Les réseaux sociaux comme cheval de Troie de l’autoritarisme
Auteur·e·s
Hétu
Publié le :
8 avril 2024
Je me souviens de la soirée du 8 novembre 2016 mieux que beaucoup d’autres. Je regardais anxieusement aux nouvelles la carte des États-Unis se teindre du rouge de Donald Trump. Prise d’un mauvais pressentiment que je ne voulais pas croire possible, j’étais allée me coucher sans même attendre le résultat de l’élection présidentielle américaine. Le lendemain matin, j’ai été profondément déçue. Je me souviens être sortie de chez moi pour aller à l’école et avoir été marquée par le fait que rien n’eût changé dans les rues depuis la veille, alors que j’avais l’impression que l’on venait de basculer dans une autre ère, populiste et ultra conservatrice. Huit ans plus tard, rien n’est réglé. Non seulement Trump se représente à la présidence des États-Unis, mais son personnage en a créé d’autres, partout à travers le monde. La polarisation, la régression des droits des femmes, l’intolérance vis-à-vis des minorités et le scepticisme envers la science ne sont que de plus en plus palpables. Où cela va-t-il nous mener ? Comment en sommes-nous arrivé.e.s là ? Ce n’est pas toujours évident d’étudier des phénomènes de société quand nous avons les deux pieds dedans. De surcroît, la nouvelle ère politique dans laquelle nous vivons est complexe et peut être analysée de différents angles. Toutefois, comme la présente édition traite des rapports entre le jeu et la société, je me pencherai sur le rôle des réseaux sociaux derrière cette montée du populisme.
Pendant que nous « jouons » sur ces plateformes, nous prenons le risque de voir nos données utilisées par les trolls au sein de ce cheval de Troie pour manipuler les informations sur lesquelles s’appuient nos choix politiques ainsi que pour nous polariser.
Y a-t-il déjà eu un divertissement aussi sournois et pernicieux que celui offert par ces plateformes numériques ? Il est vrai qu’elles ont certains avantages à première vue, nous permettant de nous connecter rapidement les un.e.s avec les autres, de partager des photos, des projets, etc. Toutefois, des lacunes importantes dans la modération du contenu et dans la manière dont les algorithmes fonctionnent font en sorte que les réseaux sociaux sont exploitables à des fins politiques, pour mettre à l’avant-scène des politiciens populistes et autoritaires à la rhétorique dangereuse pour quiconque se préoccupant de la démocratie, des droits des femmes et autres causes progressistes.
Pendant que nous « jouons » sur ces plateformes, nous prenons le risque de voir nos données utilisées par les trolls au sein de ce cheval de Troie pour manipuler les informations sur lesquelles s’appuient nos choix politiques ainsi que pour nous polariser (di Meco, p.22 (1)). Il est impératif de mettre en lumière ce phénomène, d’une part pour accroître notre regard critique et vigilant lorsque nous utilisons les réseaux sociaux, d’autre part pour tenter de lutter contre les effets pervers qu’ils ont globalement eus ces dernières années. J’en aborderai deux : l’élection de Donald Trump en 2016 et la régression des droits des femmes.
« La victoire de Trump dépend à la fois de l’existence d’une petite minorité d’intolérants et de l’existence d’une large majorité de personnes tolérantes qui ont refoulé, mais conservé, les préjugés que Trump veut activer avec ses déclarations provocantes » - Serge Galam, physicien français
La lecture de l’essai Les ingénieurs du chaos de Giuliano da Empoli (IDC) (2) est éclairante pour notre premier effet pervers. L’auteur s’intéresse aux personnages à l’arrière-scène des leaders populistes conservateurs et à la manière dont ils ont exploité les nouvelles technologies pour les mener au pouvoir. « Derrière les apparences débridées du Carnaval populiste, se cache le travail acharné de dizaines de spin doctors, d’idéologues, de scientifiques et d’experts en Big Data sans lesquels les leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir » (IDC p.21). L’étude bien documentée de da Empoli nous permet donc de constater la tangente dangereuse prise en politique cette dernière décennie, alimentée par l’aliénation d’une base d’électeurs et par l’utilisation des réseaux sociaux à des fins idéologiques.
L’histoire commence dans le monde des jeux vidéo avec Steve Bannon, un des cerveaux derrière la montée au pouvoir de Trump. En 2005, celui-ci fonde à Hong Kong la compagnie Internet Gaming Entertainment qui permet à des joueurs de jeux vidéo de payer pour progresser plus rapidement dans le jeu. Se déferle contre celle-ci la colère des gamers, des jeunes hommes baignant dans une culture virtuelle violente et sexiste, qui considèrent qu’elle promeut la tricherie (IDC p.106). Internet Gaming Entertainment est dissoute, mais Steve Bannon découvre que ces hommes ont un grand potentiel comme groupe électoral, s’il parvient à canaliser leur énergie des jeux vidéo vers la politique. Au fil des années, Bannon s’allie avec divers hommes de droite qui, comme lui, détestent les progressistes et les élites, qu’ils veulent chasser du pouvoir (IDC p.108). Ils galvanisent les gamers et les utilisateurs de plateformes comme 4chan, 8chan, Reddit à exprimer leurs idées, aussi haineuses soient-elles, et montent en ennemi la modération du « politiquement correct » envers celles-ci (IDC, p.119). Après, facile de leur faire passer le message de « [s’unir] à Trump pour combattre l’establishment, les médias et la politique traditionnelle, pour défendre [leurs] droits et [leur] identité » (IDC, p. 120). Ainsi, plus les opposants de Trump criaient scandale lorsqu’il proclamait des idées misogynes, racistes, complètement désaxées, plus ses partisans y voyaient la preuve qu’il était leur digne porte-parole contre les progressistes (IDC, p.124).
Parallèlement à ces événements se sont développés les réseaux sociaux. Il faut comprendre que ceux-ci n’ont pas été créés a priori à des fins politiques, mais commerciales : leur but est de créer sans cesse un engagement plus grand de leurs utilisateur.ice.s en suscitant chez eux de la dopamine via notamment les mentions « j’aime » (IDC, p. 80). Cet engagement (pour ne pas dire envoûtement) permet d’accumuler des données personnalisées pouvant être reprises par des compagnies afin de viser un public de plus en plus précis pour vendre leurs produits (IDC, p. 84). Cette manière de fonctionner crée deux conséquences favorables aux ingénieurs du chaos. Premièrement, le fait que les réseaux aient pour objectif de créer le plus d’engagement possible fait en sorte que le contenu le plus affiché et partagé est celui qui garde les utilisateur.ices rivé.es à leurs plateformes le plus longtemps possible. Or, c’est le contenu faisant appel à des émotions fortes, souvent négatives et polarisantes, qui se propage le plus rapidement, statistiquement parlant, prenant souvent la forme de théories du complot ou de fausses nouvelles : cela a pour effet « d’élever structurellement le niveau de colère déjà présent dans notre société » (IDC, p. 84-85). Ainsi, sur les réseaux sociaux, les idéologies politiques des extrêmes qui se nourrissent de la colère des gens fleurissent, car ce sont elles qu’ils favorisent – le parti d’extrême droite Alternative Für Deutschland est surnommé par exemple « le premier parti Facebook Allemand » (IDC, p. 88). Deuxièmement, le fonctionnement des réseaux sociaux fait en sorte que pour la première fois dans l’histoire, des données personnalisées de masse sur les comportements, préférences, émotions et la géolocalisation humaine sont disponibles, mesurables et influençables (IDC, p. 161). Lors des récentes campagnes électorales, ce sont des équipes de physiciens, qui ont été embauchés à l’appui des candidats, comme Trump, ou de campagnes, comme celle en faveur du Brexit (IDC, p. 167 et 172). Ceux-ci sont mieux formés que quiconque sur la manière de regrouper des données en systèmes et d’analyser leur comportement lorsqu’une variable est introduite au sein de ceux-ci pour voir de quelle manière elle peut l’influencer (IDC, p.164).
Ainsi, pour revenir à Trump en 2016, son équipe et divers trolls des États-Unis et de l’étranger (notamment la Russie) ont publié 5,9 millions de messages personnalisés sur les réseaux sociaux, afin de tester en premier lieu lesquels fonctionnaient le mieux et modifiaient les comportements des électeurs, pour en second lieu appliquer à grande échelle ceux ayant eu plus de succès (IDC, p. 171). En plus de viser la base potentielle d’électeur.ices susceptibles d’appuyer le candidat républicain, la campagne de Trump visait aussi à décourager certaines catégories d’électeur.ices démocrates à se rendre aux urnes le jour du vote, en les incitant à s’abstenir. Cette tactique visait plus particulièrement les supporteur.ices de Bernie Sanders aux primaires démocrates, les jeunes femmes de 18 à 35 ans et les Afro-Américain.es vivant dans des conditions socio-économiques précaires dans les grandes villes : leurs profils ont été alimentés de publications sur les torts d’Hillary Clinton (IDC, p.171). Considérant les marges minces par lesquelles Trump a gagné dans certains États, il n’est pas inconcevable de penser que sa stratégie ait eu du succès (IDC, p. 160).
« Personne n’est plus méprisant envers les femmes qu’un homme inquiet pour sa virilité » - Simone de Beauvoir
La victoire de Trump aux élections de 2016 nous a bouleversées, féministes de partout dans le monde. Début 2017, en protestation à l’inauguration de celui-ci, les Américaines se sont mobilisées et ont organisé la Marche des femmes sur Washington, la plus grande manifestation de l’histoire des États-Unis (Oksanen, p. 255 (3)). Depuis, une telle cohésion sociale et solidarité entre les femmes ne semble plus se voir dans le pays et se perdre globalement. En fait, les mouvements féministes, comme les campagnes électorales, sont dans la ligne de mire de la désinformation et des trolls sur les réseaux sociaux à provenance de régimes autoritaires, la Russie en premier lieu. Dans le cadre de la Marche des femmes, les trolls russes ont créé de faux comptes de féministes blanches se querellant avec des féministes noires, de conservatrices avec des libérales, d’antiavortement avec des proavortement, d’aisées avec des pauvres et vice-versa (Oksanen, p.255; Bradshaw & Henle, p. 4605 (4)). Ce faisant, les femmes américaines qui marchaient ensemble en 2017 se sont désolidarisées les unes des autres en raison de ces divisions montées par la Russie, rendant la mobilisation et la lutte de grande ampleur pour leurs droits beaucoup plus ardues.
Pendant que les féministes sont affaiblies et divisées, les régimes autoritaires établis ou en montée raffermissent leur grippe sur les femmes. En Russie, Poutine promeut un modèle de société axé sur les « valeurs traditionnelles », où le pouvoir est uniquement dans les mains des hommes et les femmes sont affectées au foyer et à la reproduction (Oksanen, p. 128-130, 271). Il a dans ce sens réduit le droit à l’avortement, décriminalisé certaines formes de violence conjugale et mis les associations féministes sur la liste des groupes extrémistes (Chenoweth & Marks, p.103 et 114; Oksanen, p. 141). De manière générale, tous les pays autoritaires ou à tendance autoritaire sont misogynes, car les mouvements sociaux dans lesquels participent les femmes sont des catalyseurs de démocratie et ont plus de chances de succès (Chenoweth & Marks, p. 106-107). Les régimes autoritaires considèrent donc qu’ils ont intérêt à étouffer ces dernières en leur barrant l’accès à la sphère publique afin d’asseoir leur pouvoir : en plus de la Russie, on peut nommer comme adeptes de cette stratégie, entre bien d’autres, la Chine, l’Iran, l’Égypte, l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite, l’Iran, la Turquie, le Brésil, l’Inde, la Pologne, la Hongrie, les États-Unis (Chenoweth & Marks). Tel que l’exemple de la marche des femmes le démontre, les pays adeptes des « valeurs traditionnelles », la Russie surtout, cherchent à exporter ce modèle partout sur la planète en relayant ainsi du contenu misogyne en ligne, particulièrement vers les mouvements conservateurs occidentaux ou du contenu polarisant les femmes entre elles. Ce contenu extrémiste, haineux et faux coche toutes les cases pour se diffuser comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux (Oksanen, p. 271-273). Il semblerait que cela fonctionne : Chenoweth et Marks font le triste constat que dans les dernières années, la mise en place de lois visant l’égalité entre les sexes a diminué, tout comme la représentation des femmes dans les parlements nationaux. L’accès à l’éducation des femmes s’est compliqué à travers le monde, la violence conjugale a augmenté et le travail domestique non payé aussi, en raison de la Covid-19 (p.104).
Les trolls russes visent aussi en ligne des femmes individuellement, notamment des politiciennes ou des militantes progressistes en les harcelant, partant de fausses rumeurs à leur égard et les menaçant de violence (di Meco, p.4). C’est une manière particulièrement insidieuse de les inciter à renoncer à prendre place dans la place publique, à les réduire au silence, tout cela pour remplacer leurs voix par celles des hommes. La haine en ligne vise les femmes de manière disproportionnée : par exemple, les candidates au Congrès américain en 2020 avaient trois fois plus de risques d’en subir que les candidats (di Meco, p. 8). Les propos qu’elles reçoivent sont spécifiquement liés au fait qu’elles sont des femmes – commentaires sexistes, menaces de viol, alors que les hommes sont attaqués sur leurs compétences professionnelles, le cas échéant. Les menaces aux femmes issues de communautés minoritaires sont décuplées (Fichman & McClelland, p.2 (6)).
Que retirer de tout cela ? Qu’autant lors de campagnes électorales que quand vient le temps de s’en prendre aux mouvements féministes, les populistes ultraconservateurs sont là à pousser leur agenda. Derrière eux, des ingénieurs du chaos les aident à le faire avec une efficacité troublante. Aucun pays et aucune femme n’est à l’abri de ceux-ci puisqu’ils sont unis, riches et difficiles à cerner, leurs influences se faisant sur une échelle individuelle, ultra personnalisées. Pour les contrecarrer, deux choses : premièrement, face à du contenu polarisant en ligne, toujours se demander à qui il bénéficie. Par exemple, le contenu appelant à ne pas voter, à se désolidariser d’un certain groupe de personnes nous aide-t-il vraiment ou ne fait-il pas la joie d’un dirigeant autoritaire ? Puis, bien sûr, s’unir les un.es avec les autres, au-delà de nos différences. Nous évoluons, nous, étudiantes et étudiants en droit, dans un univers très privilégié et parfois aseptisé : il ne faut pas perdre contact avec les mouvances internationales actuelles, au risque de se réveiller quand il sera trop tard.
Luciana DI MECO, « Monetizing Misogyny : Gendered Disinformation and the Undermining of Women’s Rights and Democracy Globally », 2023, en ligne : < https://shepersisted.org/wpcontent/uploads/2023/02/ShePersisted_MonetizingMisogyny.pdf>
Giuliano DA EMPOLI, Les ingénieurs du chaos, 2019, Paris, Gallimard
Sofi OKSANEN, Deux fois dans le même fleuve : La guerre de Poutine contre les femmes, 2023, Paris, Stock
Samantha BRADSHAW et Amélie HENLE, « The Gender Dimensions of Foreign Influence Operations », (2021) 15 International Journal of Communication 4596
Erica CHENOWETH et Zoe MARKS, « Revenge of the Patriarchs: Why Autocrats Fear Women », (2022)101 Foreign Affairs 103
Pnina FICHMAN et Maren W. McCLELLAND, « The Impact of Gender and Political Affiliation on Trolling », (2021) 26 First Monday 1