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Récusation péremptoire

Auteur·e·s

Gabriel Desjardins

Publié le :

13 octobre 2021

Pour beaucoup d’étudiant⋅e⋅s, incluant moi il y a quelques semaines, le terme « récusation péremptoire » ne sonnait aucune cloche. Au mieux, c’était joli à plugger dans une phrase lors d’une conversation entourée de néophytes à 2 mètres de soi, en espérant que personne ne me demande d’explication trop compliquée.


Après quelques recherches sur le sujet, j’ai découvert qu’il s’agit d’une procédure judiciaire que nous avons probablement tous⋅toutes vue dans un film ou un autre. Il s’agit de la possibilité pour la poursuite et pour la défense d’exclure un membre du jury préalablement au procès criminel sans avoir à donner de raison spécifique. La raison pour laquelle j’ai choisi de vous parler des récusations péremptoires, c’est que celles-ci ont, en 2019, été abolies par le gouvernement libéral de Justin Trudeau. Cette modification s’inscrit parfaitement à notre époque, étant de plus en plus conscient⋅e⋅s de nos biais cognitifs et de l’inscription de ceux-ci dans notre système de justice.

Cela peut sembler anecdotique comme précision, mais personnellement, j’ai un certain malaise à reléguer le choix des jurés à de la simple procédure. Il s’agit bien d’une composante du déroulement du procès, donc « proprement procédurale », mais qui influe sur la composition du jury, l’organe propre à condamner ou acquitter quelqu’un, rien de léger.

L’affaire Colten Boushie


Peut-être que certain⋅e⋅s se rappelleront la mort tragique de Colten Boushie, un jeune autochtone de 22 ans de la Première Nation Cree Red Pheasant, tué par balle en Saskatchewan par Gerald Stanley, un agriculteur blanc. L’évènement, survenu en 2016, soulève la colère populaire, notamment des communautés autochtones, et le procès est très attendu. Avant que celui-ci ne débute officiellement, un jury de 12 personnes est formé. Il est alors du droit de la poursuite et de la défense d’exclure des membres du jury, à l’aide de récusations motivées et péremptoires. La défense décide d’utiliser cinq récusations péremptoires afin d’exclure tous les jurés autochtones, laissant au final un jury entièrement blanc pour juger de l’affaire. La décision tombe en 2018 : Gerald Stanley est acquitté après quinze heures de délibération du jury.


Le contrecoup de cette décision se fait immédiatement sentir dans la communauté autochtone. Nul besoin de dire qu’une vague d’angoisse, d’incompréhension et de colère s’empare de la communauté. Les détails de l’enquête participent à renforcer une réelle perte de confiance envers le système de justice canadien. L’affaire attire l’attention du premier ministre fédéral, Justin Trudeau, qui se dit choqué par la situation. Moins de deux mois après la décision, la ministre de la Justice de l’époque, Jody Wilson-Raybould, présente un projet de loi afin de lutter contre le racisme systémique au sein du système de justice. En se basant sur des recommandations datant de 1991, énoncées par l’Enquête publique sur l’administration de la justice et les populations autochtones, elle propose l’abolition des récusations péremptoires.


La question soulevée par cette modification est : est-ce que cette abolition peut survivre le test des tribunaux ? Rappelons que les articles 11 d) et 11 f) de la Charte canadienne des droits et libertés garantissent la tenue d’un procès indépendant et impartial, ainsi que la possibilité d’être jugé par jury. Donc, est-ce que l’abolition des récusations péremptoires affecte la tenue d’un procès indépendant et impartial devant jury?


Le test des tribunaux : L’affaire Chouhan


C’est ce que les tribunaux se sont demandé en 2019, dans l’affaire Chouhan. M. Pardeep Singh Chouhan est accusé d’un meurtre qu’il aurait commis le 30 septembre 2016. Son procès commence en 2019, devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario. La sélection du jury coïncide précisément avec la date de l’entrée en vigueur de la loi C-75, le 19 septembre 2019. Le juge John Mcmahon décide alors d’appliquer la nouvelle loi et de ne pas permettre de récusation péremptoire aux deux parties. Pardeep Singh Chouhan est reconnu coupable de meurtre par décision du jury.


La défense porte la décision en appel, soulignant que l’abolition des récusations péremptoires empêche M. Chouhan d’avoir un procès devant un jury indépendant et impartial. Elle prétend notamment que les dispositions de la nouvelle loi sont en contradiction avec les articles 11 d) et 11 f) de la Charte canadienne des droits et libertés et sont donc inconstitutionnelles. Elle avance également que la modification à la sélection du jury ne doit pas s’appliquer aux procès décidés avant l’entrée en vigueur de la loi, le 19 septembre 2019.


La Cour d’appel de l’Ontario rend sa décision le 23 janvier 2020. Elle juge que l’abolition des récusations péremptoires est constitutionnelle, car elle n’entrave pas la tenue d’un procès indépendant et impartial. Par contre, en ce qui concerne la rétroactivité de la loi, elle est beaucoup plus éloquente à cet effet. Afin d’expliquer sa position, un petit rappel s’impose.


Pour ceux et celles qui, comme moi, ont suivi ou suivent présentement leur cours de Droit pénal 2, vous vous rappellerez que la rétroactivité d’une nouvelle loi varie. Si la nouvelle loi touche les droits substantiels de l’accusé⋅e, elle n’est pas rétroactive. Par exemple, la création d’une nouvelle infraction ne peut pas incriminer une personne qui aurait commis cette action avant son entrée en vigueur. Toutefois, si la nouvelle loi ne touche que les droits procéduraux de l’accusé⋅e, comme la collecte de preuve, cette loi pourra être utilisée rétroactivement. Les tests ADN, populaires en droit criminel depuis le début des années 2000, ont permis d’élucider des enquêtes vieilles de plusieurs dizaines d’années. Ils ont permis de porter des accusations et d’obtenir des condamnations dans des affaires qui précèdent de loin leur utilisation.


Dans le cas de M. Chouhan, la Cour d’appel de l’Ontario est d’avis que l’abolition des récusations péremptoires affecte les droits substantiels de l’accusé et n’aurait pas dû s’appliquer à son procès, puisque celui-ci a débuté avant l’entrée en vigueur de la loi. Elle casse donc la condamnation de M. Chouhan et ordonne la tenue d’un nouveau procès.


Au tour de la Cour suprême :


Dans une décision de près de 80 pages, la Cour suprême du Canada réaffirme la constitutionnalité de l’abolition des récusations péremptoires et sa conformité avec la tenue d’un procès indépendant et impartial. Par contre, le plus haut tribunal du pays diverge de la décision de la Cour d’appel en ce sens qu’il juge que cette abolition n’est pas une atteinte substantielle aux droits de l’accusé. En effet, la Cour suprême juge que l’abolition ne représente qu’une modification « purement procédurale et [elle s’applique] donc rétrospectivement » (R. c. Chouhan, 2021 CSC 26). Cela peut sembler anecdotique comme précision, mais personnellement, j’ai un certain malaise à reléguer le choix des jurés à de la simple procédure. Il s’agit bien d’une composante du déroulement du procès, donc « proprement procédurale », mais qui influe sur la composition du jury, l’organe propre à condamner ou acquitter quelqu’un, rien de léger.


Malgré cette petite parenthèse, il ne fait aucun doute que l’affaire Boushie est une tragédie et que les récusations péremptoires avaient besoin d’être sérieusement recadrées pour éviter que ce genre d’injustice ne se répète. D’ailleurs, le Canada n’est pas le premier à agir de la sorte; les récusations péremptoires sont de plus en plus controversées dans les différents états de common law. L’Angleterre les a bannies en 1988 parce que cela dérogeait au principe de sélection aléatoire du jury. Les États-Unis les ont encadrées, notamment en 2014, lorsqu’une récusation pour un motif d’orientation sexuelle a été jugée inconstitutionnelle. Ces modifications visent à atténuer l’effet de nos biais inconscients et sont, pour beaucoup d’experts, un effort proactif et inclusif de notre système de justice.


D’ailleurs, si le concept de racisme systémique était encore flou pour certain⋅e⋅s, voici un rappel pour terminer. En mars 2021, près de 5 ans depuis le décès de Colten Boushie, la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la GRC (CCETP), qui avait été chargée d’enquêter sur les agissements de la GRC lors de l’affaire Boushie, dépose les résultats de son travail. Ses conclusions : fouilles abusives, soupçons infondés d’alcoolisme de la mère autochtone du jeune garçon, mauvais traitement des preuves et des témoins, commentaires et remarques racistes de la part des enquêteurs, et j’en passe… On peut socialement faire mieux.

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