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Ma rencontre avec Lucien Bouchard

Auteur·e·s

Jérôme Coderre

Publié le :

8 avril 2022

On dit parfois de certains politicienᐧneᐧs qu’ils ont une main de fer dans un gant de velours. Lucien Bouchard présente l’image inverse. Sous l’apparence sévère de l’octogénaire de Chicoutimi, fils de camionneur, qui a connu la pauvreté et la violence de son quartier se cache un homme doux, drôle, chaleureux et généreux. Résumé de ma rencontre avec l’avocat et ancien premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, dans le cadre du Colloque des étudiantes et étudiants en droit du Québec.

D’emblée, on constate bien vite que l’homme n’a rien perdu de la fougue qu’on lui connaît. Cela fait à peine quelques minutes qu’on s’est rencontré et j’ai l’impression de discuter avec un ami de longue date qui me livre le fond de sa pensée sur l’omniprésence des politicienᐧneᐧs dans l’espace médiatique, surtout dans ce qu’il appelle des « émissions de variétés ». « On atteint les abysses de la médiocrité », dit-il, rien de moins.

J’ai à peine le temps de me présenter à titre de rédacteur en chef du Pigeon dissident que Lucien Bouchard part sur une lancée : « Moi aussi j’étais rédacteur en chef de mon journal étudiant ! » En fait, il occupait simultanément cette fonction pour deux journaux, celui de la Faculté de droit de l’Université Laval, Cahiers de droit, mais aussi celui de l’Université Laval au grand complet, le Carabin. Visiblement, l’engagement et l’implication de Lucien Bouchard ne datent pas d’hier.


Ce premier point en commun met la table pour nos premiers sujets de conversation, le journalisme, les médias, et la relation entre les politicienᐧneᐧs et les journalistes. D’emblée, on constate bien vite que l’homme n’a rien perdu de la fougue qu’on lui connaît. Cela fait à peine quelques minutes qu’on s’est rencontré et j’ai l’impression de discuter avec un ami de longue date qui me livre le fond de sa pensée sur l’omniprésence des politicienᐧneᐧs dans l’espace médiatique, surtout dans ce qu’il appelle des « émissions de variétés ». « On atteint les abysses de la médiocrité », dit-il, rien de moins.


En réalité, ces paroles n’ont rien de bien surprenant venant de l’homme qui a notamment construit sa personnalité sur les thèmes de la rigueur, du travail et du sérieux. Pour Lucien Bouchard, il est important que politicienᐧneᐧs et journalistes gardent une distance, « pas un mur, mais une distance ». Visiblement, Bouchard n’est pas du genre à être ému par les tentatives des politicienᐧneᐧs de montrer leur côté people.


Il faut dire que dans l’imaginaire collectif, Lucien Bouchard est l’homme de la rigueur budgétaire, du déficit zéro, élogieux du travail, diatribe de la paresse et tenace négociateur des conventions collectives du secteur public dans les années 70 et 80. Le mythe veut même qu’il ait dormi dans son bureau à une certaine époque, signe qu’il n’était jamais bien loin de ses dossiers.


Mais résumer l’homme qu’à cela ne constituerait rien de moins qu’un raccourci intellectuel. Surtout, s’adonner à ce genre de sophisme à propos de quelqu’un qui connaît aussi bien les rhéteurs romains que quiconque serait carrément déshonorer l’intellectuel qu’est Lucien Bouchard.


Toujours dans les premières minutes de notre entretien, il me confie qu’il aurait aimé être journaliste. De prime abord, il peut sembler difficile de réconcilier toute l’admiration qu’il porte pour la profession et l’épouvantail qu’il dresse quand il est question des dangers pour unᐧe politicienᐧne de trop se rapprocher des médias. Je comprends toutefois que pour Lucien Bouchard, les deux opinions cohabitent parfaitement : chacun joue son rôle, et les deux, à leur manière, sont essentiels à la démocratie.


L’intérêt pour le journalisme lui vient d’une grande curiosité intellectuelle, pour les affaires publiques principalement. Pas surprenant que celui qui a fait le cours classique ait hésité jusqu’à la dernière seconde entre la médecine, la littérature, les sciences sociales, le génie et le droit. L’homme aux multiples ambitions a toujours été fasciné par la culture classique, la lecture et la philosophie. Impossible pour moi de ne pas le croire quand il me dit que les années de jeunesse universitaire sont précieuses, puisque « tout est encore possible, ouvert ».


Après 2 jours (!) en médecine – freiné dans ses ambitions par son horreur pour la dissection de cadavres –, il opte d’abord pour le baccalauréat d’un an en sciences sociales, où il tombe sous le charme du professeur Guy Rocher. Puis le droit à l’Université Laval, dans ce qui deviendra la classe Laval 1963. Cette classe, devenue célèbre par les éminentes carrières publiques que plusieurs de ses membres ont eues, Lucien Bouchard en garde de très bons souvenirs :


« Dans notre classe, c’était ça. Une solidarité de groupe, de jeunes qui [allaient] vivre les mêmes difficultés, affronter la vie adulte, tout ce qui peut nous arriver, la maladie, les accidents, les vies de famille difficiles, les couples qui se défont, parfois. On ne le souhaite pas, mais on vit ça ensemble. On a toujours vécu ça ensemble. Les enfants, on a eu ça ensemble. Et je [ne] dis pas qu’on fait ça parce qu’on veut s’envoyer des dossiers, des ascenseurs en cours de route. Ce n'est pas le but. Le but, c’est de ne pas se retrouver seul dans la vie, puis de ne pas être un numéro. Quelqu’un qui passe son temps à se battre pour prendre sa place dans la société, ça [ne] se résume pas à ça. Puis je pense que l'immixtion dans un milieu social, ça commence par la famille et les amis, puis les amis privilégiés, c’est ceux avec qui on a étudié quand on était jeunes. C’est bien qu’on soit formé avec des jeunes de vingt ans, quand on avait vingt ans. C’est irremplaçable. Irremplaçable. »


Il faut dire que pour Bouchard, les années à la Faculté de droit ont aussi été marquées par la fréquentation de nombreux politiciens qui déambulaient dans les rues du Vieux-Québec. Lesage, Lévesque, Bienvenue… « même John Diefenbaker était passé faire un tour à Québec pour nous rencontrer ! » On comprend mieux pourquoi Bouchard est si généreux de son temps pour venir rencontrer des étudiantᐧeᐧs; visiblement son inspiration à faire de la politique est née de ces rencontres fortuites avec les gens de pouvoir de l’époque. Sans le formuler en mots, il veut redonner à la prochaine génération. Génération, celle présente aujourd’hui du moins, qu’il qualifie de sympathique et attentive, réactive aussi.


Éloge de la préparation


Je fais remarquer à Lucien Bouchard que la trame narrative de son message tourne beaucoup autour de l’idée de la préparation. S’il insiste beaucoup sur cette question, je note, paradoxalement, que sa carrière, elle, ne semble pas avoir été préparée. Non pas que l’homme manque de préparation, simplement qu’il a été plongé dans de nouvelles aventures subitement, par quasi accident. Il a été nommé procureur-chef de la commission Cliche presque du jour au lendemain, a été surpris par la demande de Brian Mulroney, le soir des élections, de devenir ambassadeur du Canada en France; il est aussi devenu premier ministre du Québec d’abord et avant tout par un concours de circonstances.


À cela, Lucien Bouchard partage ma lecture des choses, mais rétorque que pour lui, la préparation s’est faite ailleurs. Intellectuellement à vrai dire :


« C’est pour cela que je vous dis qu’on ne peut pas dresser un plan qui va se dérouler de façon linéaire. C’est impossible. Il faut faire un plan, sans doute, mais étant prêt à ce que d’autres portes s’ouvrent ailleurs, que les sentiers se diversifient, se ramifient, pis essayer d’avoir un bon jugement tout le temps, pas se tromper, hein, parce que quand vous avez des choix à faire, il [ne] faut pas se tromper. La préparation, certainement : il faut se préparer parce qu’on [n’] aura pas l’occasion beaucoup de se préparer sur le tas. Quand ça va arriver là… [Il va être déjà trop tard.] »


La préparation est d’autant plus importante, selon Lucien Bouchard, pour unᐧe jeune universitaire en 2022, alors qu’il pose un regard très lucide sur ce qui nous attend :


« La compétition est plus intense en ce moment qu’elle ne l’était. Je sens que vous allez devoir vous frayer un chemin dans un contexte de compétition beaucoup plus intense. Je [ne] veux pas dire qu’on n’a pas eu de compétition, on a toujours de la compétition, mais il reste que beaucoup de jeunes accèdent au milieu du travail, et puis là [il n’y aura] pas une bousculade, mais il y a une nécessité de se démarquer. Se démarquer des autres est plus difficile aujourd’hui je crois que ce ne l’était [à mon époque]. »


Vraiment, le moins que l’on puisse dire est que le discours de Lucien Bouchard est encore très lucide. Pas surprenant qu’avec lui, la conversation puisse aisément passer de ses premières années comme député à la chambre de communes à la récente candidature de Jean Charest à la chefferie du Parti conservateur du Canada.


À ce propos, Lucien Bouchard accueille le retour sur la scène publique de celui qui, comme lui, a été avocat, député du Parti progressiste-conservateur, et premier ministre du Québec :


« Je salue son retour en politique, parce que je trouve qu’il n’y aura jamais assez de gens comme lui, d’expérience. Il a la connaissance, l’énergie puis la capacité de diriger un gouvernement. Je salue son retour en politique, je souhaite qu’il réussisse. Pour moi ce n’est pas négatif du tout, au contraire, mais c’est un beau défi qu’il a fait là, c’est un gros défi, c’est difficile de revenir, parce que la politique n’est plus ce qu’elle était il y a cinq ans, il y a dix ans, ça a changé radicalement. Ne serait-ce que les médias sociaux, qui n’existaient pas à mon époque. »


Lucien Bouchard et la place des femmes


Alors que je raccompagne M. Bouchard vers la sortie, nous croisons plusieurs femmes sur notre chemin, qu’il salue toutes, sans exception. Il me raconte qu’à son époque, seule une femme, à son souvenir, était dans sa classe en droit : Louise Lamarre Proulx, ancienne juge à la Cour canadienne de l’impôt.


« C’était beaucoup trop peu », se désole-t-il. Non seulement la dynamique aurait été différente avec plus de femmes parmi les siens, Lucien Bouchard note surtout que la société s’est privée de beaucoup de femmes compétentes au fil des années. Inutile de dire qu’il se réjouit de voir autant la forte représentation des femmes à la Faculté de droit, comme partout dans le réseau universitaire.


***


Jérôme Coderre tient à remercier Thomas Doré, Directeur à la logistique au Pigeon dissident, pour la collaboration à la rédaction de ce texte.

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