Un gage certain - comment la sécurité est gagnante
Auteur·e·s
Michael Kowalsky
Publié le :
8 avril 2024
Lorsqu’on roule à vélo dans la circulation d’une métropole ou en campagne, on risque notre santé et on prend même des paris sur nos vies. Les carrefours chargés deviennent des casinos où la seule victoire est la survie. Si vous suivez ma chronique, vous savez qu’elle se concentre sur le transport des cyclistes, et souvent sur les coursier.ères à bicyclette en particulier. Qu’arrive-t-il si on imagine que les roues de nos vélos sont de métaphoriques roues de tables de roulette au casino ? Les risques du jeu seraient-ils pareils ? Est-ce que le garde de traverse piétonnier serait le croupier, en répétant la phrase « les jeux sont faits, rien ne va plus » ? Ce court article fait un survol de quelques périls auxquels les coursier.ère.s font face, comme les risques physiques (automobiles , atmosphère, alimentation), les risques financiers (précarité, pressions temporelles, pièces du vélo) et les risques épistémiques (de ne pas connaître son sort). On gage sur une analogie entre les cyclistes dans le trafic et les joueurs pathologiques, qui tous calculent fastidieusement chaque risque afin de gagner leur pain.
Avant de jouer au casino, on doit convertir notre argent en jetons, mais un.e coursier.ère doit convertir son argent en vélo.
Quand nous parlons des risques pour les cyclistes, c’est difficile de manquer le plus grand : les automobiles trop abondantes, trop lourdes, trop larges sur le béton des boulevards. L’omniprésence périlleuse de ces voitures oblige les coursier.ère.s à faire attention, car à tout instant iels sont à deux doigts d’être écrasé.es par un.e chauffeur.e. Il n’est pas nécessaire d’élaborer davantage là-dessus, sauf pour dire que les véhicules au fil des ans sont devenus de plus en plus gros et, donc, de plus en plus dangereux. De surcroît, on y trouve de plus en plus d’écrans et d’autres technologies pour distraire leurs chauffeurs. Les téléphones cellulaires, les écrans de GPS, même les écrans tactiles pour la radio attirent tous les yeux du/de la chauffeur.e. Dans le cas où un.e chauffeur.e frappe un.e piéton.ne avec son automobile compacte, c’est le bas du corps qui est ciblé, risquant une blessure telle une jambe cassée. Dernièrement, les ventes des VUS et camions montent en flèche et ces véhicules, avec leurs angles morts plus prononcés devant la grille de l’auto, peuvent causer une blessure au haut du corps, telle une fracture crânienne. La hauteur de ces véhicules augmente les chances de rouler sur un.e piéton.nne ou un.e cycliste. Aussi, les organes du torse sont facilement vulnérables au risque d’hémorragie interne pouvant provoquer la mort. Une augmentation de 10 cm dans la hauteur du capot d’un véhicule augmente les chances de mortalité de 22 %. On estime qu’aux États-Unis, limiter la hauteur avant des véhicules à 1,25 m pourrait sauver la vie de plus de 500 personnes par année (1). Les risques routiers peuvent surgir soudainement alors on doit rester vigilant, car sinon on peut perdre la vitalité dans ce casino tordu.
Il existe aussi un risque par rapport à la température. Par canicule ou par verglas, la mission du/de la coursier.ère est de transporter un objet du point A au point B et le travail se déroule sans égard aux intempéries. Le/la livreur.se doit s’habiller selon la température : plusieurs couches de vêtements, des caleçons en laine, un imperméable, une tuque en dessous du casque, etc. Il faut se préparer pour n’importe quelle circonstance qui tombe du ciel. La marchandise elle-même est à risque sans le bon équipement. Par exemple, une enveloppe mouillée par la pluie peut effacer l’encre fraîche d’une signature et rendre le document inopérant. Ou bien une salade niçoise dans la chaleur d’été ou une soupe tonkinoise dans le gel d’hiver peuvent être ruinées si la précaution d’un sac isothermique n’est pas prise. Un gros sac pourrait encore devenir un risque en agissant comme un voilier par grands vents. Alors, pour continuer à rassasier les grands appétits avec leurs dîners livrés, on devrait vérifier les prévisions météorologiques à la minute près. On parie sur les pourcentages de précipitation comme on parie sur les statistiques de perte ou de victoire.
La fatigue est un facteur de risque prépondérant pour les livreur.euses à bicyclette. Si on est crevé.es de fatigue, on peut commettre une erreur de jugement et subir un accident. Ça ne prend pas la tête à Papineau pour savoir que la force physique exige du carburant et pédaler plusieurs heures par jour peut facilement brûler des milliers de calories. Afin d’éviter des hauts et des bas dans la glycémie, il est conseillé de consommer des petites collations en continu. Mieux vaut apporter sa propre nourriture au travail, car les revenus des coursier.ères ne leur permettent pas de perdre du temps en la cherchant à l’épicerie ou à la cafétéria. Après avoir mangé, iel a besoin de temps de repos pour digérer son mini-repas avant d’exercer ses fonctions à nouveau. Cependant, le travail n’arrête pas souvent pour permettre une pause ce qui mène des coursier.ères à rouler dans la fatigue post-repas qu’on connaît tous.tes.
Dangereux pour la santé et la sécurité, le travail de livraison à vélo est également piètrement payé. Les coursier.ères font partie d’une nouvelle classe ouvrière appelée « le précariat ». Le précariat est composé des travailleur.euse.s qui reçoivent un salaire bas, qui ne bénéficient pas d’avantages sociaux et qui ne possèdent aucune garantie de travail à long terme. En tenant compte du coût de la vie dans les métropoles où se trouvent ces employé.es, le prix d’un logement locatif est élevé comparativement à leurs revenus. Il n’est d’ailleurs pas inhabituel que plusieurs coursier.ères occupent un squat sans loyer ou prennent d’autres mesures afin d’économiser des sous tel que le dumpster diving. Alors, ces gens doivent faire attention à combien ils mettent dans leurs budgets du casino de la vie, puisqu’ils peuvent facilement tout perdre.
Il existe un vieil adage en anglais, time is money, qui signifie que les pertes de temps se traduisent en pertes d’argent et ceci est une véritable évidence pour les coursier.ères. Les livreur.es à commission reçoivent une paie qui est basée seulement sur leurs livraisons. Donc, tous les moments de la journée qui ne sont pas consacrés à la livraison représentent des pertes de revenu. Cependant, les obstacles qui ralentissent les livraisons sont omniprésents. La marche entre le poteau ou le stationnement de vélo sur le trottoir et la destination où le colis sera accueilli peut inclure une conciergerie méfiante, un ascenseur lent et une réception préoccupée : tous des éléments qui gaspillent du temps. Des fois, les client.es imposent des délais irréalistes, où la seule façon de compléter la livraison à temps est de contrevenir au Code de la route. Dans une course « casse-cou » contre la montre, les coursier.ère.s ont intérêt à rouler rapidement. S’ils ou elles sont interpellé.es par la police, une contravention pour le manque d’un réflecteur coûte 128 $, tandis que ce montant est quasiment égal à son salaire journalier. Formule mathématique facile, temps égal argent, on est bien conscient de pourquoi il n’y a aucune horloge au casino.
Avant de jouer au casino, on doit convertir notre argent en jetons, mais un.e coursier.ère doit convertir son argent en vélo. Un vélo ne dure pas pour toujours et nécessite des travaux ponctuels comme des mises au point et le remplacement de pièces. Les outils et les réparations représentent un coût important pour les coursier.ères à bicyclette. La plupart sont des travailleur.euses autonomes et iels doivent fournir leurs propres outils de travail : un vélo, un sac à dos, un téléphone intelligent, un cadenas et un casque en sont quelques exemples. Cependant, la bicyclette, l’outil principal, doit être méticuleusement et fréquemment entretenue. Dans une ville à la topographie contrastée comme Montréal, les patins de frein doivent être remplacés plus souvent que ceux d’une bicyclette qui roule sur le plat. Sans freins, le vélo est évidemment dangereux. Si le/la coursier.ère est capable d’investir dans des équipements de bonne qualité, au lieu des pièces ersatz, cela économisera à long terme sur le temps et le coût d’entretien. Si le/la coursier.ère peut acheter ses propres outils de réparation de bicyclette et surtout apprendre à réparer son propre vélo, iel économisera sur des visites coûteuses chez le/la garagiste. Souvenez-vous : si tu vas au garage, c’est d’une poche profonde que tu gages.
Le dernier risque pourrait être catégorisé comme « épistémique », ou alors relié au savoir, à l’accès à l’information. L’application numérique façonnée pour administrer les travailleur.euse.s opère sous le voile d’une logique opaque. Ce nouveau patron, la gestion algorithmique, n’est sommé d’expliquer ses décisions à personne, tel un superviseur invisible et sans visage. Cependant, les coursier.ère.s qui travaillent pour les applications s’interrogent à savoir comment et pourquoi iels sont discipliné.es, pénalisé.es ou même viré.es. Les coursier.ères sont évalué.es selon un calcul complexe par les client.es, les restaurants et l’appli, mais n’ont pas droit de réplique et ont peu de contrôle sur les côtes aléatoirement capricieuses du public. L’injustice quant au traitement des ouvrier.ères par l’algorithme est un défi émergent dans le domaine du droit du travail. Lorsqu’on ne connaît pas toutes les informations concernant notre emploi, c’est comme si on pariait aveuglément sur une table au casino sans connaître les règles du jeu.
Travailler comme coursier.ère à bicyclette entraîne beaucoup de risques : physique, économique, épistémique et on doit tout peser sur la balance, puisque qui dit bicyclette dit aussi risque. En travaillant comme coursier.ère à bicyclette, on risque notre vie comme si elle était un jeton au casino. Des fois, malgré tous nos efforts pour calculer, réduire nos risques et protéger notre investissement, il reste toujours l’imprévisibilité. Les routes coulent avec le sang des cyclistes qui ont perdu leurs gages. Pour éviter que nous ne parions pas nos propres crânes, nous prenons des précautions tels un casque, un phare ou encore un comportement adaptable. Ce serait bête de risquer le jeton avec la plus grande valeur, nos chères vies, sur un jeu aussi banal, mais incontournable, que le déplacement. On devrait respecter celleux qui mettent leur vie en danger pour aller chercher une salade verte chez Mandy’s. Peu importe votre repas, votre jeu ou votre trajet préféré, j’espère que vos lumières seront vertes.
(1) Tyndall (2024) The effect of front-end vehicle height on pedestrian death risk. Ecomonics of Transportation 37:100342 DOI: https://doi.org/10.1016/j.econtra.2024.100342.