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Ken et ses rideaux

Auteur·e·s

Adrien Banville

Publié le :

28 août 2023

La routine est en quelque sorte devenue rite. Je me réveille, je fais gricher ma vieille radio Sanyo à l’antenne tordue puis j’ouvre les rideaux d’un trait. La lumière jaune du matin est chaleureuse et aussi réconfortante que l’odeur du thé, la voix familière du bulletin matinal, ou la Kora de Diabaté. Au lendemain d’une nuit dans l’intimité, une fenêtre translucide nous expose sur le monde. Si je le laisse m’éblouir, ce monde, il s’agit malheureusement d’une chance que tous et toutes n’ont pas. Ce rituel ne date pas d’hier et n’existe pas que pour mon agrément. Pour moi, il y a dans ce geste bien plus qu’une métaphore surfaite. J’ai appris à voir en cette lumière un médicament, et dans ces rideaux, le manège des astres qui nous extirpe de notre torpeur pour nous inviter à la vie.

La maladie vie aussi un peu en nous, à sa façon.

Douze ans sonnent déjà sur l’horloge du temps que j’ai passé à vivre en compagnie de personnes aux prises avec des épreuves de santé mentale. Certaines ont mis leur vie en danger, d’autres l’ont tenue en suspens. J’utilise le mot « épreuve », car toute maladie n’est pas condamnation, et il me semble que toute épreuve peut être surmontée, en juste temps, avec un peu ou beaucoup d’aide. L’épreuve s’impose un peu d’elle-même ou par les méfaits d’une créature malfaisante, bien malgré le héros ou l’héroïne de l’histoire, et jamais au bon moment. C’est un lion de Némée ou une écurie à récurer qui nous tombe sur les épaules sans prévenir et sans mérite. Son lyrisme mythologique nous fait traverser vulnérabilité, angoisse, affliction et désespoir, mais ne fermons pas les yeux non plus sur le courage et la persévérance qu’exige la condition humaine à travers ce récit.


Bref, si je m’étale, c’est simplement pour vous signifier que ce héros ou héroïne de légende, ce n’est pas moi. C’est un.e partenaire, un.e membre de la famille, une amie. Et pour elle, si je puis me permettre de citer l’incontournable film de l’été, I’m just Ken. Un oreiller où s’enfoncer, une goutte de crème dans le café, un air de rien pour respirer. Je n’ai pas à supporter l’affliction d’une conscience s’acharnant constamment sur elle-même, ou les traumatismes incarcérés dans un crâne. J’ai le privilège d’une psyché qui ne m’a (presque) jamais trahie. Je suis juste Ken, un autre bienheureux miraculeusement épargné par la peste.


Puisque d’ailleurs, il y en a pas mal, de Ken au Québec. C’est pourquoi il me semblait essentiel d’écrire sur le sujet en cette édition de la rentrée. D’en témoigner pour que d’autres ne soient pas seul·e·s dans ces moments où la dignité d’un proche s’attelle à leur compassion.

Il est plutôt scabreux d’établir précisément la proportion d’étudiant·e·s et d’avocat·e·s souffrant de détresse psychologique. Toutefois, selon la plus récente étude en la matière (1), 60 % des professionnel·le·s du droit en souffriraient. Le chiffre semble plutôt constant depuis les dernières années, et peut être inféré à la population étudiante du barreau et de la faculté, quoique les symptômes dépressifs y soient plus courants (2). D’ailleurs, il serait peut-être temps d’actualiser nos données à cet égard, la dernière étude publiée sur la santé mentale des étudiant·e·s de la faculté de droit remontant à 2017.


Si l’on attribue un ou une proche, ami·e ou partenaire à chaque avocat·e qui en souffre, on se trouve donc à comptabiliser un grand total de 17 098 Kens (aussi appelés personnes aidantes, quoique le terme soit davantage employé dans le cadre de soins pour perte d’autonomie), sans compter les 60 % d’étudiant·e ·s de la faculté et du barreau. Et bien sûr, je me limite ici au seul domaine du droit. Les chances sont donc que vous vous trouverez éventuellement confronté·e·s à l’existence bénie des Kens, s’il ne s’agit pas de vous-même, à différents moments de votre carrière de juristes.


J’ai écrit bénie ? Je n’ai peut-être pas été tout à fait sincère dans ma description précédente. Si l’aide quotidienne d’une personne en détresse peut répondre à un complexe du sauveur profondément enfoui dans un coin obscur de notre néocortex, elle demeure avant toute chose psychologiquement et physiquement exténuante. Nous n’avons pas le luxe de scruter un esprit qui se dévore avec un écart hygiénique comme on contemplerait une toile de Van Gogh. La distance nous échappe.


Un lointain matin, je me suis donc mis à vivre graduellement à travers l’autre, sans m’en apercevoir. Titubant d’impuissance en incompréhension, ma première forme de support s’est avant tout manifestée par le travail. Je compensais les tâches ménagères dont ma partenaire ne pouvait s’acquitter faute d’autonomie, qu’elle eût combattu une anxiété généralisée, une dépression, un traumatisme ou un nénuphar au poumon. À mon oreille, les appels à l’aide ne résonnent pas comme des avertissements.


Pour un couple, il s’agit évidemment d’un choc monumental. Entre le travail émotionnel et ménager, les études et l’emploi, ce déséquilibre de longue haleine peut être difficilement surmontable pour la personne aidante en santé mentale. J’ose croire que l’on gravit la pente davantage par amour qu’abnégation, mais s’il y a bien un enseignement que j’en tire, c’est que chaque pas de travers ne relève pas de l’échec moral. L’impair naît fréquemment de la fatigue émotionnelle qui résulte du support, et la conscience est inquisitrice, tant envers elle-même qu’autrui.


Ainsi je ne suis pas en mesure d’affirmer que la tentation de me plaindre du mal de l’autre, d’accuser sa vulnérabilité ou de hurler la colère de mon impuissance au visage de sa détresse ne m’a jamais traversé l’esprit. Cela dit, rien ne sert d’être cynique lorsque l’on fait de son mieux, j’imagine, même quand l’acceptation de nos errances est amère sous le soleil des responsabilités qui nous incombent auprès de l’être aimé. Nous sommes rarement outillé·e·s de façon adéquate. Je ne suis pas psychologue, thérapeute ou psychiatre. Je n’ai pas d’expérience dans la gestion de traumatismes, de troubles obsessionnels compulsifs ou de personnalité limite, de schizophrénie, de dépression, ou d’anxiété généralisée. Je n’ai donc pas toujours agi comme je l’aurais dû au moment opportun. Autrement dit, personne n’est prêt·e à vivre cette expérience, ni même à en reconnaître les signes. Soyons sujets de notre propre indulgence.


La deuxième manifestation de mon appui a sans doute été l’écoute. Je peux témoigner que ma perception du rôle d’allié, construite à grands coups d’oreilles attentives, a pesé lourd sur ma conscience au fil des années. Le travail ne suffisait pas, il me fallait écouter pour guérir. Sans bornes, sans attentes, et sans le piège du paternalisme bienveillant. Évacuons les vaines tentatives de rationaliser les automutilations de la psyché ou d’enfermer la dignité dans l’illusion d’une conscience qui serait désirable et immaculée. Même quand on ne peut enfiler ses souliers, il est possible de comprendre et d’accepter la maladie, de vivre avec elle plutôt que malgré elle.


J’ai l’impression que pour une personne aidante en santé mentale, la plus grande difficulté est initialement d’écouter et de croire. C’est peut-être en raison de l’inconnu qui nous sépare, de cette nouvelle frontière qui s’érige en nous. La réponse réside peut-être aussi dans les regards que l’on porte l’un·e sur l’autre et de la culpabilité qui teinte les communications entre deux personnes qui se supportent de façon aussi imparfaite malgré leurs bonnes intentions.


Finalement, pendant que le ou la partenaire fait le gros du travail, entre thérapie et médication, je crois qu’il est important de retenir que l’on doit être indulgent envers nous-mêmes et reconnaître que nos faux-pas seront fréquents, que notre réserve de compassion n’a pas une envergure océanique, et que nos efforts, aussi bienveillants fussent-ils, seront peut-être vains. En étant juste Ken, on se doit de l’écouter et de croire l’héro·ïne de l’histoire. Cela exige un important lâcher-prise, il faut bien le concéder, mais vous seriez surpris de toute la fraîcheur qu’une écoute réellement désintéressée apporte à une âme qui sous vide.


Il m’a aussi semblé nécessaire, quoique trop tard, de m’écouter. Je ne m’explique toujours pas la rapidité avec laquelle j’ai érigé différentes fictions pour justifier mes efforts et enfouir mes besoins. Il n’y a pas de maladie mythologique. Pas de héros ou d’héroïne bravant la méchante créature de la maladie mentale. Pas de pair aidant inflexible. Et il existe autant de conceptions de la maladie que de personnes atteintes. Chaque appartement poussiéreux, chaque vaisselle qui s’empile, chaque tas de vêtements sale, chaque lit défait, chaque bleu, chaque cicatrice, chaque crise, chaque traumatisme, chaque regard livide, chaque fond de bouteilles, et chaque tour d’ambulance, je les ai ressentis. Pas aussi fortement que l’autre bien sûr, mais la maladie vie aussi un peu en nous, à sa façon. En tant qu’aidant, je n’ai pas pu m’empêcher de la mettre en récit pour en « faire » sens. Bien à mon insu, j’ai appris à tirer un rideau sur ma sensibilité pour être en mesure de persévérer.


J’ai cet article comme un tourne-disque en tête depuis qu’une collègue du journal pour lequel j’ai travaillé cet été m’a référé à un organisme d’aide aux pair·e·s aidant·e·s. Je l’ai regardée avec les yeux d’un chevreuil ébloui par les phares du gros pickup roulant à 120 dans sa trajectoire, figé par l’absurde de réaliser après tant d’années que de l’aide existe alors que j’en avais besoin.

Ne lâchons rien.

(1) NATHALIE CADIEUX et. Al. Rapport de recherche (version préliminaire) : Vers une pratique saine et durable du droit au Canada. Étude nationale des déterminants de la santé psychologique des professionnels du droit au Canada. Université de Sherbrooke, école de gestion. 2022, 385 pages.

(2) SYLVAIN D’AUBREUIL, « Diagnostic de l’état de situation entourant la santé psychologique et le bien-être des étudiants de l’École du Barreau », Rapport d’évaluation, The Profit Club, 2021, 32 pages.

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