Le 7 octobre 2023, les attaques du Hamas ont su redonner l’attention nécessaire à un conflit qui perdurait sous le regard négligent du reste du monde. Elles ont mis en exergue un conflit séculaire qui oppose l’État juif au sort de ce peuple arabe, figé lors de l’accord Sykes-Picot en 1916 qui morcèle les territoires ottomans en divers États sous l’autorité britannique ou française. Les évènements récents soulignent l’acuité et l’urgence de ce conflit en ce qu’ils révèlent la radicalité et l’intransigeance des positions antagonistes. Contrairement à ce que certain.e.s pourraient en déduire, le conflit israélo-palestinien n’est pas un conflit de religion, mais un conflit territorial avant tout. Il est question du droit des Palestiniens à recouvrer leur territoire de manière souveraine qui s’oppose à celui des Israéliens à conserver un droit sur ces terres. Selon moi, ce conflit territorial illustre le poids du colonialisme européen et de la normalisation du déséquilibre des forces géopolitiques par les institutions internationales.
À ce jour, selon l’ONU, 61% de la superficie de la Cisjordanie est interdite aux Palestinien.ne.s par des points de contrôle des barrages routiers et les incursions tant de l’armée israélienne. Plus de 630 000 colons sont installés en Cisjordanie dans 150 colonies installées officiellement.
Le poids du colonialisme et la responsabilité de l’Occident
Lorsque la Grande-Bretagne hérite du mandat de la Société des Nations d’administrer cette partie du territoire de l’Empire Ottoman appelé Palestine, celle-ci est déjà occupée par 590 000 habitants, dont 57 000 Juif.ve.s. S’ensuit l’alya (« acte d’immigration en terre promise ») de 70 000 Juif.ve.s, soutenus financièrement par la diaspora juive. Le peuple arabe, qui sortait tout juste de sa soumission à l’Empire Ottoman et construisait son indépendance sur les ressorts du mouvement nationaliste arabe, s’oppose fermement à la présence britannique et l’immigration juive. Ceci marque le début des tensions entre les Juif.ve.s et les Palestinien.ne.s.
Ces contestations exacerbent la Grande-Bretagne, qui renonce à tenter un règlement du conflit et cède son mandat à l’ONU. Devant ce dilemme de territoire, l’ONU adopte le 29 novembre 1947 la résolution 181, divisant la Palestine au mépris de l’opposition de tous les États arabes. La population juive reçoit 55% du territoire où vivent 500 000 Juif.ve.s et 400 000 Palestinien.ne.s contre 45% pour la population palestinienne. Jérusalem, lieu trop hautement névralgique par ses héritages religieux, demeure sous tutelle de l’ONU. La radicalité du conflit se confirme tout comme sa non-issue.
Cette répartition, délibérément en faveur d’Israël et en violation des critères juridiques permettant la reconnaissance d’une nation, met le feu aux poudres : c’est la première guerre entre Israël et ses voisins arabes, guerre à l’issue de laquelle Israël récupère 78% du territoire palestinien, le 22% restant se faisant annexer par la Jordanie et l’Égypte. Conséquemment, 800 000 Palestinien.ne.s se voient forcer à fuir leurs terres. La communauté internationale s’offusque, déclare, mais laisse faire.
Les forces géopolitiques au sein du monde arabe et les conséquences de ses divisions
Le conflit éclate alors que le monde arabe est en pleine réorganisation après le découpage de l’Empire Ottoman; il est au centre des mouvances politiques encadrant l’essor de ces nouveaux États arabes.
Le sommet de Khartoum, tenu en septembre 1967 par l’ensemble des États arabes, est décisif dans cet essor et la destinée des Palestinien.ne.s. Leur défaite face à l’Israël lors de la guerre des Six jours les oblige à s’organiser pour trouver une ligne à suivre commune et ainsi proclamer leur solidarité. Cette solidarité se consolide autour d’un nouveau virage politique dû à une nouvelle dynamique de pouvoir entre les pays arabes. En effet, lors du sommet, le parti de Nasser, président d’Égypte, est fortement affaibli par sa défaite de juin 1967 et n’a d’autres choix que de suivre les résolutions du parti opposé, promues par l’Arabie saoudite, puissance émergente du Moyen-Orient. Se confirme ainsi un glissement politique général : la période où le panarabisme anti-impérialiste et tiers-mondiste illuminait le monde arabe sous l’impulsion de l’Égypte nassérienne est renversé par la politique pro-occidentale et conservatrice qu’incarne l’Arabie saoudite. Cette dernière souhaite profiter des revenus pétroliers dont lui assure l’Occident afin d’asseoir sa domination régionale, s’enrichir et contrer les ambitions hégémoniques de Nasser.
S'ensuit le refus des États pétroliers de bloquer les ressources pétrolières aux pays reconnaissant l’État hébreu, ces États estimant que de telles mesures pénaliseraient leur économie. L’idée d’un embargo pétrolier et d’une guerre économique est donc rejetée alors même qu’il s’agissait de leur seul moyen de pression sur les États-Unis et la Grande-Bretagne pour obliger Israël à remettre les territoires annexés. En contrepartie de ce refus, l’Arabie saoudite finance largement les pays défaits par l’Israël et la Palestine, préférant ainsi le principe de la solidarité économique à l’action politique d’opposition aux pays occidentaux, grands consommateurs de pétrole. Ainsi émergent les nouveaux arbitres de la région : la monarchie saoudienne suivie des autres principautés pétrolières. C’est la tyrannie pétrolière. Par conséquent, le sommet de Khartoum équivaut à une capitulation des pays arabes devant les puissances occidentales protectrices d’Israël, ces pays étant devenus des partenaires commerciaux à ne surtout pas heurter.
De plus, le déclin du panarabisme progressiste au profit du panislamisme conservateur de l’Arabie saoudite contribue à la résurgence des tensions entre les différentes ethnies du Moyen-Orient ainsi qu’à la montée du terrorisme et du fondamentalisme religieux. Ce frein à la solidarité arabe participe à l’errance et l’isolement du mouvement national palestinien, figure du nationalisme arabe et de l’anticolonialisme. Difficile pour les Palestinien.ne.s de balancer les forces avec l’apport financier et militaire des États-Unis à l’État d’Israël dans un tel contexte.
D’ailleurs, l’implication des États-Unis dans le jeu politique encourage cette division du monde arabe. En effet, jusqu’à la fin des années 1980, la région est marquée par la rivalité entre les Américains et les Soviétiques. Tandis que les États-Unis financent les monarchies traditionalistes (l’Arabie saoudite, la Jordanie, etc.), l’Israël et les régimes autoritaires modernisateurs (la Turquie, l’Iran jusqu’en 1979), la Russie prend le parti des nationalistes arabes (l’Égypte nassérienne, l’Irak, la Syrie baasiste et l’OLP de Yasser). Est-il par ailleurs nécessaire de rappeler que les USA, par la présence d’une forte, puissante et riche diaspora juive, manifeste un soutien militaire, économique et politique indéfectible à l’État d’Israël, au détriment des revendications du peuple palestinien. Le souvenir encore tenace et douloureux de la Shoah ne permettait par ailleurs aucune discussion sur le droit d’Israël d’obtenir un territoire souverain pour préserver sa survie et sa sécurité.
Bref, l’attitude résultante du sommet de Khartoum, quelque peu conciliante malgré certaines déclarations solennelles, permet à Israël d’amorcer sa politique de colonisation des territoires occupés, et ce en dépit de la résolution 242 de l’ONU du 22 novembre 1967. D’ailleurs, cette résolution recèle une ambiguïté importante dans son interprétation entre les versions françaises et anglaises, ne permettant pas de déterminer si Israël doit se retirer de tous les territoires occupés ou seulement de certains.
Des enjeux territoriaux incontournables
En 2005, Israël se retire de Gaza après 38 ans d’occupation. En 2006, le Hamas est élu par le peuple palestinien, mais la communauté internationale refuse de reconnaître la légitimité du Hamas et ne reconnaît que l’Autorité palestinienne comme interlocuteur. Le Hamas garde toutefois le contrôle de Gaza et laisse l’Autorité contrôler la Cisjordanie. La Palestine devient un territoire divisé, sans gouvernement uni.
En 2009, la colonisation des territoires est encouragée par Netanyahou qui vient d’être élu.
En 2020, Trump fait signer un plan de paix favorable à Israël, les accords d’Abraham, et on constate une normalisation des relations entre Israël et les Émirats arabes, le Maroc, le Bahreïn et le Soudan.
À ce jour, selon l’ONU, 61% de la superficie de la Cisjordanie est interdite aux Palestinien.ne.s par des points de contrôle des barrages routiers et les incursions tant de l’armée israélienne. Plus de 630 000 colons sont installés en Cisjordanie dans 150 colonies installées officiellement.
Les faits parlent d’eux-mêmes : toutes les dates charnières sont liées à l’occupation de territoires, avec l’humiliation ultime de la multiplication des colonies par Israël sur les territoires illégalement annexés, le tout avec l’assentiment implicite des puissances économiques, incluant certains pays arabes.
L’attaque du 7 Octobre par le Hamas, organisation non étatique considérée comme terroriste par la majorité des États et ennemi passé de l’Autorité palestinienne, a mis en exergue l’impasse totale de la situation pour un peuple qui n’a plus les moyens d’assurer sa survie, sa destinée ou son identité.
La réponse d’Israël à cette attaque révèle également le caractère névralgique que représente la constitution d’un État palestinien pour l’État sioniste, dès lors que ce sont des organisations qui prônent la destruction d’Israël qui mène le combat. La présence hégémonique, militaire, politique et économique de l’Iran auprès de ces organisations (le Hamas et le Hezbollah) est instrumentalisée par Israël pour s’assurer du soutien des pays occidentaux.
Nonobstant l’émergence de la donnée religieuse et son instrumentalisation à des fins politiques, et celle d’une pensée occidentale anticolonialiste plus fervente et active, il faut donc insister sur le caractère exclusivement territorial de ce conflit pour réfléchir à son dénouement : comment deux peuples peuvent-ils se partager un seul et même territoire ?
L’option du droit international soutenu par un nouveau rapport politique des pays protagonistes
L’une des leçons de ce conflit et l’une des causes des échecs de réconciliation réside dans la peur de l’autre et le refus de sa différence, voire de son existence. Des deux côtés, la peur que l’autre mette fin à son existence en tant que collectivité nationale par la destruction ou l’expulsion alimente le combat. Or, un génocide ne peut être résolu par un autre génocide, quels que soient les peuples en cause. Chaque peuple a un droit inaliénable d’exister et d’être souverain sur son territoire. Défendre l’abolition de l’État d’Israël et, par conséquent, la mise en exile d’un peuple, ne permet pas la résolution de l’enjeu territorial et consolide plutôt cette peur de l’autre.
Israël et Palestine n’ont pas d’autres choix que d’accepter la coexistence de deux États souverains se partageant à parts égales ce territoire, et le droit international doit en encadrer les conditions dont celle, au premier chef, de la décolonisation des territoires occupés par Israël. Cela me semble être la première exigence à imposer à Israël, et seuls les États-Unis et la Grande-Bretagne peuvent contraindre l’État hébreu à le faire. C’est donc leur responsabilité politique. En contrepartie, les organisations armées et l’Iran doivent reconnaître le droit d’Israël d’exister et s’engager à ne jamais attenter à sa sécurité territoriale. C’est la responsabilité de la Russie et de la Chine d’y voir.
Car le droit international, l’Histoire nous l’enseigne, n’est rien sans la volonté de ces pays protagonistes qui devront eux, aussi, mettre en berne certains de leurs intérêts économiques propres pour influencer une telle option.
Il est toutefois pour le moins inquiétant de constater, à l’heure actuelle, l’absence de concertation et de coordination entre le monde arabe et le monde occidental pour amorcer une dynamique politique et juridique visant à obliger les deux parties opposées, à une solution équitable et viable à long terme, le mieux étant l’ennemi du bien.
Image: AFP