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Neecheemus

Auteur·e·s

Adelina Bocanegra et Florence Claveau-Roy

Publié le :

29 janvier 2023

Émilie Monnet est l’artiste et metteure en scène en résidence au théâtre Espace Go depuis 2021. Après avoir monté les pièces Marguerite : Le feu, abordant le parcours de Marguerite Duplessis, esclave autochtone ayant vécu en Nouvelle-France avant la Conquête, et Okinum, dans laquelle le rêve d’un castor géant sert de prétexte pour réfléchir sur la maladie, la transmission et la mémoire, l’artiste engagée propose l'événement festif Neecheemus.

Dans un décor qui recrée l’ambiance de la tente autochtone, où les couvertures aux riches et colorés motifs côtoient de nombreuses bougies blanc crème, ces femmes sont installées sur des divans et des sièges, s’avançant une à une pour raconter.

Cette création artistique est née du désir d’Émilie Monnet de discuter de l’Amour qui oriente nos relations, autant celles que nous entretenons avec les autres que celles qui nous lient à notre territoire, et peut-être même d’en redonner un peu à ce monde qui en a tant besoin. Cette volonté d’explorer la thématique de l’amour prend la forme d’une prise de parole réunissant huit femmes autochtones ou racisées qui témoignent de leur conception de l’amour, de l’érotisme et du plaisir.


Dans un décor qui recrée l’ambiance de la tente autochtone, où les couvertures aux riches et colorés motifs côtoient de nombreuses bougies blanc crème, ces femmes sont installées sur des divans et des sièges, s’avançant une à une pour raconter. Derrière elles, des projections d’amoureux·se·s s’échangeant des baisers, conçues par Caroline Monnet, répondent à l’idée d’explorer les thématiques de l’amour et du plaisir par le langage, tandis que la musique envoûtante de Frannie Holder et Anachnid nous plonge dans une chaleureuse intimité. La mise en scène de Neemeechus est donc en symbiose avec les mots qui meublent le décor. La forme épouse le fond, tout à fait.


Virginia Pésémapéo Bordeleau, autrice crie, ouvre le bal avec un poème adressé à Neecheemus, qui signifie « mon·ma chéri·e », parsemé d’images enveloppantes. Des orages dissidents aux langoureuses framboises en passant par l’amour tressé à l’oubli, ce texte sensuel, qui suit dans son intimité l’amour de deux personnes qui se trouvent et se quittent, saisit de façon évocatrice l’ensemble des thèmes abordés au cours de l’évènement.


L’artiste multidisciplinaire Atikamekw Nehirowisiw Catherine Boivin aborde par la suite le malaise qu’elle éprouve encore quant au fait de prononcer certaines parties du corps en Atikamekw. Dans une perspective de réappropriation de ces mots tabous, elle nous invite à prononcer avec elle, de la tête aux pieds, les différentes parties du corps féminin. Éclatant d’un fou rire en prononçant le mot nombril en Atikamekw, l’autrice rend une performance particulièrement touchante par le charisme et l’authenticité qu’y s’en dégagent, et ce en  entremêlant cours de langue atikamekw et notions historiques. Elle explique avec justesse comment la sexualité à l’époque précoloniale, pleine d’affection et de respect dans le couple, est devenue un tabou avec l’arrivée des robes noires. D’ailleurs, elle introduit le tabou qu’est devenue la sexualité dans notre société moderne en relatant son expérience d’éducation sexuelle à l’école secondaire, expérience familière à plusieurs spectateur·rice·s, durant laquelle elle a appris la théorie sur les moyens de contraception et les ITSS, puis mis en pratique ses connaissances en posant malhabilement un condom sur une banane. La vision qui découle de ce type d’éducation, selon laquelle la sexualité n’a à être abordée en public que dans ses aspects techniques et médicaux, contraste avec celle de ses ancêtres, où la sexualité rime avec amour, intimité, connexion spirituelle et participation au cercle de la vie.


Au tour de Joséphine Bacon de marcher à l’avant de la scène. La légendaire poétesse fait d’abord le récit d’un conte où le carcajou, mi-homme mi-animal, découvre les femmes et la sexualité pour la première fois par le rituel de la chasse et de la consommation du caribou. Pour compléter ce récit, Joséphine Bacon récite un poème explorant le rapport intrinsèque entre l’amour et le territoire pour les peuples autochtones.


Angélique Willkie, chorégraphe, s’exprime ensuite en anglais et en français. Provocante, Willkie dénonce l’emprisonnement par la colonisation à travers la parole et le mouvement. La chorégraphe aborde l’idée de se réapproprier sa sensualité, exploitée et dénigrée par les colonisateurs, en dansant au rythme de phrases sensuelles, prononcées telle une offrande nous permettant d’accéder à son intimité pour un court moment. C’est ainsi que la chorégraphe se libère des carcans imposés par l’autre, puis reconquiert son propre corps, qui bouge voluptueusement au rythme de la musique et hypnotise la salle, loin de la honte jadis imposée à ses ancêtres.


Isabelle Picard, ethnologue wendat, fait quant à elle le récit d’un one night, morceau de son existence désormais prisonnier de ses souvenirs, à la fois grandiose et tragique par son caractère éphémère. La narration de ce moment d’extase, entrecoupé par l’explication d’un concept bien établi dans la sexualité précoloniale, celui des conjoints temporaires, s’est bouclée par l’interprétation d’un chant wendat, moment de beauté rehaussé par les invitées musicales de l’évènement.


Elisapie, autrice-compositrice-interprète, clôt la prise de parole avec un récit autofictif, relatant l’évolution de la relation d’une femme avec sa sexualité et sa féminité. Le récit prend naissance dès la tendre enfance de celle-ci, où elle se remémore le toucher des seins d’une mère, et la peau douce d’un père protecteur. Puis, soudain, elle a 15 ans, puis se réveille auprès de son premier « chum », qu’elle quitte sur la pointe des pieds aux petites heures du matin, alors qu’elle entend sa mère la rappeler à la maison à travers la radio communautaire. Le récit se termine alors qu’elle a 18 ans et qu’elle s’apprête à quitter sa communauté pour poursuivre ses études à Montréal. Sa dernière soirée au village se déroule auprès du médecin du village, un homme blanc, qui l’initie à Félix Leclerc et à Jacques Brel, à l’instar de son ami antérieur, qui lui a fait découvrir Guns N’ Roses, Scorpions, et Pink Floyd. À ce moment précis, elle se sent comme « l’égal » de cet homme, la musique estompant leurs différences pour un court instant. Ce récit aborde le façonnement de l’identité et le rapport à l’amour d’une personne graduellement propulsée dans un univers culturel qui lui est inconnu et avec lequel elle entretient un rapport inégal. L’affranchissement de cette femme s’ensuit, alors qu’elle quitte ce qu’elle connaît, ce qui lui est familier; les seins de sa mère, la radio communautaire, la peau douce de son père. Ce texte final d’Elisapie décrit fidèlement la tragédie du quotidien, celle qui accable tout être humain lors des grandes étapes de son existence, mais qui paraît nécessaire à son émancipation.


Ainsi prend fin Neecheemus, alors que le sentiment d’avoir vécu un moment précieux, bien qu’imparfait et inégal, s’imprègne en nous. Cette prise de parole bouleverse par la sincérité des témoignages et émerveille lorsque la musique s'entremêle aux mots. Pour les femmes pleines de doutes que nous sommes, nous quittons nos sièges énergisées par l’audace de ces femmes qui se réapproprient leur histoire tout comme leur sexualité en abordant l’intime dans une élégante colère. Ultimement, nous sortons de la salle avec une nouvelle preuve de la puissance du langage artistique, qui réside dans le besoin de nommer les choses tout en engendrant la beauté.

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