Réflexion à quatre mains :
L’effet Moiaussi dans notre expérience d’étudiantes en droit
Auteur·e·s
Florence Claveau-Roy et Frédérique Verreault
Publié le :
9 décembre 2022
Florence : J’avais 16 ans lorsque la publication d’enquêtes journalistiques dans de grands quotidiens québécois a donné naissance à la vague #Moiaussi. Environ un an et demi plus tard, un scandale éclatait dans ma petite école secondaire, qui a fait grand bruit dans les journaux et radios de la ville de Québec. Les parents de filles de 13 et 14 ans avaient alors dénoncé un groupe de cinq garçons du même âge qui s’étaient échangés entre eux les photos dévoilant le corps de ces jeunes adolescentes. À cette époque charnière dans la construction de ma féminité, j’étais poussée par les désirs contradictoires d’être indépendante et forte, mais aussi d’être vue et reconnue par le regard des garçons, même ceux qui nous voulaient du mal. C’est donc dans ce contexte, où l’avènement des réseaux sociaux transformait le rapport à la sexualité des adolescent·e·s et le mouvement #Moiaussi révélait l’omniprésence de la violence à caractère sexuel dans nos sociétés, que nous sommes devenues femmes.
Et au risque d’être traitées de wokes prises dans leur safespace et leur trigger warning, je trouve qu’il est légitime de proposer que le corps professoral soit sensibilisé, s’il ne l’est pas déjà, à la façon d’aborder des notions théoriques en lien avec la violence faite aux femmes.
Que me reste-t-il de #Moiaussi?* Un sentiment d’insécurité et de vulnérabilité devant certains comportements masculins. Une préoccupation face aux victimes, non seulement dans le traitement judiciaire réservé aux cas de violence à caractère sexuel, mais aussi dans les répercussions que cela peut avoir dans leur vie personnelle. Comment se portent les jeunes filles ayant envoyé des photos aujourd’hui? Une préoccupation aussi face aux agresseurs : qu’y a-t-il dans la socialisation des hommes pour qu’il y ait autant de dénonciations à leur endroit? Comment est-ce que ces jeunes garçons pouvaient « trouver ça cool » de partager des « nudes »? Après toute la tempête que cela a créé, ont-ils pris conscience de la gravité de leurs gestes? Comment se comportent-ils dans les bars aujourd’hui?
Toi, Fred, que te reste-t-il de #Moiaussi?
Fred : Pour être honnête, j’étais assez jeune aux débuts du mouvement, mais je me rappelle avoir été choquée par ces dénonciations. Pour la première fois de ma vie, on m’exposait à la réalité d’une majorité de femmes au sein de notre société. Les statistiques sur le nombre de femmes qui allaient subir une agression sexuelle au courant de leur vie m’ont particulièrement étonnée. À table avec mes amies, je faisais le calcul en fonction du nombre que nous étions, et j’étais outrée de constater combien d’entre nous allaient possiblement devenir des victimes.
J'ai été davantage ébranlée lors de la résurgence du mouvement à l'été 2020. À ce moment-là, plusieurs dénonciations étaient publiées sur les réseaux sociaux par des connaissances ou des inconnues. Je suis tombée dans un « rabbit hole » de dénonciations, je passais mon temps à les lire. J’ai commencé à être dégoûtée par les actions des hommes et l’inaction des systèmes judiciaire et politique. J’ai lu Putain de Nelly Arcan, ce qui m’a fait ressentir une sorte de désespoir par rapport à la place de la femme dans la société, son impuissance face à la structure patriarcale qui l’étouffe.
Florence : En août 2021, nous nous sommes retrouvées toutes les deux dans la section C de la Fac. C’était la fin de l’été au cours duquel est sorti La parfaite victime, réalisé par Émilie Perreault et Monic Néron. Ce documentaire, malgré les nombreuses critiques dont il a fait l’objet, a renforcé l’idée déjà fortement ancrée dans les esprits selon laquelle le système judiciaire n’entend et ne croit pas les victimes d’agression sexuelle. C’est donc avec cette perte de confiance envers le système de justice comme toile de fond que nous avons entamé nos études en droit.
Il aura fallu attendre à l’hiver pour que s’infiltre la notion d’agression sexuelle dans notre cheminement, soit dans le cadre de notre cours de Droit pénal 1. En étudiant en classe les moyens de défense et les infractions criminelles prévus dans le Code criminel, nous avons été amené·e·s à prendre connaissance des décisions concernant de nombreux cas d'agression sexuelle. Nous avons également eu un travail de mi-session portant sur l’art. 273 2b) du Code criminel qui prévoit l’exclusion du moyen de défense fondé sur la croyance au consentement si l’accusé n’a pas pris les mesures raisonnables pour s’assurer du consentement. Ainsi, la théorie sur l’infraction d’agression sexuelle a occupé une place importante dans notre premier cours de droit pénal.
Avant nos échanges des dernières semaines, je ne peux pas dire que j’avais porté une attention particulière à la façon dont on présentait la violence faite aux femmes dans nos cours de droit. Cela dit, au cours d’une de nos discussions, tu m’as confié que tu avais été marquée par la quantité de cas étudiés qui nous confrontaient à du contenu explicite en lien avec des femmes violentées sexuellement dans nos cours de droit.
Fred : Je me souviens de mon premier cours de droit pénal sur l’agression sexuelle comme si c’était hier. Je me rappelle la conclusion de l’enseignant après son explication du processus de déclaration de culpabilité : « Si l’accusé a commis une agression sexuelle, il ne peut pas échapper aux filets de la justice ». À la suite de cette affirmation, j’ai regardé les élèves dans la classe. Je cherchais, chez mes collègues, une expression qui reflétait la confusion que je ressentais. Je m'attendais, en fait, à ce que le professeur nuance cette remarque finale : « Toutefois, en pratique... ». Il n'a pourtant rien ajouté. Cela dit, ce qui m'a le plus surprise, c'est la réponse donnée peu après à un de nos collègues étudiants qui se demandait pourquoi sur papier, ça avait l’air si simple alors qu’en pratique, ça paraissait si compliqué d’être condamné·e. Je me rappelle avoir souri d’incrédulité à ce moment-là. J’ai sincèrement espéré que personne n’avait été victime de violence à caractère sexuel dans la classe. Les statistiques sont malheureusement claires.
Florence : Je me rappelle très bien de cette intervention. Je pense que la personne qui soulevait l’enjeu de la condamnation des accusé⋅e⋅s en matière d'agression sexuelle reflétait ce que plusieurs personnes pensaient. Probablement qu’on ne comprenait pas à ce moment-là que le problème que soulevait notre collègue relevait davantage de la théorie de la preuve que de celle de l’infraction en tant que telle. Il n’en demeure pas moins que ce décalage entre la théorie vue en classe et le processus judiciaire par lequel doivent passer les victimes de violence à caractère sexuel nous laissait confus·es.
Fred : J’ajouterais aussi que ce n’est pas seulement ce décalage que je perçois entre la théorie et la pratique qui m’a marquée, mais la répétition de l’emploi de l’infraction d’agression sexuelle pour expliquer une notion théorique. Que ce soit pour des travaux écrits ou encore des exemples, je trouve qu’il y a une certaine redondance du sujet. Par ailleurs, lorsque l’on prend connaissance des décisions rendues en matière d’agression sexuelle, jamais un·e enseignant·e n’a accompagné la description violente des faits d’un trigger warning à la classe ou d’un message de sensibilisation. Je sais bien que la théorie doit être vue, qu’il faut qu’on nous l’enseigne, mais je ne peux m’empêcher de grimacer intérieurement face à la manière crue dont elle a été abordée jusqu’à présent durant mon parcours. En tant que femme, je trouve lourd et épuisant d'être exposée à tant de cas graves de violence envers les femmes sans mise en contexte. Je me retrouve donc partagée et confuse entre l’importance d’apprendre la théorie en étant exposé·e·s aux faits et la façon dont on aborde le sujet en classe.
Florence : Même si la lecture des décisions que tu évoques ne m’a pas autant remuée, t'entendre parler de ce que tu as ressenti m’a fait réaliser comment le contenu des cours peut avoir un impact sur les étudiant·e·s qui ont forgé leur identité dans une période où des phénomènes comme #Moiaussi bouleversaient la société. Comme tu le suggères, il y a fort probablement des victimes de violence à caractère sexuel dans les salles de classe et, de façon plus large, des victimes d’infractions criminelles. On peut alors se demander quelle est notre part de responsabilité à nous, étudiant·e·s, face à ce contenu qui ébranle nos sensibilités, mais aussi celle du corps professoral.
Je pense que nous sommes toutes les deux d’accord pour dire qu’il faut être en mesure d’aborder toutes les notions et les décisions dans nos cours de droit. Il n’est certainement pas question de censurer le contenu des cours en laissant de côté des jugements importants parce que les faits s’y rattachant nous choquent ou parce que l’on n’est pas d’accord avec l’analyse faite par la magistrature. Je pense également qu’il faut séparer la salle de classe de la société. Ce n’est pas dans un cours de droit pénal que l’on doit remettre en question la théorie en lien avec les violences à caractère sexuel et le système par lequel doivent passer les victimes qui portent plainte contre leurs agresseur⋅euse⋅s. On vient plutôt y chercher les outils pour comprendre le système, parce qu’il faut d’abord comprendre le droit avant de le critiquer, voire de le transformer. Enfin, il nous revient la tâche, comme citoyen⋅ne⋅s, de continuer à nous informer de ce qui se passe à l’extérieur des murs de la salle de classe, car il ne faudrait pas non plus perdre de vue le réel en se plongeant dans nos livres de droit. Notre responsabilité repose donc sur le maintien de ce fragile équilibre entre la collecte d'informations sur les enjeux qui définissent le monde dans lequel on vit et la connaissance du droit dans ce qu’il a de plus théorique.
Néanmoins, je pense qu’il est valable de se demander s’il faut moduler la façon d’enseigner le droit pénal après #Moiaussi. J’ai posé la question à certaines personnes autour de moi et je te dirais que la plupart des gens répondent par la négative. Certain·e·s me soulignent que la lecture de jugements de façon chronologique nous permet de constater, certes, les lacunes importantes dans l’analyse des cas d’agression sexuelle dans le passé, mais également le chemin parcouru depuis. D’autres me disent qu’il revient aux professeur·e·s de décider s’ils ou elles présentent l’état du droit sans laisser entrer ce qui se passe à l’extérieur. Toutefois, quand je pense à la confusion qui nous habitait en constatant le décalage entre la théorie et la pratique, en plus du choc provoqué par la lecture de certaines affaires de violence à caractère sexuel, je me dis qu’il aurait quand même pu y avoir ne serait-ce qu’une mise en contexte lors de l’introduction au cours pour nous préparer à ce qui allait venir. On a tellement parlé du traitement des victimes de violence à caractère sexuel dans le système de justice ces dernières années. Une mise en contexte abordant d’entrée de jeu l’existence d’un mouvement de société en parallèle des notions de moyens de défense et d’infractions en droit criminel aurait pu nous permettre de mieux comprendre l’objectif du cours, d’écarter l’éléphant dans la pièce. Et au risque d’être traitées de wokes prises dans leur safespace et leur trigger warning, je trouve qu’il est légitime de proposer que le corps professoral soit sensibilisé, s’il ne l’est pas déjà, à la façon d’aborder des notions théoriques en lien avec la violence faite aux femmes. Au final, je pense que l’essentiel de la réflexion engendrée par ce que tu as ressenti dans le cours de droit pénal repose sur l’idée que l’on peut tout enseigner, mais que l’on peut aussi réfléchir à comment le faire. Et comme l’époque dans laquelle nous évoluons nous montre que le changement passe par la réflexion collective, je nous souhaite que l’action de coucher sur papier notre discussion à huis clos ouvre le dialogue.
*Paraphrase du livre Que reste-t-il de #Moiaussi d’Amélie Pineda