
Une moitié en forme de noyau
Auteur·e·s
Florence Claveau-Roy
Publié le :
20 février 2023
famille
Je connais les goûts musicaux de mon père. Quand on prend la route vers le chalet ensemble, je suis en charge de la musique. J’aime écouter avec lui sa chanson favorite de tous les temps, Me and Bobby McGee de Janis Joplin. Dans ce moment en apparence banal où nous brûlons du gaz au son de cette voix singulière, je vois plutôt le reflet de notre grande complicité. Mon père est quelqu’un avec qui je m’indigne de l’état du monde, avec qui je rigole en écoutant Les bronzés font du ski. Connaissant mon désir d’apprendre et de nourrir mes réflexions, il porte à mon attention des lectures qu’il juge dignes d’intérêt. Lorsque je lui partage mes craintes par rapport à mon avenir, il me répond d’un ton affectueux qu’il est convaincu, malgré son regard biaisé, que peu importe ce que je ferai, ça va être spécial.
À mon sens, l’amour est multidimensionnel et existe dans toutes relations sincères. Pour reprendre l’image de l’androgyne à la recherche de sa moitié, je pense que tous les êtres humains ont besoin d’amour, mais qu’il peut prendre différentes formes.


D’Y à Z, mon père a élevé ses filles sur deux générations. Par sa présence et sa dévotion, il a tissé entre ma sœur et moi des fils serrés qui, malgré le nombre d’années qui nous séparent, nous tiennent près l’une de l’autre. Désormais grand-père, l’attention qu’il porte à ses petits-enfants me fait voir l’ampleur de ce qu’il nous a donné lorsque nous étions trop jeunes pour le réaliser. Par sa tendresse contagieuse, il nous invite à prendre soin les un·e·s des autres. La dernière du clan, ma nièce Sophie, a déjà tout compris, témoignant son affection par de douces et naïves formules prononcées au creux de l’oreille : « Je t’aime trop ». Ces fragments de mon existence passés avec ces êtres chers sont fondamentaux pour moi. Amassés ensemble, ils représentent le point d’ancrage qui me permet de tenir debout à travers les secousses de cette tornade de vie.
ami·e·s
Samedi soir à Saint-Férréol, je rejoins des amies de longue date à l’étang. Dans un élan de nostalgie, nous avons décidé de débuter la soirée en patinant sur ce cours d’eau gelé planté dans un décor hivernal féerique. Je leur fais part de ma panne d’inspiration devant le thème de l’édition. Écris sur nous, sur ton noyau de Québec, me répondent-elles spontanément. Il est vrai que ces relations précieuses forment un autre pilier vital à ma survie. L’amitié m'apparaît comme une de ces choses rares complètement dénuées de la pression de performance, une forme de don. Dans cette réunion autour du foyer après la sortie de patins, on jase, on déconne, on se révèle, on s’encourage, mais on ne prouve rien à personne, on n’attend rien en retour.
Je me rappelle d’un 5 à 7 virtuel pour marquer le vingtième anniversaire de mon amie Béatrice en pleine crise sanitaire. Durant cette période d’isolement, j’étudiais les grandes oeuvres ayant façonné la culture occidentale. À force de passer mes journées avec David Hume et Hannah Arrendt comme seule compagnie, je me sentais trop petite, submergée par la lecture de ces textes ardus, écrasée par l’éloquence de mes collègues. La délicatesse et la bienveillance de mon amie s’étaient alors révélées comme un baume apaisant. Je réalisais que mon amie s’en fichait royalement de ma capacité de définir le concept de « philistinisme cultivé » dans La crise de la culture. Que je passe ou que je coule un cours, que je coure 42 kilomètres ou que je m’écrase sur mon divan, que j’écrive un article profond ou médiocre dans le Pigeon, elle serait là pour moi et elle m’aimerait quand même. Je réalisais alors qu’en amitié, être soi suffit.
migrer
Tel un oiseau, je ressens le besoin de voir le monde, d’être libre et de m’émanciper. Le temps de la migration est ainsi venu, pour moi, avec le prétexte des études universitaires. J’ai fait le choix de quitter mon nid, consciente que j’y étais bien nichée et que j’allais me retrouver sur des sols instables.
Cette volonté de m’éloigner des gens que j’aime, même si elle peut sembler contre-intuitive, m'apparaît tout à fait cohérente. En prenant du recul, je mesure la profondeur de mon attachement envers eux, je reconnais plus clairement le rôle qu’ils ont joué dans la formation de ma personne. Cette distance me permet, je le crois sincèrement, de mieux les aimer.
À l’opposé, cet éloignement m’amène à constater que certaines relations sont moins faites pour durer. De nature à m’accrocher, à souhaiter conserver les liens à tout prix, je dois apprendre à en laisser aller quelques-uns. Je suis forcée de reconnaître que ce noyau, si cher à mes yeux, est en mouvement perpétuel. Inévitablement, certaines amitiés s’effritent, tandis que d’autres fleurissent. En effet, cette migration m’amène à construire ou à raffermir d’autres relations. Je pense aux belles rencontres dans la dernière année que je n’aurais pu faire autrement qu’en me transportant dans cette ville d’adoption, à mes colocs aux noms similaires (Mariane et Ariane) devenues en quelque sorte de grandes soeurs qui veillent sur moi par leurs nombreux conseils et leur bienveillance; à mon oncle dont l’esprit libre, le carnet de voyage et la passion pour les arts me fascinent et m’inspirent; et à ma tante et ma cousine qui sont un peu mes meilleures amies après multiples épopées et soupers thérapeutiques.
Il n’en demeure pas moins que cette construction d’un nouveau noyau n’est pas toujours évidente. Il me faut avouer qu’une fois posée ailleurs, même si on parle d’à peine 250 km, j’ai parfois l’impression que tout est à refaire. D’après mon expérience, les connexions sincères se font rares et prennent du temps à se forger. Les moments de solitude se font alors plus pesants. Ainsi, je me sens parfois errante, bien qu’enchantée par mon petit noyau montréalais, sans oublier d’où je viens et ne manquant pas d’y retourner quand bon me semble.
amour
Dans Le Banquet de Platon, la notion d’amour est invoquée par le mythe d’Aristophane selon lequel, au commencement du monde, les humains étaient des sphères androgynes qui avaient été coupées en deux par Zeus en guise de châtiment. Ces moitiés passaient alors leur existence à tenter de retrouver leur autre moitié pour ne faire qu’une unité originelle. J’ai du mal à dissocier ce mythe du fameux cliché de la recherche de l’âme sœur (et de l’idée qu’on ne peut être un individu complet sans l’avoir trouvé). Même si je suis consciente de ne pas saisir toutes les subtilités derrière la conception de l’amour de Platon, cette métaphore me déplaît, car elle associe l’amour à l’apport d’une seule personne. À mon sens, l’amour est multidimensionnel et existe dans toutes relations sincères. Pour reprendre l’image de l’androgyne à la recherche de sa moitié, je pense que tous les êtres humains ont besoin d’amour, mais qu’il peut prendre différentes formes.
Dans Orgueil et préjugés, Jane Austen présente une vision idéalisée de l’amour reposant sur l’admiration et l’éducation mutuelles. D’une part, on a de l’estime pour l’autre, si bien que l’on souhaite s’anoblir pour se rendre dignes de l’amour reçu. D’autre part, on aime l’autre parce qu’il ou elle représente quelque chose que l’on voudrait être, parce qu’on est convaincu que l’autre peut nous apporter quelque chose, que l’on peut s’améliorer en prenant son exemple. À mon avis, bien que l’on parle d’un idéal d’amour par l’entremise du mariage entre Elizabeth Bennet et M. Darcy, cette vision peut s’appliquer de façon beaucoup plus large. À mes yeux, mon père, mon amie Béatrice et mon oncle incarnent respectivement des modèles d’engagement, de bonté et de liberté. Non seulement je les tiens en haute estime, mais j’aspire à devenir une meilleure personne en les côtoyant.
Je ne suis pas la seule à le dire, mais je trouve que la société occidentale contemporaine associe trop souvent l’amour aux relations amoureuses. Pire encore, elle véhicule l’idée que l’on ne peut être épanoui·e sans amoureux·se. Le couple devient alors une finalité, la fin de l’histoire de toute bonne Rom-com. Or, il me parait important de mesurer toutes les formes d’amour dans notre existence. En réfléchissant à mes relations interpersonnelles, j’ai la conviction de vivre plein de relations d’amour. J’aime et je me sens aimée. Pour moi, ma moitié est constituée de tous ces liens précieux que je décris comme mon noyau.