Schumann et Mendelssohn pour la première des Cartes blanches de la saison de Pro Musica
Auteur·e·s
Thomas Doré et Wang-Lyne Tchotanin
Publié le :
2 février 2022
Le Pigeon dissident a assisté à l’enregistrement du premier concert Cartes blanches de la saison de Pro Musica, un organisme qui a pour mission de promouvoir la musique de chambre à Montréal. Au programme, Andrew Wan, au violon, Brian Manker, au violoncelle, et Ilya Poletaev, au piano, interprètent le Trio pour piano, violon et violoncelle en sol mineur, op. 17, de Clara Schumann et le Trio pour piano, violon et violoncelle no. 1 en ré mineur, op. 49, de Felix Mendelssohn.
Au programme, Andrew Wan, au violon, Brian Manker, au violoncelle, et Ilya Poletaev, au piano, interprètent le Trio pour piano, violon et violoncelle en sol mineur, op. 17, de Clara Schumann et le Trio pour piano, violon et violoncelle no. 1 en ré mineur, op. 49, de Felix Mendelssohn.
Image: Natalie Sartisson
Chiffon orange à la main, une dame astique le flanc d’un piano à queue déjà reluisant de vernis, alors qu’un autre s’affaire frénétiquement à l’accorder. Le caméraman les tient dans son objectif, se pratiquant à faire glisser sa caméra le long des rails installés au sol. Les technicienᐧneᐧs traversent la scène improvisée pour l’occasion, zigzagant entre les petits bancs et les lutrins. Ils marchent vite et ramassent des objets variés choisis au hasard. Tout doit être parfait : le concert sera enregistré, Omicron oblige.
Les journalistes masquéᐧeᐧs sont assisᐧeᐧs sur des chaises disposées en quinconce derrière les caméras. Les journalistes et les pigeons imposteurs que nous sommes attendons patiemment que les événements culturels se produisent devant nous, question d’écrire un article à ce sujet, parce que tout le monde sait que c’est ainsi que les médias fonctionnent.
Et soudainement, coup de théâtre : presque magiquement, Wan, Manker et Poletaev prennent place sur leurs bancs respectifs. Après avoir vérifié que le la fonctionnait toujours sur leur instrument respectif, les musiciens soupirent et ferment les yeux. Place à la musique.
Clara Schumann, Trio pour piano, violon et violoncelle en sol mineur, op. 17
Clara Schumann est sans doute l’une des plus illustres pianistes et compositrices allemandes du dix-neuvième siècle. Enfant, elle parcourt l’Europe pour se produire sur les plus grandes scènes, faisant montre de sa virtuosité sans pareil au piano. Elle entretient une relation très intime avec son père, qui gère sa carrière d’interprète et, plus largement, de nombreux aspects de sa vie. Il abuse d’elle financièrement, s'enrichissant grâce à son succès, et s’oppose officiellement à l’union de la jeune pianiste avec Robert Schumann.
Robert et Clara réussissent néanmoins à se marier et ont de nombreux enfants ensemble. Clara n’est toutefois pas au bout de ses peines et doit subir les conséquences dévastatrices de la maladie mentale de son mari. Elle est aussi confrontée à la mort prématurée de ce dernier et de certains de ses enfants. Malgré toutes ces difficultés et les nombreuses obligations qu’elle doit assumer en tant que femme et mère, Clara Schumann a une vie musicale riche.
Parmi les nombreuses compositions qu’elle écrit au cours de sa longue vie, elle ne compose qu’un seul trio, le Trio pour piano, violon et violoncelle en sol mineur, op. 17. Cette pièce, rédigée en 1846 alors que son mari est malade et qu’elle vient de subir une fausse couche, est souvent vue comme son plus grand chef-d’œuvre, et inspire notamment Robert Schumann pour l’écriture de ses propres trios.
Wan, Manker et Poletaev ont su rendre avec justesse le caractère introspectif de cette pièce de Schumann. Le premier mouvement, fort et passionné, offre un contraste intéressant avec le second, rieur et léger, et le troisième, avec son ambiance sombre. Le quatrième ne va pas sans rappeler le premier, et exprime une émotion intense, quoique difficile à déchiffrer.
C’est Poletaev qui s’est le plus démarqué dans l’interprétation de la pièce de Schumann, notamment durant les premier et quatrième mouvements, trahissant peut-être une certaine préférence de la compositrice pour cet instrument. L’on aurait par ailleurs gagné à offrir une plus grande place à Brian Manker qui, malgré son jeu expressif et sa grande écoute, s’est vu offrir une place d’arrière-plan pour une bonne partie de l’interprétation, au profit du jeu constant de Poletaev et de celui, coloré, de Wan.
Felix Mendelssohn, Trio pour piano, violon et violoncelle no 1 en ré mineur, op. 49
Dès son très jeune âge, Mendelssohn suit des cours de piano et étudie la composition. C’est d’ailleurs pendant son enfance qu’il compose cinq opéras, onze symphonies, sans compter ses concertos, sonates et fugues, en plus de faire sa première apparition publique à l'âge de neuf ans à Berlin. Un an plus tard, il commence à fréquenter l’Académie de chant de Berlin, où il se met à composer à temps plein, tout en devenant également chef d'orchestre.
À la même époque, Mendelssohn, ainsi que ses frères et sœurs, sont baptisés dans la foi protestante. Sa famille ajoute aussi le nom de famille "Bartholdy" à leur nom existant (pour devenir Mendelssohn Bartholdy). Preuve de quoi même les juifᐧveᐧs cultivéᐧeᐧs, protégéᐧeᐧs, riches et éduquéᐧeᐧs se sentaient contraints de dissimuler leur héritage au sein d'une société intolérante.
Or, malgré cela, et bien que Mendelssohn ait connu une certaine notoriété au cours de son vivant, la montée de l’antisémitisme aux XIXe et XXe siècles et l’interdiction par les nazis de jouer sa musique, fait en sorte qu’il faudra attendre à la deuxième moitié du XXe siècle pour qu’il soit reconnu comme un compositeur majeur de l’ère romantique.
Le Trio pour piano, violon et violoncelle n° 1 en ré mineur, publié en 1840, est l’une des œuvres de chambre les plus populaires de Mendelssohn. La version finale de l'œuvre a été révisée, en suivant les conseils de son collègue compositeur Ferdinand Hiller, dans un style plus romantique et schumannien.
Encore une fois, il est difficile de ne pas applaudir la grande virtuosité de Poletaev dans l’interprétation de cette pièce magnifique. Nous remarquons aussi le retour en force de Manker au quatrième mouvement, où le violoncelliste rappelle l’auditoire que son jeu sait s’imposer. Le jeu extravagant de Wan, qui contrastait avec celui, plus délicat, de ses collègues (nul besoin de rappeler que Wan est le violon solo de l’OSM), nous a donné droit à une performance extraordinaire devant laquelle Mendelssohn lui-même se serait incliné.
Entrevues avec les musiciens
Clara et Robert Schumann ont baigné toute leur vie dans le milieu artistique effervescent de l’Allemagne du milieu du dix-neuvième siècle, s’entourant notamment de Johannes Brahms, mais aussi de Felix Mendelssohn et de sa sœur Fanny. Felix Mendelssohn et Clara Schumann entretenaient une telle admiration l’un pour l’autre que Robert Schumann aurait même éprouvé une certaine jalousie à l’égard de leur relation. Une chose est sûre; tousᐧtes ces artistes se sont inspiréᐧeᐧs les unᐧeᐧs les autres, laissant une marque indélébile sur l’histoire de la musique occidentale.
Il est donc pour le moins intéressant que Pro Musica ait choisi de présenter une pièce de chacun de ces deux artistes pour l’inauguration de leur nouvelle série Cartes blanches. Qu’en est-il des différences entre le style des deux compositeurs qui, bien qu’ils se soient inspirés mutuellement, viennent de milieux différents? Comment doit-on envisager l’interface entre l’œuvre d’une compositrice, femme et mère, qui traverse des périodes très difficiles et celle d’un compositeur de riche famille, ayant connu gloire et succès? Plus encore, comment concilier de tels contrastes dans son jeu, histoire de rester fidèle à l'œuvre?
Pas question de faire de tels raccourcis, selon Poletaev : « [Traduction] Je ne suis pas sûr que cela ait une incidence sur notre façon de jouer. C'est en fait un peu problématique de parler de ces choses parce que l'une des choses les plus merveilleuses de l'art est qu'il transcende les aléas de l'existence quotidienne. Même si, décidément, on ne pourra jamais diminuer les difficultés de Clara, surtout avec la mort de son mari et les difficultés de sa famille, on ne pourra jamais banaliser l'antisémitisme et le manque de sensibilité que Mendelssohn a vécu, malgré toute sa notoriété et la gloire. Malgré tout cela, ils étaient assez forts en tant que personnes et en tant qu'artistes pour surmonter et ne pas ressentir ou projeter leur statut de potentielles victimes dans leur musique. Et c'est quelque chose dont je ressens personnellement - et je pense que nous ressentons tous - très fortement la présence parce que c'est une musique qui est imprégnée d'humanité, de foi et d'un réel sentiment d'optimisme. »
C’est pourtant bien vrai : la famille de Mendelssohn, de descendance juive, a trouvé bon de se convertir au protestantisme pour mieux s’intégrer à la société allemande de l’époque, assez hostile à l’égard des Juifᐧveᐧs. Felix Mendelssohn a quand même été la cible de nombreuses attaques antisémites, et ce, même de la part de grands noms, comme le compositeur Richard Wagner, qui l’a attaqué personnellement dans son essai Das Judenthum in Musik, un ouvrage franchement répugnant et tristement célèbre dans l’histoire du mouvement antisémite allemand. Nous retenons de la sagesse de Poletaev que la grande musique est celle que l’on écrit et que l’on joue avec le cœur, non pas avec la tête et les préjugés qui y résident.
Cela étant, Manker célèbre la place grandissante des compositrices dans la musique de chambre : « [Traduction] C'est une œuvre magnifique, le trio de Clara Schumann est une œuvre magnifique et se suffit à lui-même à côté de tout. C'est merveilleux à jouer, [un] moment incroyable, presque parfait. Les gens devraient connaître ce travail, alors j'espère qu'ils le connaîtront. » Rappelons que les compositions de Clara Schumann ont été largement délaissées jusque dans les années 1970.
En somme, la musique de Wan, Poletaev et Manker n’était pas seulement grandiose, elle était rafraîchissante : elle nous raconte une histoire qui fait autant plaisir à entendre qu’à raconter.
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Pour ceux et celles qui aimeraient rencontrer les musiciens qui nous ont offert ces réflexions, la diffusion numérique du concert sera disponible sur demande du 6 mars au 17 avril 2022 au prix de 25$. Vous pouvez vous procurer vos billets à partir du lien suivant : https://lepointdevente.com/tickets/cballemagneweb.
Et, pour les sceptiques, nous concédons que la représentation musicale live est celle à laquelle nous avons l’habitude de penser lorsqu’on parle de musique classique. Mais nous vous assurons qu’il y a un aspect de production que nous gagnons immanquablement dans un enregistrement, et que la proximité n'est pas compromise; c'est peut-être la première fois que vous pourrez être assez proche d'un violoniste pour compter individuellement les crins qui tombent de son archet.