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Un double mythe : la croissance verte comme frein à la lutte contre les changements climatiques

Auteur·e·s

Alexandre Bouchard, récipiendaire de la Bourse Frédéric Bérard

Publié le :

12 avril 2022

Quelqu'un a dit un jour
qu'il est plus facile
d'imaginer la fin du monde
que d'imaginer la fin du capitalisme [1]

Le capitalisme et sa croissance verte ne sont pas seulement les bases d’un système économique proprement autophage, mais ils agissent également sur les horizons politiques qu’une collectivité considère comme possibles et envisageables, comme l’illustre bien la citation de Fredric Jameson en exergue.

Alors que les effets de la crise pandémique semblent s’apaiser, la crise environnementale, elle, revient à l’avant-scène. Si la crise pandémique a fait droit aux injonctions à un retour à la « vie normale », d’autres coups de sirènes nous ont alarmés de l’opportunité de prendre acte de l’arrêt dû à la COVID-19 pour repenser notre manière d’habiter le monde. En mars 2020, au moment où la nature reprenait ses droits dans les canaux de Venise en raison du confinement et de la diminution des activités des bateaux, tout nous semblait possible. Or, le bruit prépandémique n’a pas tardé à revenir au galop : il faudra mettre en œuvre une « relance verte » [2] après la crise et l’environnement c’est très bien, « mais ça prend un équilibre, pas aux dépens des emplois. Ça prend du développement économique » [3]


Ces déclarations de nos dirigeants s’inscrivent en droite ligne avec la vision d’une « croissance verte » [4] ou encore d’un « développement durable », une version antérieure de cette notion qui est apparue au tournant des années 1980 [5]. Le développement durable a été défini par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, créée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1983, dans un rapport intitulé Notre avenir à tous (ou rapport Brundtland) [6]. La formule se voulait concise et susceptible de provoquer l’adhésion du plus grand nombre : le développement durable est celui qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Cette proposition s’appuyant sur une vision à long terme devait prendre en compte « le caractère indissociable des dimensions environnementale, sociale et économique des activités de développement » [7], selon les termes de la Loi sur le développement durable.


S’il est évident que la croissance verte n’a pas livré les résultats espérés, c’est-à-dire de réduire les émissions de gaz à effet de serre en vue de maintenir le réchauffement climatique bien en deçà de 2°C, voire à moins de 1,5°C [8], c’est que les prémisses sous-tendant son application sont viciées. En effet, le pari qui doit être fait en adoptant cette vision est que le développement économique peut aller de pair avec la préservation de l’environnement [9]. En d’autres mots, il faudrait observer à la fois en théorie et en pratique, un découplage entre la croissance (quantifiée par le PIB) et les impacts négatifs sur l’environnement (notamment les gaz à effet de serre).


Cependant, aucune preuve empirique ne statue sur la possibilité d’un découplage d’une envergure nécessaire, c’est-à-dire qui ne soit pas seulement temporaire (en raison d’une crise pandémique, par exemple), locale (en raison de la délocalisation des activités polluantes vers d’autres pays) ou relative (comme c’est le cas si les émissions de gaz à effet de serre augmentent plus lentement que le PIB) [10]. Bien au contraire, une étude du Bureau européen de l’environnement a récemment mené une revue de la littérature sur le sujet et a conclu qu’aucun découplage suffisant ne se produit actuellement, que ce soit pour les ressources comme l’eau ou l’énergie ou bien pour les gaz à effet de serre ou la perte de biodiversité [11]. Cette étude met également de l’avant sept raisons pour lesquelles une croissance verte n’est pas près de se concrétiser, comme le potentiel limité du recyclage, les limites de la technologie et les effets rebonds (ou paradoxe de Jevons), avant de conclure que nous devrions nous tourner vers des alternatives à la croissance verte [12].


Ne soyons pas dupes : avec le concept de développement durable, ce n’est pas l’environnement qu’il s’agit de préserver, mais bien la croissance. Pourtant, le fait d’arguer qu’une croissance infinie dans un monde dans lequel les ressources sont limitées est vouée à l’échec semble relever de l’évidence. C’est en ce sens que nous postulons que la croissance verte est un mythe, une fabulation, une antinomie. Le portrait que nous avons dressé jusqu’à maintenant laisse peut-être penser que le capitalisme, soubassement indéfectible de la croissance verte, n’aurait plus aucune raison de susciter l’adhésion populaire et devrait mourir de sa belle mort incessamment. Toutefois, cela occulterait à la fois son pouvoir d’absorption de la critique ainsi qu’une seconde interprétation du mot « mythe », qui imprègne durablement notre imaginaire collectif et sur lequel nous devrions nous attarder.


Le capitalisme et sa croissance verte ne sont pas seulement les bases d’un système économique proprement autophage, mais ils agissent également sur les horizons politiques qu’une collectivité considère comme possibles et envisageables, comme l’illustre bien la citation de Fredric Jameson en exergue. Nous reprenons ici le concept de mythe développé par le sociologue Gérard Bouchard pour l’appliquer au concept de la croissance verte et de sa place dans la lutte contre les changements climatiques [13]. Le mythe, selon Bouchard, est un type de représentation collective porteur de valeurs, de croyances, d’aspirations et d’idéaux [14]. Plus précisément, le mythe, produit dans un contexte social et historique donné, est plutôt l’apanage de l’émotion que de la raison et peut être bénéfique ou nuisible [15]. Celui-ci comprend également une importante composante relevant du sacré, c’est-à-dire qu’un mythe durablement implanté au sein d’une société jouira d’une sorte d’immunité face à la critique et aux impératifs provenant de la réalité, ce qui lui procurera d’autant plus d’emprise et de durabilité [16].


En appliquant ce cadre d’analyse à la croissance verte, la polysémie du concept de mythe prend toute son importance. En vertu de sa sacralisation, le mythe ne se cantonne pas seulement à un effet de discours ou de pouvoir, mais il possède une grande capacité de mobilisation, d’action, de changement … ou d’enracinement du statu quo,dans le cas de la croissance verte. Puisqu’elle repose sur une contradiction, la croissance verte condamne nos sociétés à l’immobilisme en matière de changements climatiques, comme l’attestent tant les échecs répétés des États à atteindre les objectifs insuffisants des conférences sur les changements climatiques [17] que les alertes aux bouleversements radicaux et au déclenchement des points de basculement, assénées périodiquement par le GIEC [18], tel un métronome. Même des économistes libéraux comme Paul Krugman [19], Thomas Piketty [20] et Daniel Cohen [21] s’interrogent, bien que timidement, sur la persistance du mythe de la croissance et son caractère fructueux pour l’avenir de nos sociétés.


Les sociétés humaines ne peuvent trouver de sens dans le monde social sans créer des mythes qui agissent comme des médiations entre ceux-ci [22]. Le fait de retirer le piédestal sous les pieds de la croissance verte implique nécessairement la construction d’un mythe plus soutenable et fédérateur. Les mythes ne sont évidemment pas immuables, et ouvrir l’imaginaire collectif à d’autres représentations collectives constitue une étape négligée, mais nécessaire à la lutte contre les changements climatiques. La critique de ce texte est donc sans doute un prélude à une critique plus fondamentale et ambitieuse en vue de démêler les liens qui unissent les notions de liberté et d’abondance dans l’objectif de créer une vision économique et politique qui soit véritablement viable et durable [23]. Considérant l’urgence de la situation et l’ampleur des défis à surmonter, c’est une tâche à laquelle nous devrons nous atteler en combinant le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté [24].



Sources citées:

  1. Fredric Jameson, « Future City », New Left Review, vol. II, no. 21, 2003, p. 76. La traduction est la nôtre.

  2. CNW, « Le premier ministre Trudeau annonce une plus grande ambition climatique », en ligne : https://www.newswire.ca/fr/news-releases/le-premier-ministre-trudeau-annonce-une-plus-grande-ambition-climatique-854567666.html.

  3. Alexandre Shields, « Pas de protection de l’environnement «aux dépens» de l’emploi, dit Legault », Le Devoir, 13 août 2021.

  4. Dans le but d’alléger la lecture, les concepts qui sont ici soumis à notre critique sont mis entre guillemets uniquement la première fois qu’ils apparaissent.

  5. Les deux notions seront utilisées de façon interchangeable.

  6. Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies, Notre avenir à tous, 1987, en ligne : https://www.estel.sn/files/Docs/rapport_brundtland.pdf.

  7. Loi sur le développement durable, RLRQ, c. D-8.1.1, art. 2

  8. Accord de Paris, Doc off UNFCCC, 21e sess, annexe, Doc NU FCCC/CP/2015/10/Add.1 (2016) 23.

  9. L’espace nous manque ici pour conduire une analyse rigoureuse de l’importance du langage concernant le lexique utilisé dans la lutte aux changements climatiques. Il convient tout de même de noter que des mots comme « climat », « nature » et « environnement » sont parfois utilisés comme euphémismes pour remplacer l’expression « survie de l’humanité ». Sur l’importance des mots dans ce contexte, voir notamment Frédéric Lordon, « Maintenant il va falloir le dire », Le Monde diplomatique, 30 novembre 2021; Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature : critique de l’écologie marchande, Paris, La Découverte, 2021, p. 17-18.

  10. Tere Vadén et al., « Decoupling for ecological sustainability: A categorisation and review of research literature », Environmental Science & Policy, vol. 112,‎ 2020, p. 236–244.

  11. Timothée Parrique et al. « Decoupling Debunked : evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability », Bureau européen de l’environnement, 2019, p. 31.

  12. Ibid., p. 32-55.

  13. Voir notamment Gérard Bouchard, Raison et déraison du mythe : au cœur des imaginaires collectifs, Montréal, Les Éditions du Boréal, 2014.

  14. Gérard Bouchard, « Pour une nouvelle sociologie des mythes sociaux », Revue européenne des sciences sociales, vol. 51, no. 1, 2013, p. 67.

  15. Ibid., p. 68.

  16. Gérard Bouchard, Raison et déraison du mythe : au cœur des imaginaires collectifs, supranote 13, p. 40.

  17. Alexandre Shields, « Après la COP26, un monde toujours loin d’une sortie de crise climatique », Le Devoir, 15 novembre 2021.

  18. Voir le plus récent rapport qui détaille les inégalités engendrées par les changements climatiques : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Changement climatique 2022: impacts, adaptation et vulnérabilité, Contribution du Groupe de travail II au sixième Rapport d’évaluation du GIEC, 2022, en ligne : https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/downloads/report/IPCC_AR6_WGII_FinalDraft_FullReport.pdf.

  19. Paul Krugman, « Secular stagnation, coalmines, bubbles, and Larry Summers », The Conscience of a Liberal, 16 novembre 2013.

  20. Thomas Piketty, « La croissance peut-elle nous sauver ? », Libération, 23 septembre 2013.

  21. Daniel Cohen, « Affranchissons-nous de notre dépendance à la croissance », Le Monde, 6 janvier 2014.

  22. Gérard Bouchard, « Pour une nouvelle sociologie des mythes sociaux », supra note 14, p. 68.

  23. Voir à ce sujet Pierre Charbonnier, Abondance et liberté : une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020.

  24. Antonio Gramsci, « Gramsci dans le texte (1916-1935) », Les classiques de sciences sociales, en ligne : http://ettajdid.org/IMG/pdf/gramsci_ds_texte_t1.pdf, p. 34.

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