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Tout cela n'est pas près de finir

Auteur·e·s

Adam Wrzesien

Publié le :

26 décembre 2020

Une de mes plus grandes inquiétudes, lorsque nous avons dû passer en mode virtuel, était de devoir renoncer à une grande partie de ce qui donnait de la substance à nos études en droit. Devoir remettre à plus tard, pour on ne sait encore combien de temps, ces débats en classe, au Café Acquis ou dans les corridors. Mettre sur pause la constante bataille, si intéressante, entre les idées qui s’entrechoquaient à l’intérieur de notre Faculté. J’ai même écrit là-dessus — j’avais peur que la vie facultaire soit plate, et que tout le monde lâche.


Eh boy. Au chapitre des mauvaises prédictions et des peurs infondées, mettons que c’en était une bonne. Ah, tous les sujets chauds du Québec y ont passé, chez nous — qui plus est, le confinement n’a pas pu nous empêcher d’avoir notre traditionnel débat sur la consommation de viande au bal. On était peut-être à la maison cet automne, mais s’il y a une dépense que la pandémie ne nous a pas fait couper, c’est notre budget de chemises à déchirer. Évidemment, de toutes les guerres de mots que nous avons combattues durant les derniers mois, celle qui a fait le plus de ravages était la campagne d’uOttawa. Son champ de bataille le plus sanglant : la page Facebook d’Alain Roy, et les escarmouches subséquentes.


Résumons ce que le débat facultaire a amené comme positions principales : d’un côté, ceux qui souhaitent défendre des concepts allant de la liberté académique à la liberté d’expression ; de l’autre, ceux qui priorisent plutôt le ressenti des individus blessés par l’application de certaines de ces libertés. Ce sont là deux intentions nobles. Évidemment, la deuxième est dans l’air du temps, pour notre génération d’universitaires — nous aimons nous voir comme défenseurs de la diversité, du respect, de la dignité et des droits des plus faibles et des opprimés. On partage la vidéo du Ritz, puis on dénonce le Ritz quand il arrête de donner des jouets aux enfants malades. Tout en espérant travailler pour un Gros Cab™, qui défendra le Ritz. Blague à part, on est gentils, on a de bonnes intentions. En ce sens, la préoccupation de plusieurs de nos collègues au sujet du ressenti des personnes pouvant être blessées en entendant certains mots en classe ou ailleurs, est attendue, compréhensible et valide. Partagée, même. Or, lorsque ces sentiments deviennent plus importants que les droits fondamentaux, pour beaucoup d’étudiants en droit, je m’inquiète.

Or, lorsque ces sentiments deviennent plus importants que les droits fondamentaux, pour beaucoup d’étudiants en droit, je m’inquiète.

En faisant mon chemin à travers les commentaires de tous ces gens qui ont débattu, parfois dans le respect, parfois moins, j’en ai relevé plusieurs qui m’ont fait tout simplement peur. En voici deux, ceux qui me sont le plus restés en mémoire. J’ai évité de reproduire les commentaires exacts pour éviter qu’on retrouve les auteurs, dont je tairai les noms. Toujours dans cet objectif, j’utiliserai pour eux le genre grammatical masculin de façon neutre.


« La prof d’Ottawa n’a pas été renvoyée — sa liberté académique est sauve », répondait un collègue à un autre, par exemple. Sérieux, là ? Que fait-on de la suspension immédiate, de la reprise du cours avec une seule élève, du désaveu par le recteur, de toute la haine déversée, et de l’atteinte à la sécurité, aussi, considérant que l’étudiante dénonciatrice avait publié ses coordonnées ? Toutes ces actions, tous ces faits, étaient de nature à la censurer, à lui faire changer le contenu de ses cours pour éviter de telles épreuves. Dire que la liberté académique de la professeure est sauve parce qu’on ne l’a pas renvoyée, reviendrait à dire qu’on ne limite pas la liberté de mouvement tant qu’on n’attache personne, et qu’on n’enfreint pas la liberté d’expression tant qu’on ne coupe pas de langues (notons que pour certains, ce n’est même pas clair quand on coupe une tête).


« Le respect des autres DOIT être le baromètre de ce qui peut être dit », disait un autre. Ce commentaire nous rappelle les paroles du ministre Steven Guilbeault, comme quoi « notre droit s’arrête là où la blessure de l’autre commence ». Maintenant, entendons-nous : le respect est, et doit être, une valeur cardinale, surtout, d’ailleurs, pour des juristes qui seront appelés à se prononcer sur des sujets conflictuels. Plus que ça : on devrait, individuellement, faire attention à ne pas blesser inutilement. La politesse et le respect sont ardemment souhaitables ; mais l’argument, ici, c’est qu’ils devraient être loi et matière à punir des adultes en les faisant craindre, entre autres, pour leur emploi.


Or, les Chartes ne sont pas d’accord. L’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés protège notre liberté d’expression, mais il n’existe pas de telle protection pour un éventuel droit de ne pas être blessé ou offensé. Ce qui est très bien, d’ailleurs, car l’intégration d’un droit aussi subjectif et dépendant du ressenti de chacun à notre ordre constitutionnel créerait bien moins un changement positif pour les personnes marginalisées qu’un bordel juridique — imaginez seulement le nombre de recours ! Imaginez un moment transposer ne serait-ce que le dixième des commentaires outrés que vous voyez sur les réseaux sociaux, en autant de mises en demeure. Sur les ruines de ce cafouillis, un pouvoir s’installerait, tôt ou tard, au nom de la moralité, du respect et de la bienséance. Les outils seraient efficaces : faire taire n’importe quel journaliste, ou n’importe quel politicien d’opposition avec un recours-à-gogo intenté par la première personne offensée que le régime a bien pu trouver. Ce régime, s’il est démocratique, ne sera certainement pas libéral. J’exagère ? Rappelez-vous : à uOttawa, on a immédiatement jeté une professeure sous les roues de l’autobus à cause d’une seule plainte, pour un seul événement, et ce, au nom d’une communauté qui n’avait en l’espèce rien demandé — la principale offensée avait la peau blanche. La transposition d’une telle affaire au monde politique, dans le cadre d’un stratagème répressif, est tout à fait aisée.


Remarquez, d’ailleurs, que même dans ce que l’Histoire a vu de procès-spectacles, on maintenait généralement une illusion d’audi alteram partem, que ce soit par des plaidoiries inutiles ou, au moins, par des aveux forcés. Ici, le rectorat d’Ottawa n’a communiqué avec Lieutenant-Duval que pour lui annoncer sa suspension — jamais pour recueillir sa version. En voici donc une dernière, en ce qui concerne l’écoute de l’adversaire ou, inversement, la volonté de censure : « Au risque de me faire traiter de "terroriste intellectuel", QUI LUI A DONNÉ UNE TRIBUNE? », statuait un autre collègue sur un réseau social, avec une image de Bock-Côté à Tout le monde en parle, il y a un ou deux dimanches de cela. Je ne gaspillerai pas mon encre virtuelle — l’ironie parle d’elle-même.


Cela dit, c’est normal et même souhaitable que de telles opinions existent dans la population. Ça démontre, d’une façon, qu’une partie de l’humeur collective est sensible à la douleur de certains groupes. Ces opinions ont une certaine popularité chez les gens qui n’ont pas à se préoccuper du droit : ceux dont les convictions sont teintées d’autres spécialisations ou qui ont le loisir de s’en remettre à leurs tripes et à leur gros bon sens pour les établir. Or, qu’un étudiant en droit émette ce genre d’opinion en public, il a bien le droit, mais ça fait peur.


Parce que nous, justement, on n’a pas ce loisir-là. Cela ne signifie pas pour autant qu’on doive adhérer en tous points aux énoncés de la Charte, par exemple, ni qu’on doive refuser catégoriquement la réforme (car les endroits où elle est nécessaire savent se montrer). Il y a simplement certains principes fondamentaux auxquels, en tant que juristes, nous ne devrions pas déroger en bonne conscience. Il y a des droits que nous devons défendre, au-delà d’autres considérations. Mieux que ça : pour ceux d’entre nous qui ont le projet de devenir membres du Barreau, eh bien, permettez-moi un rappel. Nous en ferons le serment.


Le serment de défendre des droits et des principes nombreux, qui contribuent à ce qu’il fasse mieux vivre ici qu’à bien des endroits. Très nombreux, aussi très fragiles, sous les attaques constantes tant d’une certaine gauche que d’une certaine droite, s’appuyant toutes deux sur les sentiments des gens et ce, autour du monde. Et ne me comprenez pas mal, ces sentiments sont valides, bien souvent ancrés dans l’Histoire la plus sombre — nous devons leur préférer la lumière des libertés civiles, c’est tout. Les principes que nous étudions et auxquels nous consacrerons, en partie, notre vie, ont des noms latins prétentieux, ils sont froids, et ils ne sont pas tout à fait glamour. Ils n’en restent pas moins essentiels au bon fonctionnement de nos États et de nos vies raisonnablement libres. Ils sont, aussi, les meilleurs alliés pour tous ceux qui se différencient de la majorité en différents points.


Nous avons la chance, au Québec, de pouvoir bénéficier d’un grand soutien pour ces principes, comparativement à ce que le Canada anglais nous a montré dans cette affaire. Les professeurs francophones d’Ottawa et ceux du Québec ont fait front commun pour ces idéaux. La twittosphère anglophone les a vilipendés à coups de « fucking racist frogs ». À Québec, on a mis le drapeau en berne quand Samuel Paty a été décapité ; à Ottawa, le premier réflexe fut de dire qu’il avait crié au feu dans un cinéma. Le contrat de Lieutenant-Duval ne sera certainement pas renouvelé à Ottawa ; je ne serais pas étonné qu’une université québécoise décide de l’accueillir. Tout cela n’est pas près de finir. Voyez-vous les luttes qui se dessinent à l’horizon ? Des enjeux de droits fondamentaux font irruption les uns après les autres, et adoptent en grande partie, peut-être pour la première fois de notre vivant, les lignes de failles linguistiques à l’échelle canadienne, où nous sommes petits, vulnérables, minoritaires.


Réalisez-vous, jeunes amis juristes de l’Université de Montréal, à quel point nous sommes concernés? Ressentez-vous ma peur, en voyant que pour certains de nos collègues juristes, audi alteram partem semble ne rien vouloir dire de plus que Audi™ Spare Parts ?


Surtout, comprenez-vous l’ampleur de notre tâche ?

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