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Mourir d’aimer ?

Auteur·e·s

Jeanne Strouvens

Publié le :

12 septembre 2022

Recommandation : 

à lire avec la chanson 

Des fleurs pour Gabrielle 

d’Anne Sylvestre


Un ami m’a raconté une histoire extraordinaire. Ça s’annonce bien normalement : un bel été, un parc et une histoire extraordinaire, qu’il a attrapée quelque part, dans la trame de fond d’un chapitre de roman. C’est vraiment une journée comme les autres, avec une jasette comme les autres, et un début d’histoire comme les autres. Il m’en raconte toujours des histoires et je l’écoute toujours des deux oreilles, souriant un peu malgré moi, avec quelque chose dans le ventre qui a hâte de connaître la fin. Mais j’ai eu du mal à en finir avec celle-là.



Gabrielle Russier n’est pas morte d’amour. Gabrielle Russier est morte parce qu’on s’est acharné sur elle. Elle est morte d’acharnement. Elle est morte parce que son intellectualisme à elle, on ne l’a pas loué. Parce qu’elle était femme. Parce qu’elle ne l’était pas assez peut-être.

À la maison, j’ai commencé à éplucher tout ce qu’il y avait à éplucher sur elle. Il y avait quelque chose dans la froideur du texte qui m’émouvait, comme si vraiment elle parlait d’elle-même, comme si tout ce qu’il y avait à dire était là, sans fioriture.


Gabrielle Russier, enfant unique d’un avocat pénaliste, naît à Paris en 1937. Elle y grandit aussi, et trace son chemin comme toutes les autres. Elle rencontre un homme sur sa route, l’épouse un an plus tard, et donne naissance à deux enfants. Drôlement, je ne l’imaginais pas mère.


Mais ce n’est ni comme épouse, ni comme mère que la France se rappelle Gabrielle. Non, sa vie ne commence réellement qu’à 24 ans. Elle étudie alors les lettres et on l’a dit presque prodige. Brillante. Passionnée. C’est ce qu’on retient d’elle. Au concours préparatoire de l’enseignement secondaire, elle se hisse parmi les meilleurs candidats. Et comme femme, dans une France des années 60, il y avait de quoi être fière. Il y avait peut-être aussi de quoi voir une menace. Mais, envers et contre tous, à 24 ans, Gabrielle Russier devient officiellement enseignante.


L’affaire. C’est comme ça qu’on en a parlé, qu’on en a parlé tout bas. L’affaire. Une affaire qui déchire la France, qui indigne, qui émeut. L’affaire. Une affaire quasi mythique, où personne n’a triomphé. À 31 ans, Gabrielle était enseignante depuis 7 ans déjà. Et du nombre incroyable de témoignages qu’on raconte sur elle, c’en était une remarquable. Elle tenait à cœur la curiosité de ses élèves, leur bien-être, leur bon développement. Elle les amenait au théâtre, en vacances de ski, voir le pays. Elle leur enseignait Antigone, Le Rouge et le Noir et Phèdre. À 31 ans, Gabrielle donne l’impression d’en avoir 18 : dans son attitude, son physique, et ses passions effrénés. Elle est chère amie de ses élèves avant d’être dictatrice. Elle devient aussi l’amante de l’un d’entre eux.


Christian Rossi a 15 ans. Il est éperdument amoureux de Gabrielle. Mais malencontreusement pour eux, Christian est aussi le fils de deux professeurs d’université qui voient évidemment bien mal la relation de leur enfant avec son enseignante. Mais ils sont amoureux. Ah, l’amour. Et vraisemblablement rien ne peut se mettre entre eux, ni vague rationalité, ni quelconque autorité. Et le 15 octobre 1968, presque inévitablement, les parents de Christian déposent une plainte contre Gabrielle Russier pour détournement de mineur.

Pensez à cette France des années 1960, où l’intellectualisme était applaudi, où être académicien l’était plus encore. À cette France où être né homme vous donnait une liberté qui était crime pour une femme. À cette France où l’emprisonnement préventif prévalait la présomption d’innocence. C’est dans cette France qu’en décembre 1968, après qu’on ait jugé qu’une première sentence probatoire n’était pas suffisamment grave, que Gabrielle Russier est incarcérée pour la première fois. Cinq jours plus tard, au retour de ses vacances, le juge la fait libérer conditionnellement. Puis, quatre mois plus tard, dans les bras de Christian, elle faillit à sa condition.


Le 10 juillet 1969, Gabrielle est jugée devant un tribunal correctionnel, qui siège à huis clos. Le juge est alors souverain, et on ne lui requiert pas d’expliquer sa décision. Gabrielle est condamnée à 12 mois de prison avec sursis. Elle n’en fera qu’un. Joliment, le juge célèbre du même coup ses qualités d’enseignante. Heureusement, avant ce dernier procès, le Parlement français vote une loi dite d’amnistie qui s’applique à Gabrielle et qui la sauverait d’une condamnation professionnelle. Malheureusement, un maigre trente minutes après la décision du juge, le ministère public, persévérant qu’il est, interjette appel de la décision avec la ferme croyance que la peine est trop faible : on voulait l’empêcher d’enseigner. Gabrielle chute dans une profonde dépression. Une lettre, qu’elle signe Antigone, est publiée: «J’ai tellement peur d’être marquée à jamais».


Le 31 août 1969, Gabrielle quitte la maison de repos où on l’avait placée. Le 1er septembre 1969, à 32 ans, Gabrielle Russier est retrouvée morte. Elle s’est tuée le lendemain de sa libération. Elle s’est asphyxiée, après avoir scellé la moindre issue de son appartement. À sa mise en terre, le pasteur sermonne : «il est des condamnations qui, pour paraître légères à certains, n'en sont pas moins des condamnations à mort ».


On a parlé d’elle comme on parle d’un mythe. Plusieurs ont fait le rapprochement avec la tragédie antique. Je l’ai fait aussi. Tragique. 

Elle était tragique, l’histoire. On l’a transformée en martyr. Son portrait a été placardé sur tous les murs. Des chansons, des livres, des films se sont mis à pleuvoir sur la France, une France obsédée par la même chose : mourir d’amour. Elle était morte d’amour.

Mais c’est faux. Complètement. Gabrielle Russier n’est pas morte d’amour. Gabrielle Russier est morte parce qu’on s’est acharné sur elle. Elle est morte d’acharnement. Elle est morte parce que son intellectualisme à elle, on ne l’a pas loué. Parce qu’elle était femme. Parce qu’elle ne l’était pas assez peut-être.


Je ne sais pas ce qu’il y a réellement à retenir de cette histoire. J’en ai ressenti une vive amertume d’abord, de cette hypocrisie, où un président éploré répond à la révolte nationale d’un poème sur les femmes tondues, où tous ceux qui ont trouvé micro ou estrade l’ont acclamé ou déclamé, où on l’a faite visage de causes politiques qui n’étaient pas siennes, où le président français actuel est marié à l’enseignante qu’il rencontre, comme Christian, à 15 ans. Puis, je retiens aussi cet inconfortable sentiment d’insatisfaction du fait que tout le monde, de cette histoire, est sorti perdant : Gabrielle est enterrée à 32 ans, son Christian interné après multiples tentatives de fugues, le système reste immuable et le peuple insatisfait. Enfin, j’ai gardé cette indicible irritation qui a suivi la romantisation grotesque de cette histoire, qui l’a déshumanisée.


Mais j’aimerais croire que sauf les coups qu’ont pris ma foi en l’empathie, en la justice, en l’idéalisation de l’intellectualisme, il y a un espoir à trouver dans Gabrielle Russier. Il y a plus à la vie que de vivre. Je n’invite personne à être aussi tenace qu’elle, mais j’espère, pour moi et pour vous, de nous trouver cet amour qui transcende presque tout, qui permet de lutter contre l’acharnement, celui qui soulève les foules. Et de moi à vous, trouvez-vous aussi cet ami, à la faculté ou où vous le pourrez, qui vous racontera ces histoires qui réussissent sincèrement à vous bouleverser.


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