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Couvrir le feu
Plaidoyer pour le journalisme par temps tumultueux.

Auteur·e·s

Adrien Banville

Publié le :

30 novembre 2023

Analepse


Dimanche 29 mai 2022. 11 h 08.


J’étais entré au pas de course, mais un calme plat régnait sur le hall des arrivées de l’aéroport Montréal-Trudeau. On m’avait pourtant informé deux jours auparavant que l’avion nolisé d’Air Canada 3L571 en provenance de Varsovie allait toucher le tarmac à 10h50 et que la procédure de débarquement serait ensuite très brève. Deux ministres salueraient les passagers puis adresseraient un bref mot aux journalistes. Or, pris par le trafic à bord de la 747, j’étais certain d’arriver trop tard. Pourtant, seul·es quelques membres de la communauté et collègues des médias étaient présent·es au moment où, haletant, je me retrouvais face à un archipel d’individus sirotant leur café en discutant à voix basse.

« Capte ça, capte ça ! »

Près d’un rassemblement de membres du congrès des Ukrainiens canadiens, une femme vêtue d’une magnifique Vichivanka rouge et blanche, qui ne portait pas une affiche, mais bien un gâteau, me raconta comment ce que j’appris plus tard être un Korovai prenait une bonne semaine à cuisiner. Elle l’avait apporté ici, dans ce hall trop mal éclairé pour un aussi beau gâteau, afin de manifester son soutien à ses compatriotes en leur offrant le réconfort de ce fragment, méticuleusement confectionné, d’un temps de réjouissance. D’un temps où l’éclairage du hall aurait peut-être été davantage une préoccupation; d’une époque qui n’était pas celle d’une Ukraine saignée par la guerre.


Lorsque ma concentration est ressortie du tunnel de l’entrevue, le quai de débarquement était devenu bourdonnant de vie. La foule formait une haie d’honneur en attendant fébrilement leurs proches. Je pris place dans l’enclos des journalistes, non sans accrocher par mégarde une caméra de Radio-Canada et une autre de TVA. Je consultais mes notes d’entrevue en me demandant comment j’allais traduire par écrit le sentiment d’espoir et de tristesse résolue que j’avais ressenti dans les témoignages recueillis. Et qui étaient véritablement ces personnes qui s’apprêtaient à passer le pas de porte du Québec? Des réfugiés, sans doute. Mais des mères, aussi, qui portaient enfants et valises sous les bras en laissant des proches et conjoints au front, derrière elles. Des expatriées, donc. Peut-être des travailleuses temporaires, aussi? Mais quel espoir d’un retour? Gardons « réfugiés » pour l’instant.


Le vrombissement s’estompe, la porte coulissante s’ouvre, les appareils photo crépitent alors que toustes retiennent leur souffle. « Capte ça, capte ça ! » chuchote le caméraman barbu à ma droite. Dans un moment solennel, la délégation canadienne entame l’hymne national ukrainien pour accueillir les nouveaux arrivants, qui processionnent dans le hall d’un pas lourd. Il s’agit peut-être là d’un chant du retour patriotique, d’une complainte à un pays en guerre ou d’un salut pour peuples égarés, je ne le sais pas. Ce que je vois, ce sont des corps qui s’enlacent et des cris de joie ténus, des mères et leurs enfants, totalement exténué·es, et la guerre qui leur pend aux yeux comme des cernes creusés en tranchées. Des fortifications pour ces regards photographiés qui en ont trop vu. Et moi, naïf, qui m’apprêtais à les apostropher, leur demandant comment des familles déchirées se sentaient lorsqu’elles posaient les pieds en lieu sûr, après l’enfer de la guerre. Je ne parlais pas ukrainien. Je ne connaissais rien de leur vécu. Je ne savais pas aborder la détresse humaine et pourtant leur regard croisait le mien. Comment porter la voix d’un regard?


L’article qui en résulterait aurait le temps de vie d’un papillon de nuit.


Le feu

Peu de métiers offrent une rémunération pour aller vers l’autre et s’y intéresser. Les journalistes font partie de ce groupe privilégié par la chance inouïe d’apprendre chaque jour d’autrui et de diffuser des témoignages, expériences ou analyses dans l’écosystème public. Les médias sont des prismes, et en observant notre société au travers, nous interprétons le monde et en faisons sens, que cette interprétation soit critique ou alignée sur une idéologie dominante. Ce sont donc des témoins très bruyants de notre vie sociale et ses mutations, de notre culture, bref, de notre existence.


Or, le feu est pris dans la cabane.


Le gouvernement caquiste a reconnu la nécessité d’une intervention gouvernementale face à la « crise des médias » pour la première fois en 2018, lorsque la ministre québécoise de la Culture de l’époque, Caroline Montpetit, a annoncé la tenue d’une commission parlementaire visant à colmater l’hémorragie. Le constat était grave : près du tiers des médias locaux avaient fermé boutique depuis 2010 alors que leurs revenus avaient fondu de 38% entre 2008 et 2016 (1). Même son de cloche dans les médias écrits et télévisés entre 2016 et 2021, où un emploi sur trois a été supprimé pendant cette période, selon les données du Centre d’étude sur les médias de l’Université Laval (2). Suivant la tendance, les marges bénéficiaires d’exploitation des journaux périodiques ont elles aussi fondu depuis 2010, culbutant de 14,4% des revenus à 6,5% sous le seuil de rentabilité, accusant donc une chute totale de 20,9% en seulement 8 ans. L’investissement gouvernemental massif pendant la pandémie aura contribué à crinquer les marges tout en rappelant le rôle de courroie de transmission des médias entre les instances publiques et la population. Toutefois, cette prospérité soudaine ne saurait être gage de pérennité pour des institutions aux marges fragilisées par un modèle de financement que court-circuitent les internautes en s’informant davantage via les réseaux sociaux. J’y reviens.


Aujourd’hui, le portrait de l’industrie s’annonce encore peu alléchant pour ses carriéristes. En début d’année, Québecor (TVA) annonçait près de 240 mises à pied avant de procéder à 547 autres le 2 novembre dernier (3). Pour sa part, Métromédia a tout simplement dû jeter l’éponge en août après s’être trouvé acculé au mur en raison de la fin des Publisacs à Montréal. En plein virage numérique, cette décision a été fatale, selon son Directeur Andrew Mule (4), auquel le ministre actuel de la Culture, Mathieu Lacombe, avait rétorqué que la faute était interne. Quoi qu’il en soit, ainsi s’est achevée la longue mise à mort de onze publications hebdomadaires et d’un quotidien, tous dédiés à l’information locale, et de 70 emplois. Les journaux locaux de Capital média, formant désormais la « Coop de l’information », depuis 2019, ont offert la porte à plus d’une centaine d’employé·es le 1er novembre (5). Au micro de la chambre du commerce le 7 novembre dernier, la directrice de CBC/Radio-Canada annonçait une contraction de 100M$ dans son prochain budget (6), laissant planer l’arrivée prochaine d’une épée de Damoclès sur des emplois chez le diffuseur public. De la moulée pour le cheval de bataille du parti conservateur canadien.


Pour ajouter au calvaire des médias, l’entreprise META a bloqué, cet été, le contenu médiatique canadien et québécois sur toutes ses plateformes, dont Facebook et Instagram, afin de répliquer contre l’adoption, le 22 juin 2023 à Ottawa, de la Loi sur les nouvelles en ligne (C-18). Google devrait bientôt rejoindre le bras de fer en bloquant le contenu médiatique canadien de ses plateformes le 19 décembre (7), question d’ajouter de l’huile sur le feu. Je précise qu’en tant que public cible de ces plateformes, nous sommes les premi·er·ères perdant·es de ces mesures, et nous en sommes dépendant⋅es.


Voilà la table mise. Il ne s’agit pas d’une industrie comme les autres. En fait, sans journalisme, nous n’aurions plus de démocratie. La situation devrait donc nous mobiliser davantage. Si l’espace médiatique était une couverture, on aurait les jambes à l’air et des voisins corporatifs bien enroulés en Californie.


La couverture

Les journalistes sont essentiel·les à une démocratie fonctionnelle puisque leur rôle est de veiller à l’intérêt public en se positionnant comme contrepoids du pouvoir. Cette responsabilité est immense et le cadre méthodologique qui leur incombe est sévère. Iels se distinguent des chroniqueu·rs·ses et des éditorialistes par ce niveau élevé de contrainte quant à l’exigence de neutralité de l’information.


Évidemment, on ne retrouve ni cette méthodologie ni cette neutralité sur les réseaux sociaux, cela va de soi. Toutefois, l’information de nature journalistique se trouve à compétitionner sur un pied d’égalité avec du contenu non vérifié dans ce cyberespace « public » qui est pourtant contrôlé par des entreprises privées étasuniennes. Fondamentalement, dans une économie de l’attention, le modèle d’affaire des réseaux sociaux désavantage l’information de qualité au profit des contenus réactionnaires, qui génèrent davantage de trafic. Or, selon le Digital News Report, une enquête sur les habitudes informationnelles internationales, bien que l’intérêt pour l’actualité diminue sur ces plateformes, la majorité des 18-35 ans (55%) (8) s’y informent malgré tout, et cette tendance est à la hausse. L’étude ne témoigne pas ici d’individus qui génèrent du trafic vers des sites de nouvelles, mais bien qui « s’informent » simplement par le biais des réseaux sociaux, que l’information consommée ait été vérifiée ou non. Ce phénomène a pour effet de court-circuiter le modèle de financement des médias, qui repose en grande partie sur un rendement publicitaire corrélé au trafic web généré par ses pages.


Je soulignerais au passage la polarisation que génère ce court-circuitage. En contournant les médias, on s’informe directement à partir de sources primaires, dont des comptes militants, réactionnaires ou même violents et/ou hostiles à certaines communautés sans que l’information soit filtrée, nuancée et contextualisée. Je compatis avec la santé mentale des internautes, qui se trouvent à devoir effectuer eux-mêmes le travail psychologique des journalistes.


D’autre part, le rôle social de la couverture journalistique a subi plusieurs métamorphoses à travers les époques. Le modèle de presse oscille entre divertissements 4S (Sang, Sexe, Sport, Scandale), vérification des faits, imputation politique, résistance et enquête de l’action gouvernementale. Ainsi, la presse, telle qu’elle apparaît dans les petits et grands médias, c’est aussi le récit de notre société, de notre politique et de notre culture. Des fragments de vie et ses éclats, des plus terribles aux plus réjouissants. Des informations sérieuses comme des plus divertissantes. De l’amour et des luttes qui nous unissent. C’est notre histoire qui refuse de s’écrire sans nos médias. Je suis atterré par les pertes colossales des dernières semaines. Je pense chaque jour à mes ancien·nes camarades qui ont perdu leur emploi dans la tempête, et aux autres qui craignent l’avenir incertain de la profession. C’est le plus beau métier du monde et nous l’échangeons contre des « vidéos de chat ».


On peut critiquer les médias autant qu’on veut, la chose est légitime. On peut remettre en question leurs liens étroits et quasi systématiques avec les géants des télécoms, la partialité de certaines couvertures, leur caractère parfois sensationnaliste, leur logique commerciale et le fait qu’ils s’inscrivent comme appareils idéologiques dans un espace public défini en terme bourgeois et néocapitaliste (9). En revanche, force est de reconnaître leur rôle essentiel au sein des délibérations démocratiques. Le public a droit à l’information, après tout, mais on la tient peut-être trop pour acquise, cette information.


Le journalisme, malgré toutes ses imperfections, doit donc demeurer d’abord et avant tout un travail de dialogue social. Être un porte-voix contre l’oppression, l’injustice, l’apathie et la complaisance du pouvoir. Il s’agit d’une responsabilité collective d’en assurer la protection pour toutes ces personnes qui n’ont pas de parole, qui souffrent ou qui sont marginalisées et dont le public détourne les yeux. D’éviter que plus rien ne naisse à l’estuaire de nos regards.


L’industrie devra s’adapter, c’est un fait. Mais je me demande combien d’autres seront sacrifié·e·s avant que l’on réalise que ce qui nous unit, ce sont des liens filés par ces artisan·es du tissu social. Et qu’il en reste trop peu pour repriser une couverture qui se déchire.


Le calepin rouge

Une lutte s’impose.


Tout d’abord, il faut supporter nos journaux locaux et nationaux. Alors que nos médias sont censurés par une entreprise privée, il est de notre responsabilité citoyenne de cesser de s’informer sur les réseaux sociaux et d’aller consulter directement les sites de médias journalistiques.

Dans un second temps, des boycotts de Facebook, Instagram et de Google seront nécessaires. La Fédération des journalistes professionnels du Québec (FPJQ) a mené la charge le 15 septembre dernier, mais nous ne devons pas relâcher la pression. D’autres journées sans META doivent suivre. En attendant, vous pouvez supporter le boycottage en minimisant votre utilisation de ces plateformes.

Troisièmement, les GAFAM doivent payer leur part d’impôt et un juste dû aux entreprises de presse. Les mécanismes fiscaux doivent être réformés en ce sens. La responsabilité de ces plateformes devrait être engagée en raison du blocage discrétionnaire des nouvelles canadiennes, de l’abus de leur position dominante ainsi que de leurs pratiques anticoncurrentielles au Canada comme à l’international.


Finalement, je ne puis que vous encourager à aiguiser votre plume et à vous impliquer dans le journalisme étudiant. On découvre parfois trop tard à quel point il s’agit d’un domaine passionnant et d’une opportunité immanquable.

Image: https://www.pinterest.ca/pin/578571883394643226/


(1) Caroline MONTPETIT, « Crise des médias: la ministre de la Culture annonce une commission parlementaire », Le Devoir, 1er décembre 2018, En Ligne <https://www.ledevoir.com/culture/medias/542642/crise-des-medias-la-ministre-de-la-culture-annonce-une-commission-parlementaire>

(2) Daniel GIROUX, Les médias québécois d’information, État des lieux en 2022, Centre d’étude sur les médias, 2022, En Ligne : <https://www.cem.ulaval.ca/wp-content/uploads/2020/10/cem-etatdeslieux-2022.pdf>

(3) Agence QMI, « Plus de 500 postes supprimés au sein du Groupe TVA », Le journal de Montréal, 2 novembre 2023, En ligne : <https://www.journaldemontreal.com/2023/11/02/plus-de-500-coupes-de-postes-chez-groupe-tva>

(4) Andrew MULE, « Métro suspend ses activités », Journal Métro, 11 août 2023, En ligne : <https://journalmetro.com/actualites/montreal/3140425/metro-suspend-ses-activites/>

(5) Florence MORIN-MARTEL, « 125 travailleurs des Coops de l’information ont opté pour un départ volontaire », Le Devoir, 1er novembre 2023, En ligne : <https://www.ledevoir.com/culture/medias/801091/125-travailleurs-coops-information-ont-opte-depart-volontaire>

(6) Mélissa PELLETIER, « CBC/Radio-Canada doit réduire ses dépenses de 100M$ et n’écarte pas d’éventuelles mises à pied », Le journal de Montréal, 7 novembre 2023, En ligne : <https://www.journaldemontreal.com/2023/11/07/cbc-radio-canada-doit-reduire-ses-depenses-de-100m-et-necarte-pas-deventuelles-mises-a-pied>

(7) Boris PROULX, « Google se prépare à retirer les nouvelles de ses plateformes au Canada en décembre », Le Devoir, 6 octobre 2023, En ligne : <https://www.ledevoir.com/politique/canada/799537/google-nouvelles-canada-menaces-fin>

(8) Sébastien CHARLTON, Annie MAROIS et Florence CÔTÉ, « L’utilisation des médias sociaux à des fins d’information est en baisse », Le Devoir, 30 juin 2023, En ligne : <https://www.ledevoir.com/opinion/idees/793864/idees-l-utilisation-des-medias-sociaux-a-des-fins-d-information-est-en-baisse>

(9) Voir l’ouvrage d’Anne Marie Gingras pour plus de détails sur la conception des médias comme appareils idéologiques.

Anne-Marie GINGRAS, Médias et démocratie : le grand malentendu, 3e éd., Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, 290p.

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