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Un regard éthique posé sur la forêt désenchantée

Auteur·e·s

Laurence Danis

Publié le :

11 juillet 2022

10 000 kilomètres carrés de la forêt publique du Nouveau-Brunswick sont gérés par la multinationale Irving. (1) Deux milliards de dollars canadiens constituent le montant auquel s’élèvent les retombées que l’exploitation des forêts lui procure par année en pratiquant l’épandage aérien du glyphosate. (2) Il n’est pas surprenant que cette rentabilité l’incite à poursuivre ses activités dans la province. En effet, il ne saurait être question d’abandonner une activité aussi lucrative, d’autant plus qu’elle joue un rôle majeur dans l’économie du Nouveau-Brunswick, notamment par la création massive d’emplois. Il s’agit d’un emploi sur quatorze qui est lié à la foresterie. Les intérêts des habitants de la province ne sont-ils pas à leur apogée grâce à l’exploitation forestière gérée par Irving ? Il faut toutefois regarder au-delà de la prospérité économique pour juger du caractère éthique de cette exploitation massive. Dès que l’on s’attarde minimalement à ce en quoi consiste l’épandage aérien du glyphosate, il est inutile de chercher bien loin les impacts négatifs que celui-ci peut engendrer sur le territoire. Ils sautent aux yeux.

La communauté locale de Kedgwick dénonce d’ailleurs le fait que l’industrie transforme la biodiversité des forêts publiques en un monopole d’épinettes, arguant que le respect devrait honorer ce que la nature a donné, ce qui s’apparente au raisonnement téléologique d’Aristote, qui stipule que la nature est pourvue d’un ordre chargé de sens et que pour la comprendre, il faut saisir sa finalité, qui n’est certainement pas d’être tuée par du glyphosate à des fins commerciales.

L’épandage aérien du glyphosate est une pratique de l’industrie forestière reconnue pour son efficacité à dégarnir les forêts de leurs feuillus pour laisser place à la pousse de conifères, les arbres les plus prisés par l’industrie pour la coupe à blanc. Elle sème la controverse pour ses dommages collatéraux sur les humains et l’environnement, dus aux substances toxiques que contient le glyphosate. (3) La province de Québec est pionnière, en ce qui concerne sa décision d’abolir cette pratique à la suite de nombreuses audiences menées par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement à la fin des années 90. La province du Nouveau-Brunswick, pour sa part, emprunte une voie tout à fait opposée en finançant plus que jamais cette activité pour arroser ses forêts publiques, malgré l’absence d’acceptabilité sociale. Cette réalité soulève un enjeu éthique sur le plan financier pour la rentabilité de l’industrie forestière, un enjeu économique pour la préservation des emplois dans la province, mais également un enjeu environnemental, au cœur de la problématique, car le glyphosate nuirait grandement à la biodiversité des forêts, selon de nombreux écologistes. C’est à se demander si la croissance économique du Nouveau-Brunswick et la rentabilité de l’industrie forestière doivent être priorisées par rapport aux enjeux environnementaux. Il n’y a pas que la forêt qui est mise en péril ; la santé publique des citoyens est également concernée, particulièrement celle de la communauté acadienne Kedgwick en raison des risques cancérigènes des pesticides utilisés.


Une alternative moins polluante adoptée par le Québec, le dégagement mécanique, a été rejetée par les exploitants forestiers néo-brunswickois, car elle ne serait pas viable d’un point de vue financier et engendrerait des pertes d’emplois. L’industrie forestière semble adhérer à la théorie de la primauté actionnariale de Milton Friedman, axée sur une logique économique de maximisation des profits, ne se préoccupant pas des impacts négatifs de l’utilisation de pesticides sur l’environnement et sur la santé des habitants. Ceci démontre une lacune au niveau de ses responsabilités éthiques et discrétionnaires dans le modèle pyramidal de la responsabilité sociale développée par le philosophe Archie B. Carroll. La responsabilité économique semble prédominante au détriment des autres parties prenantes, telles que les habitants de la région, qui peuvent être touchés par ses décisions. Les dirigeants d’Irving croient d’ailleurs que les citoyens inquiets des conséquences négatives du glyphosate se basent sur de la désinformation pour invoquer les risques cancérigènes qui sont malgré tout relevés par le CIRC, le Centre international de recherche sur le cancer. Cet organisme, une agence spécialisée de l’OMS pour la recherche sur le cancer, a classé le glyphosate comme un pesticide cancérigène probable en 2015 et vient appuyer le point de vue des membres de la communauté de Kedgwick. Cette annonce a suscité de nombreuses inquiétudes auprès de la population du Nouveau-Brunswick, menant à une série de manifestations demandant son interdiction. (4) Les résultats du CIRC contredisent ceux de Santé Canada, qui déclare pour sa part qu’il n’y a pas de risque. Cependant, les résultats de ce dernier sont moins légitimes, puisqu’il s’est fortement appuyé sur des données transmises par l’industrie des pesticides elle-même, laissant planer un possible conflit d’intérêts. (5) Le CIRC est donc plus fiable par son degré de consensus social mondial, et loin de constituer de la propagande comme le laisse entendre l’exploitant forestier.

Par le pouvoir d’influence accru que détient l’industrie forestière au Nouveau-Brunswick, il semble qu’elle tente de réduire à néant l’autorité de l’État, ce qui la place dans une position de supériorité dans laquelle tout lui est permis et indu. C’est à se demander où se situe le contre-pouvoir dans cette affaire. En ce qui concerne les activités de l’industrie forestière, Irving et le gouvernement du Nouveau-Brunswick ont procédé à une entente, sans consultation publique et à huis clos, qui stipule que ce dernier s’engage à assurer la viabilité de l’entreprise, en leur octroyant des zones qui étaient auparavant protégées. L’accord maximise, certes, le bien-être de l’industrie forestière pour sa rentabilité et la préservation des emplois, mais le périmètre du bien-être collectif s’arrête au sein même du secteur d’activité. Le bien-être des habitants de la communauté acadienne Kedgwick n’est pas considéré, et ces derniers s’inquiètent à la fois pour leur santé et pour la pollution de leur environnement, notamment de la rivière Ristigouche, un endroit très prisé par les touristes. Par son partenariat avec Irving pour développer le site informatif Infoforêt.ca, l’État agit conformément au paternalisme selon les dires de Luc Bouthillier, ex-commissaire au BAPE, en soutenant qu’ils agissent de manière infantilisante avec les citoyens. (1) Comme le disait si bien Henry Ford, fondateur de l’éthique paternaliste : « ceux qui sont à la tête des industries sont responsables du bien-être des masses, comme les généraux sont responsables de leurs soldats ». (6) Il y a d’ailleurs de nombreux liens d’intérêts apparents qui peuvent mener à un conflit d’intérêts, particulièrement le fait que le gouvernement soit dirigé depuis 2018 par un ancien cadre d’Irving. Le leader de la province du Nouveau-Brunswick, Blain Higgs, est donc possiblement biaisé, et peut manquer d’objectivité dans ses décisions liées à l’épandage du glyphosate, plaçant la province sous l’emprise d’Irving. (7)


La communauté locale de Kedgwick dénonce d’ailleurs le fait que l’industrie transforme la biodiversité des forêts publiques en un monopole d’épinettes, arguant que le respect devrait honorer ce que la nature a donné, ce qui s’apparente au raisonnement téléologique d’Aristote, qui stipule que la nature est pourvue d’un ordre chargé de sens et que pour la comprendre, il faut saisir sa finalité, qui n’est certainement pas d’être tuée par du glyphosate à des fins commerciales. (8) Les citoyens ont malheureusement un trop faible pouvoir d’influence dans cette histoire. Leurs manifestations sans relâche ne mènent à aucun fléchissement de l’industrie, et leur légitimité laisse à désirer, car ils ne sont ni des experts en environnement ni en toxicologie.


Heureusement, certains spécialistes tels que Marc-André Villard et Rod Cumberland, biologistes et fervents défenseurs de la biodiversité, viennent en quelque sorte à leur rescousse. Ils considèrent que l’épandage du glyphosate ne contribue pas à la régénération de la forêt, bien que ce soit dans l’intérêt de l’industrie d’y veiller pour qu’elle reste exploitable (1). Ainsi, ils proposent au secteur de miser sur leur responsabilité sociale, « puisqu’il existe aujourd’hui un certain consensus scientifique sur les liens existants entre l’adoption d’un programme de RSE et la profitabilité des entreprises, surtout à long terme » (6). En raison de leurs dénonciations publiques, ces deux sonneurs d’alerte ont perdu leur emploi. Ce n’est toutefois pas ce coût d’opportunité qui a su les arrêter, car leur conscience morale avait pris le dessus. Ils ont donc su faire preuve de courage d’agir et ils ne regrettent rien. Par ces conséquences malheureuses, il est indéniable toutefois que de nombreux chercheurs ont préféré, quant à eux, s’abstenir d’émettre une quelconque dénonciation qui aurait pu contribuer à faire une différence.


À la lumière des différents enjeux soulevés, particulièrement ceux environnementaux, il est urgent d’agir de manière proactive, même si le gouvernement de la province du Nouveau-Brunswick et l’industrie forestière ne semblent pas prêts à modifier leurs pratiques de gestion de la forêt, jugeant que l’épandage du glyphosate est le seul moyen rentable d’y parvenir. Nous avons vu précédemment qu’ils sont désengagés moralement, ce qui, à mon opinion, prouve qu’ils manquent de leadership éthique en prenant des décisions ne favorisant pas le bien commun, mais plutôt leurs propres intérêts pécuniaires. Pour parvenir à briser l’empire autoritaire d’Irving et favoriser le courage moral, je suggère d’instaurer un système de dénonciation anonyme pour les chercheurs, afin de minimiser le prix à payer de la dénonciation des pratiques polluantes. Ainsi, il y aurait de la place pour une culture de transparence dans l’industrie, prisant le préventif sur le curatif. Les habitants de la communauté acadienne Kedgwick pourraient ainsi espérer retrouver une certaine qualité de vie et plus encore : leur forêt enchantée du sud-est canadien, du moins ce qu’il en reste.

Sources citées :


  1. Radio-Canada Info (2019). « Enquête, La forêt désenchantée » [vidéo], YouTube. Récupéré le 24 avril 2021 de https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=Id7QKBajdeQ

  2. Médiaterre (2014). « Fredericton mise sur l’industrie forestière », Opérations forestières et de scierie. Récupéré le 24 avril 2021 de https://www.operationsforestieres.ca/fredericton-mise-sur-lindustrie-forestiere-1185/

  3. Fortier, J., C. Messier et L. Coll (2005). « La problématique de l’utilisation des herbicides en foresterie : le cas du Québec », Vertigo, vol. 6, no 2. Récupéré de https://journals.openedition.org/vertigo/4372

  4. Mercier, Catherine (2019). Faut-il revoir le processus d’homologation du glyphosate ?, Radio-Canada Environnement. Récupéré le 24 avril 2021 de https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1153043/glyphosate-homologation-etudes-sante-canada-industrie-herbicide-securitaire-nocif-dangereux-oms

  5. Laporte, Stéphane (2017, 25 août). « Pourquoi autoriser une substance ‘cancérogène’ probable ? », La Presse plus, section Opinion santé publique. Récupéré de https://plus.lapresse.ca/screens/73f3e78a-6b05-4270-870d-80d7624bf050__7C___0.html

  6. Pauchant, Thierry C., Fabienne Elliott, Elisabeth A. Franco, Virginie Lecourt, Yoséline Leunes et Joé T. Martineau (2015). Corruption, collusion et éthique, Comment contrer une culture de désengagement moral?  Rapport de recherche, Montréal, HEC Montréal.

  7. Deneault, Alain (2019). « La famille Irving, un féodalisme canadien », Le Monde diplomatique. Récupéré le 24 avril 2021 de https://www.monde-diplomatique.fr/2019/04/DENEAULT/59710

  8. Sandel, Michael J. (2017). Justice, Champs essais, Éditions Flammarion.

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