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Dire OUI à un meilleur système de protection de la jeunesse au Québec

Auteur·e·s

Sophie Gagnon

Publié le :

30 novembre 2023

« Urgence d’agir en protection de la jeunesse » : voilà le titre de la lettre rédigée en juillet dernier par la bâtonnière du Québec, Me Catherine Claveau, qui s’adresse aux ministres Simon Jolin-Barrette (Justice), Ian Lafrenière (Relations avec les Premières Nations et les Inuit) et Lionel Carmant (Services sociaux) (1). Seul l’un d’entre eux répondra à l’appel, et la réplique du ministre de la Justice fut moins que satisfaisante. Question d’amadouer l’électorat, l’adresse débute comme suit : « Nos enfants sont ce que nous avons de plus précieux…» Le système de justice, son système de justice, reflète-t-il vraiment cette pensée, aussi noble soit-elle? Au même moment, on assiste à une crise sans précédent : alors que le nombre de dossiers judiciarisés se multiplie en Chambre de la jeunesse, les tribunaux sont débordés, les dates d’audience sont constamment repoussées et les délais largement dépassés (1). Sans la moindre hésitation, la situation revêt une gravité telle qu’à ce stade-ci, une intervention devient non-négociable.

Ève n’est qu’une enfant parmi tant d’autres et son cas reflète une triste réalité. De surcroît, à travers le Québec, plus de 4 300 enfants sont en attente des services de la DPJ. Nombreux sont ceux.celles qui seront relégué.e.s aux oubliettes.

À défaut de rebuter les lecteurs en les embêtant avec une avalanche de chiffres, j’opte néanmoins pour l’ouverture d’une parenthèse afin de dresser un tableau plus ou moins exhaustif de la situation actuelle. Premièrement, le nombre de signalements traités en 2022-2023 s’élève à 135 839 selon le 20e bilan annuel des Directeurs de la protection de la jeunesse, en date du 31 mars dernier (2). Ce chiffre représente 8,39% des enfants au Québec, soit presque deux fois plus qu’en 2006-2007. Parmi ces enfants, 42 821 d’entre eux (31,5%) ont été pris en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). La tranche d'âge la plus représentée est celle des jeunes âgé.e.s de 6 à 12 ans suivis des 0 à 5 ans (2). Bref, au Québec, c’est un enfant sur cinq qui sera signalé à la DPJ avant ses 18 ans, un sur dix qui sera pris en charge par les services sociaux et un sur vingt qui sera placé hors de son milieu familial (3).


Concrètement, cela démontre qu’un nombre considérable d’enfants né.e.s au Québec ont besoin des services de la DPJ et, par conséquent, la nécessité d’un tribunal prêt à les entendre. Or, la réalité est tout autre. La pénurie de personnel qui sévit dans le système judiciaire, tant du côté des juges que des avocat.e.s de la DPJ et à l’aide juridique, ainsi que les travailleu.r.se.s sociaux.ales, rend particulièrement difficile la réalisation de tâches essentielles telles que le suivi des familles et l’application des ordonnances judiciaires. À défaut d’être en mesure d’agir, ces dossiers s’empilent à une vitesse exponentielle, rendant encore plus difficile leur traitement dans un délai raisonnable.


Quand l’exception devient la règle

L’une des conséquences majeures réside donc dans le non-respect des délais fixés par la loi. En effet, en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ), lorsqu’un enfant est confié à la DPJ, l’ordonnance provisoire ne peut excéder 60 jours (1). Cependant, le délai moyen actuel pour ce type de demande est de 120 jours. Même que, dans certaines régions, les audiences ne sont tenues que huit mois plus tard (1).


Étant donné leur caractère urgent, les ordonnances provisoires prennent le dessus sur les audiences de fond. À tort ou à raison, ces dernières sont repoussées, occasionnant ainsi des retards dans la mise en œuvre des plans qui visent à assurer la sécurité et le bien-être des jeunes à long terme (1).  Autrement dit, les tribunaux ne peuvent agir à titre préventif sur les audiences de fond dès lors qu’ils sont obligés d’assumer un rôle réparateur en ordonnant des mesures provisoires. Non seulement le dossier reste ouvert, mais les ordonnances provisoires ne garantissent pas la stabilité du placement d’un.e enfant, même s’il s’agit d’un élément primordial à son développement. Bref, au lieu de régler les problèmes, les tribunaux ne font que les repousser.


À ce problème s’ajoute la judiciarisation de dossiers qui pourraient faire l’objet d’une entente avec la DPJ directement en raison de la crainte des intervenant.e.s de se voir reprocher les lacunes du système (rappelons-nous des répercussions à la suite du décès de la fillette à Granby) (4). Ce cercle vicieux aggrave le fardeau supporté par les tribunaux qui sont déjà débordés par le nombre de demandes. Pourtant, ces décisions sont au cœur du travail des intervenant.e.s, qui ont absolument besoin de ces jugements pour agir dans le cadre de la loi. Il s’agit d’une situation insoutenable où les enfants en paient le prix ultime.


Point de non-retour

Il arrive un moment où les dommages deviennent irréparables, lorsque le système faillit à son devoir de protection. En tenant compte du besoin de stabilité de ces enfants, l’impact est énorme, particulièrement à un jeune âge. Pour illustrer la situation, prenons le cas d’Ève (dont le nom a été modifié pour des raisons de confidentialité), tel que présenté dans un article de La Presse le 10 octobre dernier (4).


Ève a 11 ans. Dès son jeune âge, sa santé mentale vacille : Ève menace de se suicider, de tuer sa sœur et démontre des comportements violents envers ses parents. Deux signalements seront faits en mars 2019 et janvier 2020, mais aucun ne sera retenu par la DPJ. En mars 2021, Ève a des ecchymoses sur le corps et un bras cassé. La DPJ décide finalement de la placer en centre de réadaptation le mois suivant. Ève est renvoyée chez elle à l’été. Au printemps de cette même année, elle tente de se suicider en se lançant devant une voiture. La DPJ décide de la renvoyer en centre et reproche à sa mère d’avoir « très peu de moyens sécurisants pour intervenir » lors des crises de sa fille. Du même souffle, on lui impute d’avoir « une faible capacité d’introspection et d’autocritique ».


Au printemps 2022, Ève, qui a maintenant dix ans, est agressée sexuellement par un garçon en centre de réadaptation (la DPJ n’informera sa mère de cet événement que six semaines plus tard…). À la lumière de cet événement, la DPJ prend la décision de fermer son dossier, considérant que son bien-être et son développement ne sont pas « compromis ». L’intervenant ajoute que l’agression sexuelle n’a pas eu « d’impact pour le moment » sur la fillette. Ainsi, la DPJ refuse à Ève un suivi psychologique. Allez comprendre !


En mai 2023, une juge ordonne finalement une évaluation psychologique, soit quatre ans après le premier signalement. Cet automne, cela fera deux ans qu’Ève n’habite plus chez ses parents avec qui ses contacts sont limités à deux heures par semaine. Ève n’aura jamais connu la stabilité et se remettra difficilement des traumatismes qu’elle a subis.


Un système défaillant

Ève n’est qu’une enfant parmi tant d’autres et son cas reflète une triste réalité. De surcroît, à travers le Québec, plus de 4 300 enfants sont en attente des services de la DPJ (5). Nombreux sont ceux.celles qui seront relégué.e.s aux oubliettes. Ceci s’explique notamment par la pénurie de personnel dans les services sociaux. En revanche, les problèmes sous-jacents à cette crise vont bien plus loin et résident dans les fondements mêmes du système de protection de la jeunesse. Notamment, l’accès aux services psychologiques et psychiatriques en centre de réadaptation, les programmes de réinsertion sociale dans les cas de délinquance juvénile, la surjudiciarisation des dossiers, la présence de psychoéducateurs.trices et de travailleu.r.se.s sociaux.ales dans les écoles, le sous-financement de certains départements de protection de la jeunesse (par exemple, au Nunavik), et j’en passe (7).


Dans cette optique, c’est tout le système qu’il faut repenser, de la rémunération des intervenant.e.s à la nomination d’un.e commissaire au bien-être et aux droits des enfants en passant par la création d’une Charte des enfants ainsi qu’une restructuration de la Loi (6).


Je ne saurais trop insister sur ce fait : oui, il y a urgence d’agir en protection de la jeunesse. Ève mérite mieux et bien d’autres enfants aussi (et croyez-moi, ces cas sont plus fréquents que l’on ne veut l’admettre). La gravité de cette situation n’est pas proportionnelle à l’attention qui lui est accordée. Cela dit, restons sensibles aux enjeux de protection de la jeunesse afin d’empêcher qu’un.e autre enfant ne tombe entre les craques du système. Que le cas d’Ève, et de tous ces autres enfants, serve de rappel au gouvernement et à la DPJ sur ce qui peut arriver lorsqu'ils négligent les enfants qu'ils sont censés protéger.

  1. La presse. La justice « au bord du précipice ».  En ligne, <https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2023-09-19/protection-de-la-jeunesse/la-justice-au-bord-du-precipice.php>

  2. Centre intégré de santé et de services sociaux de Chaudière-Appalaches. 20e bilan de la DPJ – 2023. En ligne, <https://www.cisssca.com/bilansdpj/bilan-2023-20e-bilan>

  3. La presse.  Un enfant sur cinq signalé au cours de sa vie. En ligne, <https://www.lapresse.ca/actualites/dpj/un-enfant-sur-cinq-signale-au-cours-de-sa-vie/2023-09-21/une-etude-sans-precedent.php?sharing=true>

  4. La presse. L’enfant volcan et les failles de la DPJ. En ligne, <https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2023-10-10/l-enfant-volcan-et-les-failles-de-la-dpj.php>

  5. La presse. Un enfant sur dix fait l’objet d’un signalement. En ligne, <https://www.lapresse.ca/actualites/2023-06-13/dpj/un-enfant-sur-dix-a-fait-l-objet-d-un-signalement.php#:~:text=À%20l%27heure%20actuelle%2C%20plus,des%20services%20sociaux%20(APTS).>

  6. Radio-Canada. Commission Laurent : les droits et les intérêts des enfants d’abord. En ligne, <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1789904/dpj-rapport-commission-regine-laurent-quebec-enfants>

(7) La presse. Demande d’action collective contre Québec et Ottawa. En ligne, <https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2022-02-23/sous-financement-de-la-dpj-au-nunavik/demande-d-action-collective-contre-quebec-et-ottawa.php>

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