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Les inégalités et le droit

Auteur·e·s

Hugo Lefebvre

Publié le :

1 novembre 2020

« L'inégalité est toujours (...) la cause des révolutions, quand rien ne la compense pour ceux qu'elle atteint. Entre égaux, une royauté perpétuelle est une inégalité insupportable; et c'est en général pour conquérir l'égalité que l'on s'insurge. » Ces mots qu’Aristote emploie dans sa Politique, en plus de résonner dans l’indignation qu’inspire chez tout un chacun l’inégalité injustifiée, rappellent l’importance de cet enjeu dans l’histoire des idées. Aujourd’hui, alors que les inégalités de revenus atteignent des sommets dignes de la Belle époque ou de l’Ancien Régime français, force est de se questionner, en tant que juristes, sur le rôle du droit dans la création et le maintien des inégalités de revenus. Pour ce faire, les prochains paragraphes survoleront la façon dont le droit contribue à soutenir un ordre économique qui mine l’intérêt général. Je garderai comme point focal l’ouvrage The Code of Capital : How law creates wealth and inequalities, un livre paru en 2019, mais qui n’a reçu que peu ou pas d’attention hors du monde anglo-saxon.


C’est en 1800 que J.G. Fichte, philosophe allemand, fait paraître l’ouvrage L’État commercial fermé, une attaque contre la conception libérale de l’État centrée sur la protection des droits subjectifs et du droit de propriété. Il s’insurge également contre une vision de la liberté centrée sur un individu abstrait et décommunautarisé devant être protégé à tout prix de l’intrusion étatique. Ces opinions ont valu à Fichte de très nombreuses critiques; Isaiah Berlin, philosophe anglais, l’ayant par exemple décrit comme un ennemi de la liberté humaine. Or, cet ouvrage présente tout de même un concept pertinent pour la critique qui suit, celui de Handelsanarchie, ou anarchie commerciale. Fichte déplorait que l’État, tel qu’il se développait à l’époque, devenait subordonné aux forces d’une économie autoréférentielle n’ayant de yeux que pour sa propre croissance, minant les communautés humaines sur son passage et réduisant la politique à la continuation de l’économique. À cette époque du libéralisme classique, le libre-échange et les libertés classiques étaient brandis comme des facteurs d’émancipation de la monarchie, du protectionnisme et des privilèges indus. La critique que faisait Fichte de ces idées se fondait sur une distinction entre l’idéalisme et le dogmatisme. Pour l’idéaliste, la réalisation de la liberté se fait dans l’action et, donc la praxis politique est une transformation de l’existant vers une identité toujours différée. À l’inverse, le dogmatique est celui pour qui la connaissance est le reflet d’un être autonome du sujet et qui voit donc la politique comme un effort de conservation de cet être. Dans ce schème, la liberté dans la Handelsanarchie est celle d’agir de façon égoïste dans le monde du marché, soit d’aligner notre nature à l’ordre objectif existant, agissement purement dogmatique. Fichte voyait dans la conception libérale de la liberté et de l’État l’inégalité, la compétition et la colonisation qui en découlaient. Il prévoyait un monde où l’État, les cultures et la vie humaine sont subordonnés à la monarchie de la logique comptable. Dans un tel monde, des gouvernements peuvent faire l’objet de poursuites judiciaires pour les profits perdus durant une pandémie. Dans un tel monde, des tribunaux commerciaux peuvent faire plier des États à du droit créé dans des bureaux d’avocats de New-York et de Londres...

Vu cette possibilité qui s’offre aux détenteurs de richesses, la négociation avec l’État devient moins importante que certaines autres théories le laissent croire, les détenteurs d’actifs n’ayant besoin que de bons avocats qui savent coder leur capital.

Ceci nous amène à la place du droit dans l’économie. Avant tout, il est utile de commencer par se questionner sur l’identité du capital. Tout étudiant en droit aura déjà survolé la définition qu’en donne le Code civil à son article 909. Or, dans The Code of Capital, Katarina Pistor, professeure de droit à l’Université Columbia, tente de préciser le rôle constitutif du droit dans la création de valeur et, incidemment, dans l’économie. Pour l’autrice, le capital serait plutôt le produit du processus par lequel le droit est associé à un actif pour lui conférer certaines propriétés propres à lui donner une valeur. Cet actif se voit alors assigner une valeur pécuniaire dans l’optique d’un retour futur.


Dans cet ordre d’idées, ce qui transforme une usine en droit sur un revenu éventuel serait la loi elle-même supportée par l’État – qui établit la propriété de cette usine et les façons d’en transformer les produits en revenus pécuniaires. Bien que la nature des actifs codés dans le droit ait varié au fil du temps et du développement des économies modernes – on trouve aujourd’hui énormément d’actifs n’existant que dans le droit, comme les instruments financiers ou la propriété intellectuelle – Pistor suggère que les outils (qu’elle appelle « modules ») utilisés pour coder ces actifs sont remarquablement similaires, du droit des contrats au droit de la faillite.


Ces droits permettent de conférer certains attributs et privilèges aux actifs de leurs titulaires. Pistor identifie quatre principes cardinaux dans le codage du capital : 1) la priorité, soit ce qui ultimement me confère la propriété d’un bien et organise les revendications différentes sur un actif; 2) la durabilité, qui donne aux actifs une vie dépassant celle de leurs propriétaires; 3) l’universalité, qui établit qu’un contrat entre deux parties est opposable erga omnes, ce qui présuppose une tierce partie lorsque des disputes surviennent; 4) la convertibilité, qui permet aux titulaires de convertir leurs droits privés en argent et donc d’en protéger la valeur. Ces principes sont, pour Pistor, les piliers d’un empire légal constitutif de l’ordre économique qui fait perpétuer l’inégalité qui mine nos sociétés, mais aussi l’opacité et les crises qui l’entourent en mettant en danger la légitimité du droit.


Comme Fichte, Pistor remet en question la notion, tirée de la philosophie libérale, voulant que le droit de propriété soit une protection contre les intrusions du gouvernement, lui-même vu comme capricieux et égoïste.  Selon cette conception, grossièrement, la garantie du droit de propriété et des droits individuels permet au développement économique d’atteindre son plein potentiel. À l’inverse, pour l’autrice, le point focal est la façon dont l’État priorise ou non certains titres par la force de la loi et les conséquences de ce processus sur la distribution de la richesse dans la société. Son analyse se concentre sur ce qu’elle appelle le « calcul féodal » par lequel le droit est utilisé et manipulé afin de particulariser certains titres de propriété et d’en restreindre l’aliénabilité.


Pour Pistor, le moment charnière de ce développement est celui que Karl Marx appelait l’époque de l’« accumulation primitive», décrite extensivement à la fin du livre 1 de Das Kapital. En Angleterre, à partir du 16e siècle, dans le cadre d’un long procédé qu’on appela les « enclosures », la terre utilisée en tenure commune fut remodelée afin de consolider les droits de propriété et de favoriser l’émergence d’un système de marché agricole. Aussi, de plus en plus, le droit absolu du roi sur la terre entra en conflit avec le droit de propriété de parties privées, ce qui, au fil de siècles de traités légaux et de jurisprudence, créa un ordre constitutionnel fondé sur le droit plutôt que sur les privilèges conférés par le roi. Or, Pistor fait preuve de scepticisme quant à ce récit qui associe la primauté du droit et la propriété au progrès. Si les intérêts des propriétaires terriens de l’époque ont pu s’aligner avec les demandes de populations quant à leurs droits, comme lors des révolutions françaises ou américaines, ces derniers, lorsque leurs droits furent établis, s’empressèrent d’agir à l’instar de leur prédécesseurs féodaux et de réclamer ce que Max Weber, sociologue allemand, appelait un « particularisme moderne ».


Pour expliquer le legs de ce mouvement, l’autrice invoque les termes de Bernard Rudden, historien du droit, sur la façon dont le droit peut être utilisé pour façonner des actifs :


« Le concept traditionnel du droit commun de la propriété fut créé par et pour les classes dirigeantes à un moment où l’essentiel de leur capital était foncier. Aujourd’hui, l’essentiel de la richesse repose dans des actions, obligations et autres, et est non seulement transportable, mais mobile, traversant des océans au toucher d’un clavier... Or, en termes de théorie et de technique légale, il y eut un changement profond, mais peu discuté par lequel les concepts originalement développés pour la propriété réelle ont été détachés de leur objet original pour ne survivre et fleurir que comme façon de manier des valeurs abstraites. Le calcul féodal vit et se reproduit, mais son habitat est la richesse et non plus la terre. » (Pistor 5, traduit par l’auteur)


Dans The Code of capital, Pistor explique comment, au 21e siècle, ce particularisme se retrouve dans toutes les facettes de l’économie, des industries qui travaillent à « coder » le génome humain aux exceptions aux règles de droit de la faillite négociées par l’industrie des produits financiers dérivés, en passant par les investisseurs étrangers contestant le droit national de leur pays d’accueil. Bref, les exemples abondent. Pistor explique aussi comment le droit est utilisé dans l’industrie de la dette afin de soutenir la fiction voulant que, en réorganisant des titres de dettes dans des entités légales telles que des produits financiers dérivés, on peut créer de la valeur où nulle n’existait auparavant, procédé que l’autrice compare à de l’alchimie. Ce qui résulte de ceci est un système qui prône la primauté du droit tout en regorgeant d’exceptions fondées sur les quatre principes vus plus haut.


Bien que nul État global n’existe, le capital global, lui, existe tout de même, soutenu par un droit « portable ».  Ainsi, il est aujourd’hui possible de coder des actifs dans le droit d’un pays et de voir ce droit respecté dans d’autres juridictions grâce aux règles de conflit de droit, qui permettent aux parties à un contrat de choisir le droit auquel elles veulent se soumettre. En pratique, comme Pistor l’explique, deux systèmes de droit dominent : le droit anglais et celui de l’État de New-York. Par exemple, le contrat-cadre standard de l’Association Internationale des Swaps et Dérivés, pilier des marchés financiers, prévoit que les parties au contrat doivent accepter d’être liées par un de ces deux systèmes. Pour Pistor, deux facteurs expliquent en grande partie cela : la nature de la common law et l’organisation de la profession juridique dans ce système. Reprenant les mots de Simeon E. Baldwin, juriste anglais, à propos de la common law, elle écrit : « The development of law (...) is primarily the work of the lawyer. It is the adoption by the judge of what is proposed at the bar» (Pistor 169). En plus de cette plus grande mainmise sur le droit, retraçant l’histoire de la profession juridique en France, en Angleterre et en Allemagne, l’autrice souligne la plus grande ancienneté de la pratique juridique privée en Angleterre et la plus grande autonomie des avocats par rapport à l’État dans ce pays. Puis, le comparant au modèle anglais, Pistor décrit le modèle américain comme étant encore moins régulé et plus compétitif. Finalement, invoquant des recherches en droit comparé, l’autrice souligne que les systèmes de common law favorisent la création de marchés financiers plus liquides et plus larges.


Ce portrait de la profession juridique fait voir le rôle des avocats dans la création et la distribution de valeur dans la société. Si la plupart des avocats continuent d’offrir des services légaux normaux, Pistor explique que « the true master of the code use their legal know-how (...) to craft new capital and in this process often make new law from existing legal material » (Pistor 160). Ce dernier type d’avocat inclut, grossièrement, ceux qui maîtrisent le droit d’un des deux systèmes vus plus hauts et qui travaillent dans les grands cabinets présents à New-York et à Londres.


Vu cette possibilité qui s’offre aux détenteurs de richesses, la négociation avec l’État devient moins importante que certaines autres théories le laissent croire, les détenteurs d’actifs n’ayant besoin que de bons avocats qui savent coder leur capital. Dans des termes évocateurs, Pistor explique : « they only need to position their lawyers at the major intersections of the nation’s capital to manage the traffic lights so that they can ride a green wave » (Pistor 216).


Or, les principaux problèmes du livre résident dans cette conclusion. D’un côté, le lecteur termine le livre en se questionnant sur le rôle de l’État dans ce procédé au-delà de son pouvoir de faire respecter la loi. En partie, l’autrice semble omettre ces détails, comme pour indiquer le démantèlement de l’État-providence américain – produit, entre autres, de l’influence des « codeurs du capital » et des pressions politiques de leurs clients. D’un autre côté, au-delà du droit, Pistor contourne en quelque sorte la question de l’exploitation au niveau de la production en tant que telle.


Pour conclure, en utilisant le livre de Pistor, j’ai tenté de présenter la façon dont le droit est constitutif de la production et de la distribution de richesse dans la société. L’autrice prend un moyen précis et original (la critique du droit) et l’applique à la richesse dans son ensemble. Selon moi, un bon complément récent et québécois à ce livre est le Promoteur, la Banque et le Rentier de Louis Gaudreau, sociologue, dans lequel l’auteur utilise une critique plus classique fondée sur la production et la distribution en soi pour analyser l’industrie du logement, qui occupe aussi une très grande place dans le livre de Pistor. Gaudreau y met brillamment en lumière les rapports sociaux inhérents à la production et à la distribution du logement en plus de l’évolution du rôle de l’État canadien dans ce procédé de la Nouvelle-France à aujourd’hui. Or, dans les deux cas, le constat est le même que Fichte. Afin d’empêcher que la logique interne de nos institutions politiques ne continue d’être phagocytée par une logique marchande, il est nécessaire de renouveler et de réaffirmer l’importance de la souveraineté populaire au sein de ces institutions. Ceci ne passe pas par ces critiques vides du populisme de droite à l’encontre d’épouvantails politiques – les réfugiés, l’UE, etc. – mais par une transformation des droits et de la loi de façon à refléter l’intérêt populaire et à redonner confiance dans les outils que les populations se donnent pour se gouverner.

Aristote, La Politique, 1965, Éditions Gonthier, Paris. 293 p.

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FUSARO, Diego, « The Concept of ‘Commercial Anarchy’ in Fichte’s The Closed Commercial State », 2014, Serbian Political Thought, n° 2, vol. 10, pp. 5-18.

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GAUDREAU, Louis, Le Promoteur, la Banque et le Rentier : Fondements et évolution du logement capitaliste, 2020, Lux, Montréal, 448 p.

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PISTOR, Katarina, Code of Capital : How law creates wealth and inequalities, 28 mai 2019, Princeton University press, Princeton (New Jersey), 320 p.

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