Un monde pas si mal que ça
Auteur·e·s
Erica Picillo
Publié le :
12 novembre 2020
La salle était remplie d’odeurs, toutes aussi contradictoires les unes que les autres. Tantôt une bouffée de caramel salé, tantôt une émanation de sueur et d’urine flottait sur l’air environnant comme un nuage nauséabond. Si ce n’était pas du panneau à l’entrée indiquant clairement la 3000e ÉDITION DU CONSEIL SECRET MONDIAL, nul n’aurait deviné que les douze petites têtes qui placotaient insouciamment détenaient le pouvoir de sauver le monde, ou bien de le détruire.
Le Conseil secret mondial n’était pas une secte. Et non, ses membres n’étaient pas non plus affiliés à l’Illuminati, ne l’ont jamais été et ne le seront jamais. Arrêtez de leur poser la question. Ils en ont marre. Le mandat du Conseil était simple – empêcher la race humaine de s’auto-annihiler – mais sa tâche, franchement épuisante. Malheureusement, leur dernière campagne de financement n’avait pas porté fruit, si bien que les douze quasi-divinités (d’après leurs nouvelles cartes de visite) s’étaient retrouvées autour d’une table pliante dans un motel à deux étoiles avec du café de dépanneur et des muffins qui manquaient de fraîcheur. Il faisait froid. La salle n’était réservée que pour les quatre prochaines heures. L’ordre de l’agenda manquait de rigueur et de recherche. Il avait été rédigé la veille par un stagiaire, neveu plus ou moins compétent d’un membre sénior hautement respecté à qui l’on n’osait pas dire la vérité sur son neveu bien-aimé. C’était le premier janvier deux mille vingt. Un vrai départ en canon pour une année canon.
Un tiers de la population mondiale avait été infecté par la grippe espagnole. Le nombre de morts à l’échelle mondiale s’est élevé à plus de 50 millions.
une image libre de droits.
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Il est facile de s’imaginer une multitude de scénarios, tous aussi invraisemblables les uns que les autres, qui expliqueraient comment nous nous sommes retrouvés là. Des scénarios improbables et loufoques qui aideraient à mettre le doigt sur ce qui a vraiment mal tourné cette année pour que nous n’ayons pas l'impression que les choses sont aussi *veuillez insérer l’euphémisme de votre choix*. Par « là », je veux bien dire dans un monde qui semble méconnaissable et complètement à l’envers. Peut-être vivez-vous 2020 mieux que moi et, si c’est le cas, je vous en félicite. Mais moi, je suis tannée, fatiguée et, malheureusement, une pessimiste dans l’âme. Bon, j’exagère, mais c’est un peu le but. Restez avec moi, tout cela aura bientôt un sens.
Ayant un peu trop de temps à perdre – ou bien cherchant une excuse pour procrastiner pendant la semaine de lecture – j’ai relu quelques pages d’un livre au titre à la fois provocateur et évocateur : Everything Is F*cked : A Book About Hope. Dans son chapitre introductif, Mark Manson tente de démontrer un phénomène qu’il appelle « le paradoxe du progrès ». Le principe est simple : plus le monde s’enrichit et devient objectivement plus développé, plus le sentiment de désespoir et d’anxiété s'accroît chez les populations les mieux nanties. Selon les recherches citées, le monde s’améliore d’année en année en ce qui a trait à l’éducation, à l’alphabétisation, à la diminution de la violence, à l’accès à Internet, à la diminution du taux de mortalité infantile, à l’augmentation de l’espérance de vie, à la diminution de la pauvreté… En somme, objectivement, les statistiques nous montrent que nous vivons dans un monde pas si mal que ça, ce qui soulève la question : Pourquoi sommes-nous aussi désespérés? C’est en effet dans les pays les plus développés que se retrouvent les plus hauts taux de suicide; le stress, l’anxiété et la dépression y sont aussi en hausse.
Selon l’auteur, nous avons perdu notre capacité d’espérer un monde meilleur, faute d’être entourés d’un monde véritablement meilleur, parce que plus les choses vont bien, plus on en a à perdre.
Ce qui m’amène à mon point de vue. Pendant la dernière pandémie, en 1918, le monde était en piètre état. La Première Guerre mondiale faisait des ravages depuis déjà quatre ans quand le virus a commencé à prendre des vies. Un tiers de la population mondiale avait été infecté par la grippe espagnole. Le nombre de morts à l’échelle mondiale s’est élevé à plus de 50 millions. Objectivement, les statistiques montraient que le monde, il était vraiment si pire que ça. Si vous aviez vingt ans en 1918, vous étiez sûrement enrôlé dans l’armée; l’idée d’une mort imminente était une chose avec laquelle vous aviez fort probablement déjà appris à vivre. Bien sûr, je spécule, mais j’ose croire que les jeunes d’il y a cent ans étaient paradoxalement mieux outillés que nous pour faire face à la crise. Ils avaient globalement moins à perdre.
Le fait qu’en 2020 nous ayons autant à perdre ici, en Occident, est ce qui rend toute cette histoire de pandémie si difficile. De nos appartements, maisons ou chalets, rivés sur nos écrans pendant que le chien jappe et que nous tentons tant bien que mal de participer à un cours via Zoom, nous avons tous perdu quelque chose à cause de la pandémie. Pas tous de la même façon, ni de la même gravité. Peut-être que c’était un emploi, une expérience universitaire, un proche… Mais malgré cela, nous vivons dans un monde pas si mal que ça. Et non, ce n’est d’aucune consolation d’entendre ces mots. C’est frustrant quand même. Ça fait mal quand même. Mais nous devons reconnaître la chance que nous avons d’avoir tant à perdre en premier lieu.