Suis-je violente ?

Le 6 janvier dernier, un⋅e collègue de TransEstrie m’envoie un message. Gen m’avise comme suit: « TERF profitant de la visibilité offerte par McGill, on ne peut laisser faire ça ». Le fait que ledit TERF est affilié avec le groupe haineux mondial LGB Alliance a fait sonner mes alarmes internes. La LGB Alliance est un groupe haineux situé en Grande-Bretagne, mais avec une influence mondiale : elle réclame spécifiquement « le divorce du LGB du T » et des attaques « diviser et conquérir ». Son travail a comme seul but d’attaquer les droits des personnes trans – a contrario de ce que plusieurs journaux, même centristes, disent. (1) McGill, en donnant une plateforme significative à ce groupe qui veut m’effacer de la vie publique et m’enlever mon droit à accéder à des pièces d’identité, donne automatiquement une approbation tacite de cette haine : j’ai su instantanément que je devais faire quelque chose.

Je rejoins RadLaw McGill, dont je fais déjà partie, pour leur demander si une mobilisation serait appropriée. Moins de cent heures plus tard, environ 250 manifestant⋅e⋅s, venant non seulement de McGill, mais de l’UQÀM, Concordia, et d’autres coins de la ville, se sont mobilisé⋅e⋅s pour venir dénoncer la présence de cette haine importée sur nos espaces collectifs de vie. Malheureusement, il y avait environ cinq contre-manifestant⋅e⋅s, venu⋅e⋅s volontairement, qui ont fait s’intensifier les tensions durant la manifestation — une contre-manifestante portait un chandail « I love J. K. Rowling », d’après la célèbre auteure et activiste anti-trans reconnue. (2) Après avoir été chassé⋅e⋅s du pavillon Chancellor Day, et après que l’événement ait été interrompu, lesdit⋅e⋅s contre-manifestant⋅e⋅s sont allé⋅e⋅s plaider aux médias…

D’un côté, un communiqué envoyé par Robert Leckey, doyen de la Faculté de droit de McGill, accuse les manifestant⋅e⋅s d’être violent⋅e⋅s, d’avoir vandalisé le pavillon. Or, cedit vandalisme ne consistait qu’en deux lignes de Sharpie (effacées le jour suivant), un cadre qui s’est fait décrocher, et deux boîtes de Timbits brisées (amené⋅e⋅s par un⋅e manifestant⋅e en plus!). N’est-ce pas violent? En même temps, dans une entrevue médiatisée sur CTV News (3), Robert Wintemute, le TERF en question, compare la manifestation que j’ai organisée aux attaques d’extrême droite au Brésil qui venaient d’arriver. Il la compare à l’assaut du Capitole états-unien du 6 janvier 2021. Plus tôt cette même journée, sur QUB Radio, une plateforme de Québecor, il exprime que « [la] conférence va aider à lancer le débat au Canada » en face d’un journaliste qui parle de « militants crinqués ». Il nous appelle « hystériques » – un mot qui a été utilisé historiquement à répétition pour maintenir les structures patriarcales définissant la société occidentale, incluant le déni du droit de vote des femmes. Le journaliste a demandé: « vous êtes pas un homophobe, un scientologue, ou un Nazi, vous-là »… pensez-y. Être transphobe, ça tombe dans la même veine, n’est-ce pas?

Ma question pour vous est la suivante : qu’est-ce qui est violent pour vous? Suis-je violente, parce que j’ai organisé une manifestation paisible qui a résulté en moins de 2$ en dommages à la propriété d’une université ayant presque deux milliards en actifs nets? (4) Suis-je violente, parce que je revendique le droit de ma communauté, des personnes trans, de pouvoir vivre leur vie de manière pleine et s’épanouir dans un monde sans discrimination? Est-ce qu’une jeune femme de 19 ans est réellement tant une menace à la société qu’elle mérite de constamment recevoir des menaces de mort, des accusations frivoles d’être une violeuse et des accusations non fondées de pédophilie d’hommes cisgenres qui pensent qu’ils connaissent mieux les enjeux trans qu’elle? Est-elle dangereuse au point de mériter que des articles entiers à caractère faux et diffamatoire soient publiés à propos d’elle par des journaux d’extrême droite, et que les médias sur trois continents aillent crier après elle?

Est-ce de la violence quand ton droit à des médicaments cruciaux est restreint par des politicien⋅ne⋅s qui ne veulent rien savoir de toi? Est-ce de la violence, quand le vocabulaire utilisé pour référer à toi — « it », « trans-identified male », « troon », « tranny » — est conçu spécifiquement pour te déshumaniser et te démoniser? Est-ce de la violence quand chaque fois que tu es forcé⋅e de montrer une pièce d’identité, tu as peur, ne sachant pas si tu risques de te faire agresser pour ta transidentité? Est-ce de la violence quand le droit, et des projets de loi venant par centaines à travers le monde, ­est utilisé comme arme pour te forcer à devenir réfugié⋅e, parfois de ton propre pays? (5) Est-ce de la violence quand ton droit d’exister, de vivre une vie saine et digne, est constamment assujetti à débat?

Quand on parle de « violence », pensez-y. Est-ce que ta propre peur de voir des personnes non conformes dans le genre justifie leur élimination complète du monde? La réponse, elle devrait être claire : non. Jamais. Moi, je ne veux que pouvoir vivre paisiblement, et je suis certaine que celles et ceux autour de moi, les personnes trans que je côtoie, veulent la même chose. Quand ce droit aussi fondamental est mis en danger, je n’ai pas d’autres choix que de manifester. Je n’ai pas le choix d’exprimer mon désaccord, d’une manière au moins minimalement bruyante. Quand le projet de loi n° 2 – le seul projet de loi qualifié d’un recul pour les droits des personnes trans de l’histoire du Canada moderne – a été introduit à l’Assemblée nationale, la mobilisation était massive, non par volonté, mais par nécessité. Le 10 janvier, la même chose a dû être faite. Mets-toi dans mes pieds. Est-ce que « défendre la liberté d’expression » serait ta priorité dans un monde où des centaines de projets de loi anti-trans sont introduits aux États-Unis chaque année (6), et que le Royaume-Uni, où la LGB Alliance a sa plus grande influence, se fait plonger dans une crise constitutionnelle à cause du même discours haineux contre lequel j’ai milité de notre côté de l’Atlantique? (7)

Prochainement, quand tu m'appelleras « violente » tout en propageant des violences toi-même, penses-y. La violence psychologique constante causée par la transphobie et la haine peuvent aller bien au-delà de ce qui est visible. Il y a une violence inhérente à toute tentative d’effacer un groupe de la sphère publique, et il est non seulement une bonne chose, mais un devoir de citoyen⋅ne, de militer contre cette rhétorique haineuse.

J’aimerais clore cette lettre en écrivant cela clairement : la transition légale, ça sauve des vies. (8) En plus, ce n’est pas un jeu « à somme nulle » ; comme RadLaw l’a si bien exprimé (9), et comme je l’ai exprimé (10) dans une lettre ouverte publiée à l’occasion (10), les droits des femmes ne sont pas en opposition avec les droits des personnes trans. Plutôt, ils travaillent en synergie, plusieurs des principes derrière (dont l’autonomie corporelle) étant les mêmes. J’ai choisi d’en faire une mission de vie : j’ai fait raviver une clinique juridique entière afin de faciliter le processus. Notre communauté a un droit de vivre une vie sans discrimination, un droit protégé par la Charte québécoise (11), malgré toutes ses faiblesses et sa fragilité. Je ferai tout, en ma propre capacité, afin d’assurer que cette Charte soit renforcée, et que chaque personne trans puisse pleinement s’épanouir dans un monde paisible sans discrimination.