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Un amour à 24 carats

Auteur·e·s

Lynda Makhlouf

Publié le :

31 octobre 2023

Avant-propos:

Chères lectrices, chers lecteurs, je tiens à souligner que cette nouvelle, bien qu’inspirée de faits réels, est totalement fictive. Elle s’adresse à tous les proches de personnes atteintes de troubles de la personnalité.


In other words, hold my hand
In other words, baby kiss me

Fly me to the moon,

Let me play among the stars

Let me see what spring is like on

Jupiter and Mars


Le bruit des machines se mêle doucement à l’air joué par le vieux gramophone de Mme Barbato. Elle fredonne tranquillement pendant que l’infirmière lui replace ses oreillers. Je suis assise en face d’elle, dans cette chambre d’hôpital aseptisée, mon calepin sur mes genoux, contemplant l’honneur qu’elle me fait en acceptant cette entrevue. C’est la première fois depuis 1950 qu’elle parle à des journalistes (1).


« - Vous savez, Maïssa, vous avez les mêmes mimiques que lui ; cette manière typique aux personnes de lettres de manier leur stylo, de le faire jouer entre leurs doigts. »


Je cesse de triturer mon crayon, prenant conscience de mon geste. Elle reprend.


« Francis avait toujours un crayon à la main, c’est comme cela que je l’ai connu. C’était durant l’été de l’année 1934, à la plage (2). Il faisait chaud, l’eau était délicieuse, les enfants construisaient des châteaux de sable, les vacanciers se baignaient, bronzaient, s’amusaient… Mais lui, il était là, son crayon à la main, à griffonner dans un calepin sans se soucier de l’insolation qui le guettait. La première chose qui m’a frappée, c’est son regard, la passion, l’intensité de son regard. Je vous explique cela, Maïssa, car c’est dans ses yeux que j’ai compris que c’était lui. Que ce serait toujours lui. »


In other words, hold my hand

In other words, baby kiss me


Nous avons passé le reste de l’été ensemble, inséparables. Il m’écrivait des poèmes, nous refaisions le monde autour d’une tasse de café que je sirotais en buvant ses paroles. J’avais 17 ans, il en avait 19, mais nous avions l’impression de nous connaître depuis une éternité (3). Ça a duré trois mois, puis j’ai compris. »


Elle s’interrompt, ouvre des yeux empreints de nostalgie qu’elle avait fini par clore et fixe le vide. Je n’ose pas la relancer, même si j’ai du mal à contenir ma curiosité. On dit souvent que les yeux sont le miroir de l’âme, et les siens brillent. Sa peau fripée, délicate, contraste avec la vivacité que je lis dans son regard. Elle semble de retour sur cette plage du Long Shore.


« J’ai compris, Maïssa, que tout ce qu’entreprendrait Francis serait teinté d’intensité. C’était comme ça qu’il vivait sa vie, c’était ça, his way of life (4). J’étais la femme la plus heureuse du monde quand il était là. Il me comprenait instinctivement : savait quand j’avais besoin de me confier, d’oublier, d’une épaule sur laquelle m’appuyer, de rire, de rêver… Jamais je n’avais ressenti une telle connexion, l’impression d’être comprise sans avoir à parler. Mais plus l’histoire est féérique, plus le revers que l’on prend est violent.


La première fois que j’ai vu son humeur changer, j’ai attribué la faute à moi. J’avais dit quelque chose de travers : si tu réussis dans la musique, plutôt que lorsque tu réussiras. Il est entré dans une colère froide, quittant le café dans lequel nous étions attablés. Je ne l’ai pas vu trois semaines durant. Je m’en suis voulu, bien sûr, mais après la troisième, quatrième, cinquième disparition de la sorte, j’ai compris que c’était encore dû à his way of life. Chaque fois, je me faisais un sang d’encre à l’idée que quelque chose ait pu lui arriver, qu’il ne revienne plus, mais il finissait toujours par réapparaître. Par bonté, inconscience, mais surtout par amour, je lui ouvrais les bras parce qu’il avait ce je ne sais quoi qui me faisait tout oublier.


You are all I long for,

All I worship and adore


On s’est mariés, nous n’étions rien. J’étais secrétaire, il chantait dans un petit cabaret, mais j’avais l’impression d’avoir tout gagné. Lui avait besoin de plus. Et il recevait plus. Plus d’argent, plus de tournées, plus d’attention, plus de chansons, plus de privilèges. Mais moi, je suis restée la même. J’entretenais la maison, lui recousait ses chemises, continuait de préparer ma sempiternelle sauce végétarienne initialement concoctée pour faire des économies sur la viande... J’étais la tâche grise dans cet ouragan de couleurs. »


Une quinte de toux traverse le corps frêle de Mme Barbato. Cette femme est loin d’être la tâche grise qu’elle décrit. Au contraire, elle dégage de la bonté. Sa présence est apaisante, calme, mais au fond de ses yeux, une lueur malicieuse subsiste, contrastant avec le corps de cette dame née durant la Première Guerre mondiale (5). Elle reprend :


« Je n’avais de cesse de me répéter que j’étais de ces personnes qui ont de la difficulté à s’adapter, que ç’allait s’arranger, et pourtant. Je l’aimais, oui, et je l’aime toujours, mais qu’est-ce que c’est dur d’aimer une personne qui semble constamment courir quand tu veux marcher ; de ne pas douter de la force de tes sentiments comparée à ceux de ta moitié qui s’ensevelit de cadeaux plus extravagants les uns que les autres ; de te sentir accomplie alors qu’il a travaillé d’arrache-pied toute la nuit pour enregistrer son nouvel album ; de ne pas avoir honte de ta douleur ou d’avoir passé une mauvaise journée quand ce qu’il vit semble bien plus dur à surmonter. C’est un sentiment particulier à décrire, cet épuisement, cette impression de ne jamais être à la hauteur. Je ne sais pas si vous me suivez, Maïssa. »


Mme Barbato s’interrompt, pensive. Elle semble chercher des mots qui lui échappent.


« À la longue, quand la démesure est devenue routine, l’épuisement a fini par surpasser mon amour pour lui. J’avais besoin de faire une pause, de réapprendre que mes sentiments étaient tout aussi valides que les siens, même s’ils prenaient moins de place dans le tourbillon qu’était notre vie.


C’est pour cela qu’on a divorcé, en 1951 (6). Vivre avec un maniaco-dépressif de 18 carats, comme il aimait se qualifier, ce n’est pas facile (7). Pourtant, c’est mon premier amour et ce sera mon dernier, car bien qu’il y ait eu des bas, les bons moments que j’ai passés avec lui valent bien plus que 24 carats. Au final, je n’aurai jamais cessé d’être madame Sinatra, même après sa mort.


Maïssa, si vous le permettez, j’aimerais dédier mon récit à toutes les personnes qui vivent au quotidien avec un proche atteint de bipolarité, ou tout autre trouble de la personnalité. Elles sont trop souvent dans l’ombre et je sais à quel point ce peut être fatigant quelquefois, d’aimer cet être cher. Aujourd’hui, à travers mon histoire, je veux que, l’espace d’un instant, ce soit eux qui soient eux, sous les feux des projecteurs, qu’ils sachent que leurs efforts ne sont pas vains. »


Après avoir remercié Mme Barbato, je quitte discrètement sa chambre d’hôpital, la laissant se reposer sous la douce mélodie que crachote son gramophone. Sereine, les yeux fermés, elle semble avoir quitté son lit d’hôpital, partie jouer parmi les étoiles.


In other words,
In other words
I love
You


Image : 

https://www.pinterest.ca/pin/294634000626000063/


(1) Christopher LOUDON, “Frank Sinatra, the brilliant ’18-karat manic depressive’, turns 100”, Macleans, 3 décembre 2015, en ligne : <https://macleans.ca/culture/arts/frank-sinatra-the-brilliant-18-karat-manic-depressive-turns-100/>

(2) Margalit FOX, “Nancy Barbato Sinatra, 101, an Idol’s Firste Wife and lasting confidante, Dies”, The New York Times, 14 juillet 2018, en ligne: <https://www.nytimes.com/2018/07/14/obituaries/nancy-barbato-sinatra-dead.html >

(3) Ibid.

(4) Christopher LOUDON, op. cit.

(5) Margalit FOX, op. cit.

(6) Ibid.

(7) Christopher LOUDON, op. cit.

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