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Un autre droit : retour sur une première année à la faculté

Auteur·e·s

Frédérique Bordeleau

Publié le :

19 avril 2023

Je suis arrivée à la faculté avec très peu d’attentes face à mon parcours académique. À vrai dire, je ne savais pas trop comment j’en étais arrivée là. Une certitude par contre : j’avais hâte de me sentir ébranlée, déstabilisée dans mes nouveaux apprentissages. D’assister à des cours qui déchireraient mon monde en lambeaux afin de me permettre d’en reconstruire un nouveau, en patchwork cette fois. Bref, j’étais à la recherche de nouvelles visions du monde.

Or, notre horaire et notre espace mental sont accaparés par la notion de réussite qui nous est imposée : avoir des bonnes notes, se trouver un bon stage, un bon travail… En bref, nous sommes trop occupé⋅e⋅s pour réellement réfléchir. Là est la réelle victoire du système capitaliste et de sa doctrine productiviste : nous convaincre qu’il n’est ni utile ni légitime de prendre le temps de penser et de se remettre en question.

En classe, on me parle de contrats, de chartes, de lois, de codes. Je lis des pages et des pages de littérature juridique et en assimile le contenu, mais un questionnement me tracasse : quand me donnera-t-on à analyser un texte (autre qu’un jugement) écrit par une femme ou encore une personne de couleur? Bien que le droit positif soit une discipline traditionnellement dominée par les hommes, et donc que la grande majorité des écrits leur soient dus, inclure quelques textes de personnes qui pourraient avoir des manières de se représenter ce système normatif autrement n’est pas une hérésie, loin de là. En effet, comme l’explique Bourdieu avec sa notion d’habitus, notre vécu impacte considérablement notre vision du monde : une personne ayant grandi dans un environnement teinté par des valeurs occidentales aura une tout autre manière de concevoir son rapport au droit qu’une personne issue d’une autre sphère culturelle. Ainsi, le droit des obligations ne sera pas enseigné de la même manière par une personne autochtone dont les valeurs sont enracinées dans la philosophie du cercle que par un Occidental qui préconise l’économie de marché. Or, comme le monde du droit est dominé par une certaine classe sociale et les idées qui lui sont propres, celles qui sortent du cadre normatif établi ne sont pas considérées au même titre que celles qui viennent solidifier le système en place (1). Si, en effet, certaines thèses peuvent être moins pertinentes d’un point de vue utilitariste en contexte de droit positif canadien que d’autres de par leur philosophie trop éloignée de la norme occidentale, cela ne veut pas pour autant dire qu’elles ne méritent pas d’être enseignées. Par exemple, la théorie du constitutionnalisme enraciné, telle que développée par le professeur de droit Anishinabe Aaron Mills, soutient que les choix constitutionnels ne sont ni autoportants, ni universels, mais qu’ils traduisent une philosophie : cet ordre est basé sur les libertés individuelles qui, elles, ne sont pas immuables, mais simplement une manière parmi d’autres de conceptualiser la justice (2). L’université se doit d’être un lieu de réflexion où nous sommes confronté⋅e⋅s à toutes sortes de points de vue afin de graduellement construire le nôtre, et, pour ce faire, il est indispensable de prendre en compte d’autres sources de normativité et non uniquement le modèle libéral. En tant qu’étudiant⋅e⋅s, nous sommes des récepteurs normatifs : nous intégrons à notre système de valeurs nos derniers apprentissages, et sommes ainsi particulièrement perméables aux idées qui nous sont présentées. Certes, nos professeur⋅e⋅s peuvent être des sommités dans leur propre système normatif, mais cela ne veut pas pour autant dire qu’ils/elles détiennent la vérité absolue, d’où l’importance d’une pluralité des points de vue.


Cependant, pour les étudiant⋅e⋅s, rares sont les opportunités menant à la réflexion et à la critique de l’idéologie dominante. En effet, quelques cours nous le permettent, mais il s’agit d’une capacité que nous devons développer majoritairement par nous-mêmes.  Or, notre horaire et notre espace mental sont accaparés par la notion de réussite qui nous est imposée : avoir des bonnes notes, se trouver un bon stage, un bon travail… En bref, nous sommes trop occupé⋅e⋅s pour réellement réfléchir.  Là est la réelle victoire du système capitaliste et de sa doctrine productiviste : nous convaincre qu’il n’est ni utile ni légitime de prendre le temps de penser et de se remettre en question. Ainsi, nous ne faisons qu’appliquer la logique qu’on nous apprend en classe, et ce, sans la questionner ou en comprendre les bases. Or, par cet acquiescement silencieux à une telle organisation de la société, nous renforçons l’ordre hiérarchique (3), la norme fabulée, et consolidons les mécanismes en place qui perpétuent des injustices par le simple fait d’obtempérer au statu quo.


Ainsi, dans un monde traversé par une crise environnementale et sociale sans précédent, considérer le statu quo comme une vérité inévitable et aboutie est complètement utopique : le fonctionnement actuel de l’économie de marché pousse l’humanité à consommer bien au-delà des ressources à sa disposition. Or, le droit vient encadrer ces échanges et favorise le développement des corporations commerciales, ce qui mène ultimement à l'assujettissement de l’individu à l’ordre juridique corporatif (4). Un excellent exemple serait le schéma constitutionnel actuel du fédéralisme. Celui-ci favorise justement le développement du modèle capitaliste axé sur la compétitivité : les provinces bénéficient d’une grande autonomie institutionnelle et sont libres de développer leurs propres environnements économiques. Ce faisant, elles créent un climat compétitif où les détenteur⋅trice⋅s de capitaux pourront choisir le milieu qui leur est le plus favorable pour s’y établir. Ainsi, afin de retenir de tel⋅le⋅s joueur⋅euse⋅s qui assurent le roulement économique, les entités provinciales sont contraintes d’adopter des législations plus laxistes qui bénéficient aux corporations, et ce, au détriment de la majorité des citoyen⋅ne⋅s. Par exemple, en imposant des taxes moins élevées, entraînant ainsi une diminution de la qualité des services publics (5).


Or, contrairement à ce qu’on nous fait croire dans les salles de classe et les corridors, il existe d’autres manières de penser le droit.


Un jour, après un cours particulièrement rock and roll, je rentre chez moi accablée par un dur constat : la fin imminente de l’État de droit. En arrivant, je partage immanquablement cette pénible réalisation avec ma coloc, étudiante au baccalauréat en psychologie et sociologie :

  • Camarade, c’est la crise. L’Alberta veut adopter une loi visant à ignorer le pouvoir fédéral, François Legault a adopté la loi 21 « parce que les Québécoi⋅se⋅s sont un peu racistes » et Mathieu Bock-Côté parle de théorie du grand remplacement.

  • Wow, calmos mademoiselle, un peu mélodramatique ton affaire. La chute de l’État de droit imposé et contrôlé par le capitalisme n’est pas la fin du monde. Il en sera même probablement la cause.

Relativisons un peu : notre manière de considérer l’État de droit n’est ni la seule, ni la plus optimale. La mondialisation et la complexification des sociétés humaines imposent de nouveaux défis transversaux, problèmes qui semblent impossibles à résoudre. Or, pour y arriver, il nous faut prendre en compte d’autres visions du monde et approches idéologiques face à ces problématiques; sortir du cadre occidental imposé; nous détacher de la doctrine positiviste avec laquelle nous apprivoisons le droit pour inclure d’autres perspectives sur l’organisation de la société. Il nous faut embrasser le pluralisme juridique et permettre une circulation des modèles et des solutions qu’il propose. À mon sens, cette démarche doit se faire dès notre entrée à la faculté et non pas seulement  si nous décidons de poursuivre nos études au second cycle. Des pistes de solutions seraient d’introduire davantage de droit comparé dans nos cours, et pas uniquement avec le système civiliste français ou celui de common law américain. Le Cameroun, par exemple, est lui aussi doté d’un système bijuridique avec des particularités propres inspirées par les coutumes précoloniales (6). Nous pourrions avoir davantage de cours qui mettent en lien le droit et d’autres sciences humaines, comme l’économie ou l’anthropologie. Le cours de philosophie du droit pourrait devenir obligatoire et mettre en lumière d’autres manières d’encadrer la société. Les programmes d’échanges étudiants pourraient davantage être mis de l’avant afin de développer des liens avec d’autres universités non occidentales. On pourrait démontrer une plus grande ouverture aux traditions juridiques basées sur un mode oral de passation des connaissances ou encore sur la coutume. Nous pourrions parfois lire des textes d’auteur⋅trice⋅s qui ne sont pas d’origine occidentale…


Bref, il nous faut adopter une approche critique parallèlement à notre apprentissage juridique, sinon comment préserver notre flexibilité intellectuelle et apporter des solutions créatives face aux défis sociétaux à venir?

Sources citées :


1. La constitution autochtone du Canada, John Borrows, 2020

2. The Lifeworlds of Law: on Revitalizing Indigenous Orders Today, Aaron Mills, 2016

3. Legal education and Reproduction of Hierarchy, Duncan Kennedy, 1983

4. Max Weber et la théorie du droit des contrats, Jean-Guy Belley, 1988

5. The Economic Role of Political Institutions: Market Preserving and Economic Development, Weingast, 1995

6. La coutume, source de droit au Cameroun, Victor Emmanuel Bokalli, 1997

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