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Machiavel au temps du couvre-feu

Auteur·e·s

Jérôme Coderre

Publié le :

14 janvier 2021

6 Janvier 2021. François Legault vient d’annoncer qu’à compter de samedi, le Québec devra respecter un couvre-feu entre 20 h et 5 h, énième mesure destinée à enfin briser cette deuxième vague de COVID. « J’ai l’impression d’avoir 14 ans », me dit Flo d’un air à moitié découragé, à moitié amusé par le caractère inusité d’une telle mesure; du jamais-vu en plus de cent ans. Je me contente d’une réponse laconique, ne sachant pas trop quoi rétorquer. Je ne réponds rien, mais en fait j’ai tout compris. Ce sont exactement les mêmes sentiments qui m’habitent.


Depuis le début de cette pandémie, notre cœur balance entre la frustration de nous sentir toujours plus coincés, restreints, et la détermination de faire les efforts collectifs requis pour se sortir de cette crise en espérant sauver le plus de vies possible au passage. Fort heureusement, une majorité de gens se rallie encore à ce deuxième sentiment; c’est d’ailleurs ce qui évite que la situation ne soit encore plus hors de contrôle. Malheureusement, on constate bien vite qu’il en faut peu pour que les choses s’emballent. Un petit rassemblement par-ci, une tricherie par-là, et nous voilà  avec 3 000 cas quotidiens et des hôpitaux qui débordent.


Tout cela, bien sûr, sans parler de tous les conspirationnistes, les anti-masques ou les négationnistes de la pandémie. En fait, la colère, la frustration et la tristesse que nous ressentons  sont les mêmes que ceux de ces rebelles sanitaires. Tout le monde est tanné. Mais ce qui nous différencie, c’est notre réponse, au-delà de la frustration, aux mesures gouvernementales. C’est notre capacité à rationaliser les choses pour nous rappeler du bien-fondé de celles-ci. En fait, c’est la différence entre qualifier les mesures de machiavéliennes plutôt que de machiavéliques.


Dans son plus célèbre ouvrage, Le Prince, Nicholas Machiavel offre un guide politique aux politiciens de son époque pour s’emparer du pouvoir et le maintenir, même si cela implique d’agir avec méchanceté et perfidie. C’est ce qui a conduit à l’adjectif machiavélique, et surtout, à la célèbre formule, quoiqu’elle soit désormais éculée, la fin justifie les moyens. C’est ainsi que plusieurs conspirationnistes décrivent les mesures actuelles, convaincus d’être les victimes d’un grand complot destiné à brimer nos droits et libertés.

En fait, ce n’est pas tellement l’effet concret du couvre-feu qui m’agace, autant que le sentiment renforcé d’étouffement que le gouvernement souhaite créer.

Toutefois, les enseignements de Machiavel ne sont pas si simples. Dans le 26e et dernier chapitre de son livre, Machiavel nous parle de la raison d’être de ces tactiques en apparence venimeuses. Pour lui, par exemple, le maintien au pouvoir du corrosif César Borgia se justifie dans la mesure où cela empêche les guerres incessantes entre les royaumes de l’Italie de l’époque. En fait, pour Machiavel, la fin justifie les moyens, à condition que cette fin soit moralement bonne.


En termes d’aujourd’hui, cela signifie que, selon la pensée machiavélienne, la fin moralement bonne qu’est la lutte à la pandémie justifie les moyens que sont notamment l’interdiction des rassemblements et le couvre-feu.


Le problème, c’est que le même raisonnement peut très bien être repris par les adeptes du complot, qui à leur tour estiment qu’il est nécessaire de briser les règles sanitaires au nom d’une fin supérieure. Je cherche cependant toujours la moralité dans cet argumentaire. C’est devant de tels dilemmes moraux que Machiavel nous place sans cesse.


Sans tomber dans l’extrême du non-respect des mesures de confinement, il demeure que nous sommes tous continuellement confrontés à nos propres dilemmes intérieurs à savoir comment se comporter en ces temps de grandes contraintes.


Et je l’avoue, le dilemme est encore plus grand chez moi depuis cette nouvelle annonce. Non pas que je songe à désobéir, au contraire, je me suis imposé des restrictions personnelles encore plus importantes. C’est simplement que, pour la première fois, j’ai des doutes sur le bien-fondé des nouvelles mesures. Et pour une rare fois, j’ai de la misère à me faire une tête.


À regarder les chiffres en France, notamment, où les cas quotidiens sont passés de 80 000 par jour à 15 000, je me dis que le couvre-feu est peut-être la solution. Toutefois, est-ce bien le couvre-feu lui-même ou l’application plus grande des mesures déjà en place qui a conduit à ce résultat ? Nul ne sait. Arruda répond que c’est avec un « ensemble de mesures » qu’on obtient des résultats. Certes, mais la technique de la multiplication des mesures me semble un peu comme écrire les 10 articles du code qui te viennent en tête pour combler la page blanche de l’examen dans la dernière minute; parfois, ça marche, mais la plupart du temps, le résultat est décevant.


En fait, ce n’est pas tellement l’effet concret du couvre-feu qui m’agace, autant que le sentiment renforcé d’étouffement que le gouvernement souhaite créer. Certains diront que ce n’est qu’à moi de réaménager mon horaire pour aller marcher plus tôt, ce à quoi je réponds : « Était-il vraiment nécessaire d’aller jusque-là ? »


Sans se questionner sur la constitutionnalité de la mesure, les questions du test de Oakes demeurent pertinentes. Y a-t-il un objectif réel et urgent ? Absolument. Un lien rationnel ? Très certainement. Est-ce la mesure la moins attentatoire aux droits ? J’en doute. Une proportionnalité entre la mesure et l’objectif ? J’en doute encore plus. Une telle mesure liberticide ne doit pas être adoptée comme si de rien n’était.


Sans compter qu’il n’a jamais été clair, à Québec, de ce qui relève du politique ou du sanitaire. Legault nous avait promis qu’il respectait à la lettre les recommandations de la santé publique, jusqu’à ce qu’on apprenne que cette dernière ne recommandait pas la fermeture des restaurants. Avec cela, le lien de confiance s’est fragilisé et je ne peux m’empêcher de douter un peu plus des motivations qui guident le choix des mesures.


N’empêche qu’au final, je crois quand même que la décision d’imposer un couvre-feu est la bonne. La situation est à ce point critique que le gouvernement se devait d’agir; le contraire aurait été irresponsable. Et, au fond, si la situation redevient sous contrôle au 8 février, on ne pourra que dire « mission accomplie ». Plus que jamais, les résultats feront foi de tout.


Idem pour la vaccination. Au-delà des inutiles chicanes fédéral-provincial, c’est au gouvernement Legault de nous montrer qu’il peut lancer avec brio une campagne de vaccination qui bat de l’aile présentement. Là aussi, les chiffres parleront d’eux-mêmes.


En fait, le gouvernement joue gros avec cette annonce. Il s’expose à ce que sa crédibilité en prenne un coup si la situation ne s’améliore pas d’ici le début février. Inévitablement, le Québec vivra un relâchement une fois ce mois difficile terminé. Si la situation ne s’améliore pas, tenter d’imposer de nouvelles mesures contraignantes à une population déjà épuisée de 11 mois de pandémie, dont un de confinement, appellera un miracle.


Une fois de plus, le gouvernement récidive avec sa stratégie de proposer aux Québécois des mesures hermétiques, mais temporaires. Rappelons-nous le « 2 semaines de pause ! » ou le « défi 28 jours ». Il fait donc le pari que, cette fois, sa mesure touche la cible et permette au système de santé de respirer un peu.


Au fond, c’est un bien beau pari que nous devrions tous tenter de relever.

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