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Pas besoin de murs pour exclure : l’édification de la domination

Auteur·e·s

Adrien Banville

Publié le :

19 avril 2023

Comme des milliers d’étudiant·e·s, j’emprunte chaque jour le métro pour me rendre à mes cours. Après un bon café trop cher, rien de mieux qu’un véhicule commun et écologique roulant à toute vitesse vers l’éducation pour allumer ma flamme de jeune social-démocrate.

Nous sommes donc soumis·e·s à des architectures hostiles en raison d’une conceptualisation du droit, mais aussi d’une socialisation à travers ses coutumes et son apprentissage, qui limitent les formes que prennent les juristes, le droit et la justice au sein de l’espace public.

Comme des milliers d’étudiant·e·s, j’emprunte chaque jour le métro pour me rendre à mes cours. Après un bon café trop cher, rien de mieux qu’un véhicule commun et écologique roulant à toute vitesse vers l’éducation pour allumer ma flamme de jeune social-démocrate.


En un court instant, baigné·e·s dans un parfum distinctif de combustion humide, nous traversons en silence les souterrains de la ville à l’abri des regards. Car si nous sommes invisibles pour la surface, c’est bien parce qu’on a choisi d’enfouir le métro pour laisser nos rues aux voitures. Les tramways, autrefois le sang de Montréal, ont été remplacés par des bus pour cette même raison. La priorité est à l’individualisme, on connaît le refrain. Mais qui a déterminé quel groupe circulera à la surface et quel autre on enterrera dans un tunnel de béton? Pas le droit, sans doute.


La célèbre voix de Michèle Deslauriers m’extirpe de la léthargie du transport : (DOU-DOU-DOUUU) prochaine station : Université-de-Montréal. Vous n’êtes pas sans savoir que, pour un gars de l’Est tel que moi, comme pour mes camarades de transit, plus on s’approche de l’université, plus l’espérance de vie augmente. À Montréal, d’est en ouest, la différence grimpe à 10 ans. Sans surprise, les disparités socio-économiques suivent le même vecteur.


La ville a son architecture.


* * *


De Bentham à Foucault, plusieurs philosophes et sociologues se sont intéressé·e·s à l’architecture comme représentation d’un univers social oppressif coulé froidement dans le béton brut. En raison de son caractère coercitif, l’architecture carcérale constituait souvent un excellent point de départ. En effet, cette forme de construction ne se contente pas que de ses murs de béton, ses barreaux et ses clôtures barbelées pour exclure et isoler : elle impose une conduite jugée désirable en appliquant une contrainte tant physique que psychologique à ses utilisateur·trice·s. C’est entre autres le cas de la célèbre « architecture hostile ».


L’architecture hostile est une forme de contrôle indirect des populations urbaines ayant recours à des éléments architecturaux pour moduler, restreindre ou manipuler certains comportements dans l’espace public. Elle se traduit communément par du mobilier « anti-itinérant·e·s » (tel que des bancs sur lesquels il est impossible de se coucher), mais aussi par des « mesures défensives » plus agressives telles que des pics positionnés face aux vitrines des magasins, et même par des stratégies d’urbanisme dites « défensives » (1), certaines visant à réduire les impacts de la criminalité en isolant les quartiers chauds (et par extension, leur communauté) du reste du paysage urbain (2). À Montréal, on peut trouver du mobilier urbain hostile dans le métro, entre autres lieux, mais aussi dans certains parcs.


L’interprétation académique classique de l’architecture hostile est généralement mobilisée dans l’étude de l’urbanisme défensif, mais une approche critique s’impose : que constate une personne en fauteuil roulant devant une station de métro? Une architecture qui est inclusive ou une discrimination qui lui refuse l’entrée?


Le choix d’exclure du métro la population requérant une assistance à la mobilité a évidemment été effectué consciemment lors de sa création. L’organisme de défense des droits des personnes en situation de handicap, le RAPLIQ, se trouve encore aujourd’hui à devoir militer pour l’accessibilité des installations montréalaises de transport en commun, dont l’entrée leur a jadis été refusée. Cet exemple démontre que l’architecture hostile est bien plus qu’une simple forme de conception restrictive d’un édifice. C’est limiter, à travers nos décisions individuelles ou collectives, la capacité de certains groupes à vivre, s’exprimer, dénoncer, réfléchir ou même habiter dans et au sein de l’espace public. Ne pas ériger un espace public qui soit inclusif et démocratique revient à créer des monopoles et des privilèges dans l’utilisation de ces zones de revendications politiques.


Prenons l’exemple du manque de logements sociaux pour les jeunes familles défavorisées de l’Île. On pourrait sans doute considérer comme une architecture hostile la simplicité effarante avec laquelle les promoteur·trice·s esquivent l’obligation de construire du logement social dans leurs projets immobiliers en vertu du Règlement pour une métropole mixte. Bien qu’elle soit malgré tout nécessaire, la force peu contraignante de cette législation se fait sentir dans l’espace public : en tant que dernier secteur dépourvu de logement social à Montréal, L’Île-des-Sœurs s’érige encore en forteresse insulaire impénétrable pour les plus précaires.


On pourrait aussi approcher sous cet angle les institutions de santé allochtones pour les membres des communautés autochtones en raison du racisme systémique, ou encore la législation hostile en matière d’avortement et de droits des personnes trans aux États-Unis.


L’architecture hostile et le droit


À l’instar de l’urbanisme, le droit participe à la construction des espaces publics et les adeptes de pluralisme juridique pourraient même soulever que l’architecture hostile est en soi une forme de norme régulatrice (3). Or, de la même façon qu’un commerce n’a pas de rampe d’accès universel, force est de constater que notre système de justice n’est pas accessible pour tout le monde. Le vocabulaire juridique lui-même est hostile au profane. Les justiciables sont donc parfois obligé·e·s de recourir aux avocat·e·s pour simplement comprendre les implications juridiques de leurs obligations contractuelles, de leur droit d’habiter un logement jusqu’à leurs conditions de travail. À ce jour, aucun rudiment d’éducation juridique n’équipe adéquatement les justiciables au sein des cheminements scolaires généraux.


Par ailleurs, « la notion même de justice fonctionne dans la société de classe comme revendication du côté de la classe opprimée et comme justification du côté de la classe oppressive », dixit Foucault (4). Ce n’est pas un secret, la justice s’exerce à travers une classe dominante, éduquée, en moyens, ainsi qu’en position d’autorité. La justice s’exerce donc nécessairement dans une dynamique de pouvoir qui tend à s’autolégitimer, comme le note ici le philosophe français.


Et dois-je vraiment mentionner la place prépondérante qu’occupe la conception capitaliste du droit à la faculté?


À titre d’étudiant·e·s en droit entré·e·s pré-réforme, nous sommes très peu, voire pas du tout exposé·e·s aux approches critiques. On ne se demande pas pourquoi deux cours de droit des affaires sont obligatoires au cursus alors qu’aucun, dans le tronc commun, ne traite spécifiquement de théories féministes du droit, du droit de l’environnement, des approches intersectionnelles ou de pluralisme juridique. Je dois toutefois concéder que la réforme a introduit le droit des Premiers Peuples et quelques cours abordant ces sujets. Il s’agit d’un pas dans la bonne direction, mais toute une culture reste à changer.


Nous sommes donc soumis·e·s à des architectures hostiles en raison d’une conceptualisation du droit, mais aussi d’une socialisation à travers ses coutumes et son apprentissage, qui limitent les formes que prennent les juristes, le droit et la justice au sein de l’espace public. Comme l’architecture carcérale, l’apprentissage du droit suppose un double jeu de contraintes. Elles sont évidemment physiques (se déplacer et être attentif·ve·s aux cours, boire beaucoup (trop) de café, limiter nos rapports sociaux pour étudier, être stressé·e·s et fatigué·e·s), mais surtout psychologiques (l’anxiété de performance, l’illusion de compétitivité, l’impératif imaginaire de la course et le stress abyssal d’attendre sa réponse, ou notre conception du/de la juriste idéal·e, parfait·e, désirable, infaillible). Ainsi, réfléchir le droit, c’est aussi réfléchir à ces structures contraignantes que nous édifions ensemble.

Bien qu’en ces quelques lignes, mes critiques soient certes ostentatoires et diluviennes - édition jugement dernier oblige -, il faut bien reconnaître que le droit contient aussi la capacité de briser ces structures hostiles. Ce travail débute ici même, à la Faculté. On l’opère dans les organisations que l’on construit et les normes qu’on met en œuvre, dans les drames que l’on chuchote, dans les liens que l’on tisse, dans l’oreille que nos collègues nous tendent et dans les idéaux que nous clamons. J’espère que cette critique pourra à tout le moins remettre en question certaines perceptions et paradoxes de notre cheminement.

Sources citées : 


1. Sarah SCHINDLER. « Architectural Exclusion: Discrimination and Segregation Through Physical Design of the Built Environment ». (2015) The Yale Law Journal, Vol. 124 n°6, p.

2. Cara CHELLEW. «Design Paranoia» (2016) Ontario Planning Journal, Vol. 31 n°5, p.18-19 [En Ligne] <https://www.researchgate.net/publication/314762975_Design_Paranoia>

3. Robert ROSENBERGER. « On hostile design: Theoretical and empirical prospects » (2020), Urban Studies, vol. 57(4), p.883-893, p. 888

4. «Chomsky-Foucault Debate on Power vs Justice (1971), Philosophy Overdose [En Ligne] <https://www.youtube.com/watch?v=xpVQ3l5P0A4>, 10:10 min

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