top of page
Portrait%20sans%20photo_edited.jpg

Ordonnance poétique pour étudiantᐧeᐧs en droit

Auteur·e·s

Gabrielle Simoneau

Publié le :

9 septembre 2022

Code civil dans une main, arrêt Edwards dans l’autre, vous voilà étudiantᐧe à la Faculté de droit, et prêtᐧe à croquer à pleines dents dans l’arbre vivant, au danger de délaisser vos anciens passe-temps. Alors voilà, je vous fais tousᐧte une ordonnance poétique. Résistons à la tentation forte de limiter nos expériences de lecture au triumvirat jurisprudence-législation-doctrine de l’étudiantᐧe en droit. Ce texte se veut un plaidoyer pour le maintien de la lecture pour le plaisir, mais surtout une défense de la littérature la plus déstabilisante, parfois la plus mal-aimée, mais surtout la plus belle : la poésie.

« De la biologie elle prend les fleurs, de l’art elle prend les couleurs, et ainsi de suite, jusqu’à la création ou le rappel d’une expérience humaine pour leᐧla lecteurᐧtrice. C’est en engageant l’imagination dans un jeu de mots et de sens que la poésie libère de nouvelles unités de pensée. »

Pour Matt Zapruder, auteur de l’excellent Why Poetry, la valeur du genre poétique réside, justement, dans sa capacité à nous déstabiliser, à nous expulser des structures qui nous sont familières et du jargon maîtrisé. Les vers, en faisant naître des idées, des images et des associations jusqu’alors cachées de notre conscient, arrivent à fondamentalement réinitialiser nos réflexes langagiers et conceptuels. En ce sens, la poésie représente un antidote au marasme intellectuel induit par des lectures limitées à des tournures de phrases familières et établies. En permettant à l’esprit de devenir vagabond, de flâner d’idée en idée, le poème échappe à la pression incessante du monde extérieur, et cultive notre créativité. 


Jorge Luis Borges, dans ses essais, abonde dans le même sens, quoiqu’en atomisant le poème : le pouvoir des métaphores résiderait dans leur capacité à  désorganiser la rigidité de notre univers. Le genre poétique s’épanouit donc dans l’imperfection, dans la contradiction vigoureuse. Cette volonté mutine de perturber les structures acquises s’arme redoutablement d’un vocabulaire emprunté aux sciences, à la vie de tous les jours, au sacré, mais les manie différemment, à grands coups d’imagination du poète. Elle ne crée pas nécessairement ses propres enfilades de lettres appelées à désigner des idées, mais elle exploite celles d’autres champs lexicaux, exigeant ainsi duᐧde la lecteurᐧtrice une certaine gymnastique cérébrale. De la biologie elle prend les fleurs, de l’art elle prend les couleurs, et ainsi de suite, jusqu’à la création ou le rappel d’une expérience humaine pour leᐧla lecteurᐧtrice. C’est en engageant l’imagination dans un jeu de mots et de sens que la poésie libère de nouvelles unités de pensée. Comme le souligne Borges, la poésie ne s'empêtre pas dans le sens commun d’un mot, mais s’attarde à son essence, ses connotations et ses mouvements.


Je vous l’accorde, la structure, le vocabulaire et les métaphores sont parfois inhospitaliers pour l'œil peu acclimaté, et deviennent la source de critiques plus ou moins avisées. Reste que, là encore, leur maîtrise permet de comprendre l’univers caché dans l’abstention d’une virgule, le choix d’un synonyme ou le silence. Comprendre ces possibilités, c’est conquérir les zones grises de la langue et les ombres dans le sens des mots, les mêmes qui, chaque jour,  se retrouvent dans les articles et les procédures rédigés par des juristes. Ainsi, Zapruder conclura, au sujet de tout le poème génial, qu’il doit justement transporter leᐧla lecteurᐧtrice aux limites de la connaissance, de la langue et, surtout, de notre propre existence. Si la poésie peut offrir beaucoup plus qu’un outil mécanique à une meilleure interprétation législative, cet argument se veut une façon de rejoindre les lecteurᐧtriceᐧs les plus attachéᐧeᐧs à la prose. 


Bien que l’expérience du langage soit collective, la poésie sculpte un espace intime, entre leᐧla lecteurᐧtrice et sa conscience, et où, parfois, le poète est invité. Quelque part entre sauts de ligne et absence de ponctuation, des rapprochements auparavant inconnus sont tissés entre nos émotions et les vers, et créent une expérience idiosyncratique à chacun d’entre nous. Pour Zapruder, pour Borges, c’est dans la transformation de la lecture en acte créateur que l’essence immuable de la poésie s’inscrit. Si les vers eux-mêmes peuvent être jolis, et même parfois magnifiques, c’est dans cette novation que réside la véritable beauté. Intemporelle, la poésie a traversé les époques, les formes et les tendances, et, je l’espère, vous traversera toujours aujourd’hui.


bottom of page