Je t’ai vue pour la première fois sur mon écran, alors que j’étais en pleine procrastination (in)active entre deux examens finaux, une bière à la main, un sourire aux lèvres.
En fait, ce n’était pas la toute première fois que mes yeux ont croisé ton profil : vraiment, je t’ai connue il y a de cela presque deux ans. Quelques messages, ici et là. « Wow, ton chandail The Cure est suuuuuuper cool! Tu sais où je peux en acheter un similaire? », ou encore « OMG, j’adore Joy Division aussi, ton long coat de cuir seconde main est superbe en passant ». Des semaines à envoyer des messages subliminaux, à repartager des publications en story en espérant que tu y répondes, à discuter du politique, du personnel, de nos thèses et antithèses ; des semaines — des mois, un an, un an et quart, un an et demi — à se partager des articles et des liens louches pour contourner les blocages médiatiques sur Instagram. Puis, rien. Rien, avant cette soirée où j’ai décidé que la bière du McCarold’s goûtait le courage et l’amertume houblonnés d’une bonne IPA bien fraîche.
Une histoire imprégnée d’un romantisme moderne, quoi.
En arrière-plan, sur les téléviseurs qui ont l’écran brûlé avec le logo LCN dans le coin inférieur gauche, un panel discute des commentaires les plus récents de Matt Gaetz, l’homme que Trump pensait alors nommer Attorney General. On rigole, on flirte, on échange quelques répliques complices, et tu acceptes miraculeusement de me rencontrer le temps d’un verre. Tu acceptes de me rencontrer pour qu’on ignore les nouvelles sur nos cellulaires le temps d’une soirée, tu acceptes de m’inviter dans ton monde le temps de tester si le courant passe vraiment entre toi et moi.
Une histoire imprégnée d’un romantisme moderne, quoi.
Force est d’admettre, je suis d’ores et déjà aussi anxieuse que je suis entièrement euphorique à l’approche de la fameuse soirée. Je dois souvent arrêter de lire les unes de La Presse et du Devoir pour préserver une pression artérielle régulière, la tête me tourne. Après que Trump ait prononcé sa longue adresse — supposément un avant-goût de sa « révolution du bon sens » — nous nous sommes finalement assises l’une et l’autre en tête à tête.
Je reviens de Québec après la longue relâche. Je me suis vraiment ennuyée de Montréal, de ses cônes orange. Je me cache en disant que j’ai hâte de tout raconter à mes parents et de prendre le temps de me poser avec mes animaux, mais par-dessus tout, j’ai hâte de revenir dans tes bras. La discussion coule, les regards s’échangent, c’est le coup de foudre silencieux que j’ignore pour préserver ma rectitude morale. Pas trop vite. Pas trop lentement non plus. Juste parfait. Juste assez pour ne pas tout casser, juste assez pour te garder.
Pete Hegseth se fait accuser d’avoir agressé des femmes, il se fait griller par le Sénat, sa mère le désavoue — moi je suis avec une femme, une femme qui est femme, moi j’ai une femme comme il ne saura jamais le faire.
Biden délivre des pardons à des personnalités politiques américaines et à des membres de sa propre famille par précaution, et je suis chez toi avec ton chat entre mes mollets à rire aux éclats à cause d’une connerie à la télé pendant que tu cuisines le souper.
On se cantonne dans un coin mal éclairé du Champ en se justifiant de manière peu convaincante (personne n’a acheté notre excuse de vouloir regarder le match du Victoire sur le grand écran d’un meilleur angle). Puis, je me blottis à tes côtés, où rien ne saurait m’atteindre, où je suis invincible, où Elon Musk n’a pas fait de « salut romain » deux fois plutôt qu’une sous les cris d’une foule déchaînée. Je me blottis à tes côtés, la tête sur ton épaule, où les gens n'osent pas s’aveugler face à la réalité économique de tarifs de 25%, où J.D. Vance n’a pas provoqué Zelensky en pleine rencontre officielle, où l’information sur la contraception et l’avortement n’est pas effacée des sites web du gouvernement.
Tant que tu as ta main sur ma joue et ton nez dans mes cheveux, Trump n'envahira pas le Groenland. La seule chose que je sais, c’est que tu es là et que la peur au creux de mes os est absente, sauf la fois où nous sommes revenues main dans la main chez toi, et qu’un groupe de jeunes garçons nous a épiées un temps de surplus.
Je suis en plein cours de droit administratif, lorsque je décide que tout ça m’est égal. Ce virus qu’est l’intolérance ne m’empêchera pas de te tenir le bras en pleine rue quand on prendra l’air entre deux danses, et le taux d'acceptation en chute libre selon le dernier rapport de Gris Montréal, ce n’est qu’un détail. Peu importe, je resterai libre de m’afficher — haut et fort, je suis lesbienne — je résisterai à tous les efforts qui voudront me reléguer au placard et l’invisibilité chronique. Tu ne seras pas ma colocataire indéterminée ni une amie qui touche trop souvent ma hanche pour le confort, ou une vieille fille qui attend son prince charmant — tu seras ma chérie, ma copine, mon épouse, ma compagne, mon cœur, mon ange, ma flamme, mon amoureuse.
Soudainement, une claque au travers de mon visage. De joue à joue, je suis teintée bordeaux.
Je t’aime.
En pleine montée fasciste, alors que j’ai la peur au ventre ; alors que je dois constamment me rappeler ma foi en nos institutions démocratiques et légales ; alors que nous perdons nos espaces d’organisation et de communauté queer aux voisins aigris, puis aux broligarques de la Sillicon Valley qui ont fondé leur entreprise sur du machismo pur ; alors que je vis dans l’angoisse teintée d’appréhension ; alors que je me permets un moment de répit entre deux inquiétudes, il me prend ce sentiment qui m’était alors jusque là étranger.
Les déportations de masse se mettent en branle et c’est le chaos à Boston, la Constitution américaine et les rumeurs d’un rematch pour Obergefell s’intensifient. La propagande grouille sur TikTok pendant le fameux shutdown le plus bref d’une application depuis la naissance des premiers serveurs internet.
« Axe the tax ! », qu’iels s’époumonent en vain, alors que tu t’amuses à noter mes commentaires sur le dernier film de notre watchlist grandissante. « Nous avons renommé le golfe du Mexique au golfe d’Amérique ! » que la petite bête orange hurle sous les tonnerres d’applaudissements, alors qu’on baigne dans la passion, alors qu’on s’observe amoureusement face à face, alors qu’on se tient compagnie dos à dos un livre à la main. Et le soir, en échangeant notre dernier baiser de la journée, en se donnant la dernière caresse le long de la nuque avant d'éteindre le tout et nous plonger dans la noirceur, on ne se donne même plus la peine de recenser les décrets tant il y en a, tant leur violence nous terrifie.
Le pire, tu sais, c’est qu’au travers de tout ça, tout ce que j’arrive à faire c’est t'admirer avec un air béat. Certes, c’est bien moi, la langue effilée, la cynique, celle qui ne veut pas s’attacher, celle qui ne veut rien de compliqué. Celle qui a déjà tout planifié, tout figuré, l’esseulée qui l’assume et qui a réglé sa vie au quart de tour en conséquence. Tu me vois, tu me vois tout entière, et tu continues à vouloir me voir dans toute ma complexité humaine. Dans tes yeux à toi, je suis moi. Moi, sans concessions, sans compromis. Je t’aime.
Aussi simple que bonjour. Je t’aime. J’aime tes grands yeux ambrés, la forme de ta bouche ; j’aime tes boucles étalées sur l’oreiller comme des rayons de soleil qui caressent mon visage en octobre, ton rire retentissant ; j’aime tes belles mains délicates, ta douceur innée, tes pommettes saillantes et tes opinions de mélomane tranchées. J’aime tes valeurs, j’aime ta résilience, j’aime comment tu adores ton prochain, j’aime tes projets, tes ambitions et tes tics qui m’agacent profondément.
Tu rends tout facile, tu redonnes la beauté aux moments les plus hideux. Le réconfort que tu me procures par ta simple présence est incomparable, et nous sommes indomptables. Au grand dam de toustes les plus grand.e.s individualistes, la survie à la vague de haine qui déferlera dans les prochains mois passe par l’action radicale, et rien ne sera plus extrémiste que de se garder une tendresse pour l’Autre. Rien ne sera plus extrémiste que de considérer son entourage et les personnes qui composent notre société comme une seule et même communauté. Patience sera le mot d’ordre. Patience, compassion. Et ça, j’en ai une source intarissable à te dédier.
Je monterai aux barricades, énormes énarmes autour de mon avant-bras, vaillante et déterminée. Car t’aimer comme je t’aime, c’est résister.