituent les piliers sur lesquels repose l’Europe.


Les opérations de push-back en pleine mer et les délais exagérément longs pour déposer une requête d’asile contreviennent au droit d’asile et à la Convention des droits des réfugiés. Jean Ziegler cite dans son livre l’avocat américain Benjamin Lewis, à propos des droits bafoués à Lesbos :


« Nous avons noté que ces hot spots sont en fait des centres de détention qui sont contraires à la liberté et à nombre de droits humains, en particulier au droit à la santé, au droit à un habitat adéquat, au droit à la famille, à l’interdiction de la torture et d’autres traitements inhumains et au droit à l’asile et de toute autre protection fournie par le droit international public. »


La condition des enfants décrite dans les lignes précédentes indique également que les hotspots sont des lieux où l’on ignore la Convention relative aux droits de l’enfant.


Ce sont donc les pays européens, en refusant d’accueillir les réfugié·e·s, qui sont responsables de la surpopulation observée dans les hotspots comme celui de Moria, ce qui mène à d’importants dénis de droits fondamentaux en sol européen, là où ces mêmes droits ont consolidé les fondements de l’UE.


[Parenthèse - Mise à jour]


Les observations du sociologue Jean Ziegler que j’ai reprises dans les lignes précédentes ont été faites en mai 2019 lors de sa visite du camp de Moria. Depuis ce temps, la situation à Lesbos a grandement évolué, de sorte qu’il parait nécessaire d’en faire une mise à jour.


D’abord, le 9 septembre 2020, le camp de Moria a été détruit par un important incendie. Renaissant de ses cendres, un nouveau camp, celui de Mavrovouni, a vu le jour avec des conditions similaires. Cela dit, depuis le 1er mars 2020, on assiste à une réduction importante du nombre d’arrivées sur l'île de Lesbos, réduisant considérablement le nombre de réfugié·e·s dans le camp. Un facteur important ayant contribué à cette diminution d’arrivées est la continuité d’interventions illégales de type push-back pour refouler les réfugié·e·s.


Pendant ce temps, d'autres camps continuent d’abriter des milliers d’individus fuyant leur pays, notamment en Italie et à la frontière polono-biélorusse. La chute de Kaboul a fait craindre aux autorités européennes une nouvelle vague migratoire au mois d’août dernier. Un mois plus tard, la Banque mondiale publiait un rapport d’experts estimant à plus de 200 millions le nombre de réfugié·e·s climatiques dans le monde d’ici 2050. Loin d’être terminée, la crise migratoire est certainement un enjeu majeur du 21e siècle en matière de politique internationale. On n’observe pourtant aucun changement d’attitude des autorités européennes alors qu’Emmanuel Macron, à l’aube des présidentielles françaises, se montre très prudent face à sa politique d’immigration pour ne pas perdre une partie de son électorat au profit de ses adversaires d’extrême droite.


Emboîter le pas


La réaction globale face à la crise migratoire me rappelle le comportement des personnages du fabuleux monde d’Omelas qui ferment les yeux devant le malheur d’un enfant afin de vivre dans une utopie. Au-delà de l’égoïsme de l’UE face à la crise, la planète entière a vu les images des camps de migrant·e·s et a pleuré devant la photo du petit Aylan échoué sur la plage, tout en poursuivant ses occupations quotidiennes, comme si l’on avait accepté qu’il doive exister une telle misère humaine pour préserver le confortable mode de vie occidental.


Le récit de The Ones Who Walk Away from Omelas se conclut par le départ de certain·e·s habitant·e·s qui, après avoir vu l’enfant maltraité, quittent le monde d'Omelas pour ne plus jamais y revenir. Ces gens-là refusent de bénéficier d’un monde idéal sur le dos d’un autre. Jean Ziegler leur a emboité le pas. Témoin de l’enfer dans un coin de la mer Égée, il a pris la parole pour dénoncer et secouer des institutions intouchables. Pourtant, le sociologue le dit lui-même, ce n’est pas la voix d’une seule personne qui peut enclencher de réels changements, mais l’action collective des militant·e·s des mouvements sociaux. Emboitons donc le pas à notre tour, arrêtons d‘être complices et indignons-nous. Si Jean Ziegler, du haut de ses 85 ans, le fait pour mourir vivant, faisons-le pour ne pas mourir de honte.

Pour approfondir :

The Ones Who Walk Away from Omelas, Ursula K. Le Guin

Lesbos : la honte de l’Europe, Jean Ziegler

Errance sans retour, Olivier Higgins et Mélanie Carrier (documentaire)

bottom of page