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La fin justifie-t-elle les moyens ?

Auteur·e·s

Sophie Gagnon

Publié le :

19 avril 2023

D’un point de vue purement linéaire, chaque commencement a une fin, un objectif ultime, un telos. Derrière ce dernier se cache une motivation intrinsèque qui se traduit par les décisions que l’on prend pour y arriver. Autrement dit, la fin et les moyens sont inextricablement liés. Ainsi, la question qui se pose est plutôt la suivante : la fin justifie-t-elle tous les moyens ?

Plus fondamentalement, cette question est encore d’actualité compte tenu des menaces à la démocratie et de la montée de l’extrême droite dans plusieurs états.

Au fil du temps, plusieurs politicien⋅ne⋅s et philosophes se sont positionné⋅e⋅s sur cette question. Un simple oui ou non étant insuffisant, certain⋅e⋅s d’entre eux⋅elles ont émis leurs propres théories auxquelles on fait encore référence aujourd’hui. Parmi les différents facteurs ayant guidé leurs réflexions, on retrouve l’époque, le contexte politique et géographique, ainsi que les jugements de valeur de chacun⋅e. D’une part, certain⋅e⋅s sont d’avis qu’en effet, l’individu devrait avoir accès à tous les moyens possibles pour atteindre son but, comme le soutenait Machiavel (et certain⋅e⋅s politicien⋅ne⋅s contemporain⋅e⋅s). D’autre part, et comme l’a proposé Martin Luther King ainsi que d’autres personnalités politiques marquantes du XXe siècle, la fin est en elle-même contenue dans les moyens. En d’autres termes, aucune finalité (subjectivement) positive ne peut justifier un moyen négatif sur le plan moral.


Dans son ouvrage phare, « Le prince », Nicolas Machiavel pose l’existence d’un nouveau courant de pensée qui préconise la conservation du pouvoir par tous les moyens possibles (1). Principalement caractérisé par l’usage de la force et la manipulation, le machiavélisme est une philosophie politique qui se distingue par sa tendance absolutiste et tyrannique, et dont les préceptes moraux confient au chef d’État un pouvoir coercitif à l’abri des scrupules et de la moralité humaine (2). Le machiavélisme vante l’utilité de la tromperie et du pouvoir arbitraire à des fins personnelles motivées par le désir d’exercer un pouvoir autoritaire sur le peuple (2). La constante oppression à laquelle est soumis le peuple renforce un sentiment d'infériorité vis-à-vis de leur souverain, favorisant le maintien des rapports de force établis.


Ainsi, la justification des moyens par la fin est un adage qui trouve son origine dans le machiavélisme lui-même et dont « Le prince » fait la description. D’abord, Machiavel soulève le concept de la virtù qui représente tout ce que nous devons au mérite de nos actions, englobant la ruse, les manœuvres, la virilité et le mensonge (2). La virtù fait référence à la force de la volonté humaine qui se forge par le désir d’agir sur sa propre fortune (1). Ainsi, il est plus souhaitable d’être craint que d’être aimé, d’être orgueilleux plutôt que d’humain, d’être rusé et non naïf. Selon lui, ces caractéristiques sont des moyens qu’un bon prince devrait utiliser à ses propres fins, et s’il n’est pas possible de toutes les avoir en même temps, il suffit de prétendre les posséder. Pour survivre, l’individu doit apprendre à ne pas être bon et l’utiliser à son avantage (1). Dans ce sens, les acteurs politiques n’ont pas d’amis, mais uniquement des intérêts, et ne sont pas contraints par des considérations morales, mais seulement par des fins à atteindre. Cela dit, l’absence de contraintes morales résulte souvent en l’utilisation de lois injustes pour atteindre la fin. En effet, si tous les moyens sont justifiables, il n’y a pas de limites à ce que l’État peut imposer.


Si Machiavel soutenait la thèse selon laquelle on peut justifier l’utilisation de moyens injustes pour parvenir à ses fins, Martin Luther King s’y opposa catégoriquement. À la tête du mouvement des droits civiques durant les années 1960, il écrit, en 1963, « Letter from a Birmingham Jail » (3). Cette adresse, qui s’inspire de ses expériences en tant qu’homme noir dans un pays ségrégé, met en lumière le devoir moral de la société face à la justice : « Il existe deux catégories de lois : celles qui sont justes et celles qui sont injustes. Je suis le premier à prêcher l’obéissance aux lois justes. L’obéissance aux lois justes n’est pas seulement un devoir juridique, c’est aussi un devoir moral. Inversement, chacun est moralement tenu de désobéir aux lois injustes » (3). D’après l’activiste, le devoir de chaque individu s’inscrit dans sa capacité de faire fi des lois injustes.


Il est important de noter que le concept de la désobéissance civile vit le jour non pas dans les écrits de King, mais plutôt dans ceux de Henry David Thoreau, plus spécifiquement dans la première édition de « On the Duty of Civil Disobedience », publiée en 1849 (4). La désobéissance civile, telle que promue par Thoreau dans son livre, implique de s’opposer de manière active et non violente à des lois ou des usages jugés injustes, en suivant sa propre conscience au lieu de celle de l’État. Cette opposition est politique, c’est-à-dire qu’elle a comme objectif d’amener un changement dans la loi ou dans la politique du gouvernement, plutôt que de chercher à renverser le pouvoir en place par la force. Par conséquent, même si la fin peut être noble et justifiée, les moyens utilisés pour y parvenir doivent être moralement acceptables en prenant en compte les droits des citoyens (4). Selon Thoreau et King, la désobéissance civile est donc une forme de résistance active pour préserver la justice en respectant les lois justes et en désobéissant aux lois injustes.


Pour Thoreau, la vérité ne dépend pas de l’opinion majoritaire ou du pouvoir en place, mais doit être recherchée individuellement par chacun·e (4). Il croit également que l’injustice ne doit pas être tolérée ou ignorée, mais combattue activement. En cela, il rejette l’idée de pacifisme politique, qui considère que la résistance non violente est la seule réponse appropriée à l’injustice (4). En effet, il y a beaucoup plus de gens qui, en théorie, s’opposent aux lois injustes, mais, en pratique, ne font rien pour s’y opposer. Selon lui, c’est un moyen de s’opposer activement aux injustices du gouvernement, mais il doit être pratiqué de manière responsable et réfléchie, en pleine conscience des conséquences (5). Ainsi, ce n’est pas parce qu’un courant est majoritaire qu’il est vrai. Similairement, ce n’est pas parce qu’un gouvernement élu démocratiquement utilise des moyens injustes pour parvenir à une fin que l’objectif en question en est un qui est noble et qui en justifie l’application.


Au contraire, le législateur doit prendre davantage de précautions pour éviter les moyens injustes, surtout lorsque des droits fondamentaux sont en jeu. D’ailleurs, John Rawls se positionne également sur la question dans son ouvrage intitulé «  Theory of Justice » en 1961 (7). Notamment, Rawls met de l’avant le concept du « voile de l’ignorance  » dont le législateur doit se revêtir pour prendre des décisions en considérant la possibilité que lui-même pourrait, du jour au lendemain, se retrouver dans une classe sociale inférieure. Les décisions prises par le législateur concernant les principes de justice seraient alors moins défavorables aux classes plus vulnérables, et en pleine conscience des conséquences pour tou⋅te⋅s.


La maxime machiavélienne « la fin justifie les moyens » a souvent été utilisée par des politiciens pour justifier des actions controversées et souvent immorales. Stephen Harper, ancien Premier ministre du Canada, a été accusé d’utiliser des tactiques sournoises pour manipuler l’opinion publique, comme le fait de faire des promesses qu’il savait ne pas pouvoir tenir, ou de dissimuler des informations importantes pour gagner des élections (6). De même, Donald Trump, ancien président des États-Unis, a été accusé d’utiliser la manipulation et la tromperie pour renforcer son pouvoir et atteindre ses objectifs politiques, sans se soucier des conséquences pour le peuple américain ou pour la démocratie en général. L’utilisation de ces moyens peut facilement déraper vers des pratiques immorales et antidémocratiques si elle n’est pas surveillée et contrôlée par des contre-pouvoirs qui ne sont pas corrompus. Il va sans dire que si ces politiciens avaient porté le « voile de l’ignorance  » proposé par Rawls, les décisions prises n’auraient pas été les mêmes…


Il est difficile de déterminer qui trace la ligne en matière d’éthique et de morale, car cela peut varier en fonction des cultures, des contextes et des individus. En général, c’est la société qui établit des normes et des valeurs morales, mais celles-ci peuvent évoluer au fil du temps et varier selon les contextes. Par exemple, certaines personnes peuvent considérer qu’il est justifié d’utiliser la force pour se défendre ou défendre autrui, alors que d’autres peuvent considérer que toute forme de violence est immorale. Tout dépend de l’importance qu’on accorde à cette fin par rapport aux moyens qui sont utilisés pour y parvenir.


Au cœur de ce texte est la reconnaissance de l’injustice et de l'iniquité comme préjudices omniprésents dans notre société. Ces douleurs incommensurables et ces appels à l'aide, on y participe et on perpétue cette souffrance. C'est là le problème. Ce ne sont pas ceux et celles qui en font abstraction qui pourront le réfuter, et ceux et celles qui s’en servent comme arme politique le savent encore mieux que nous. C’est ça, le machiavélisme!


Maintenant, c’est à vous de décider si vous allez agir sur cette connaissance, ou non.

Sources citées :


1. Machiavel, Nicolas. Le Prince. Traduit par Jean-Vincent Périès, Flammarion, 2015.

2. V Dieguez, Sebastian. « Le machiavélisme est-il le propre de l’homme ? », Cerveau & Psycho, vol. 89, no. 6, 2017, pp. 94-97.

3.  King, Martin Luther, Jr. « Letter from a Birmingham Jail » 1963.

4. Thoreau, Henry David. « Civil Disobedience » 1849.

5. Falcón y Tella, María José. « La désobéissance civile », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 39, no. 2, 1997, pp. 27-67.

6. Gagnon, Lysiane. « Stephen Harper pour les nuls » Le Devoir, 14 Janv. 2013, https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/374702/stephen-harper-pour-les-nuls.

7. Rawls, John. « Theory of Justice » 1961.

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