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Les économies d’Alain Deneault - Grandeurs et misères de l’économie

Auteur·e·s

Hugo Lefebvre

Publié le :

1 septembre 2020

Tu t’assois sagement sur ta chaise dans une quelconque salle du pavillon Jean-Brillant pour attendre le début de ton cours… Un de tes seuls cours à option, profites-en… Cours d’économie. Silence… le prof commence à parler. Papier ou clavier à la main, tu rédiges par bribes l’essence de ce qui se rend à tes oreilles en te perdant dans tes propres logodédales. Soudain, entre le coût marginal minimum et le coût moyen minimum, une question chemine jusqu’à ton esprit… « Monsieur, que signifie le terme économie au juste ? » Bombage de torse… Providence… « Ah ! — rictus de fierté — Mais c’est l’oikonomia ! En grec ancien, cela signifie l’administration de la mai… » Tonnerre… Le soleil arrête sa course… Alain Deneault entre en trombe et crie : « J’ACCUSE ! »


Dans sa dernière série d’ouvrages, Alain Deneault, que l’on connaît surtout au Québec pour ses démystifications des paradis fiscaux et de l’industrie minière canadienne, tente d’élaborer une généalogie du terme économie, et ce dans l’objectif d’en dévoiler la polysémie et de finalement « enlever l’économie aux économistes » (Deneault [1], 11). Dans les trois premiers pamphlets de cette série, Deneault relève, plus ou moins à rebours, l’évolution de la signification de ce terme en commençant par analyser celle qu’il a prise sous la plume des naturalistes, puis en consacrant les deux autres à la théologie et à l’esthétique. Ce faisant, il soulève le legs — ou plutôt la corruption — de ces multiples significations à l’économie dans son acception capitaliste.


D’abord, l’étymologie même du mot économie est à remettre en question. Car qu’est-ce que cet oikos auquel réfère l’économie ? Plus que la maison, l’oikos renvoie à la notion d’un titre, de patrimoine appelé à se perpétuer, ainsi qu’à son patriarche, dont le rapport autoritaire vis-à-vis des membres de la maisonnée est en rapport d’imitation direct à Zeus. L’économie apparaît ainsi comme « principe référentiel assoyant ce qui fait autorité, bien avant de consister en une série de directives pragmatiques et d’adages pratiques sur la bonne gestion de l’habitat » (Deneault [3], 37). Ce principe est assis sur la « juste mesure, la pondération ou la limitation, toutes trois fonctions de nécessités » (Deneault [3], 38). Deneault retrace la transposition de ce principe en termes pratiques jusqu’à Aristote, pour qui la cité devient le sujet d’un discours économique sur des enjeux d’utilité et de justice. Mais au-delà du politique, l’économie s’est aussi transposée dans l’art des formes d’agencement, que ce soit en poésie, en rhétorique ou en musique, renvoyant à une idée d’harmonie naturelle de la structure et, par extension, de la présentation d’une substance.

L’économie telle qu’on la connaît aujourd’hui perd alors de vue ses pareils d’hier.

En premier lieu, la notion d’économie ressurgit chez les Pères de l’Église chrétienne, puis chez leurs successeurs. Hormis une certaine notion d’agencement, de façon importante, l’économie de la foi fait se dresser une autorité abstraite qui confère de la consistance à ses instances institutionnelles, organisation qui elle-même médiatise l’autorité abstraite dans l’ordre temporel. Il en ressort ainsi une Raison de l’administration. On subordonne alors à des productions supérieures les institutions et les discours. Pour Paul, le concept d’économie est associé à celui d’un Plan et de l’annonciation de la rédemption, de la libération de l’esprit. Il faut agir dans le monde temporel, monde de débauche et d’impureté, en s’inspirant de principes divins qui transcendent sa condition. L’économie de la foi consiste alors dans la révélation et la réalisation de ce plan. Cette économie de la foi gagne en profondeur chez Tertullien, qui le premier l’intègre à la notion de Trinité, dans laquelle s’effectue un dynamisme constant entre le Père et le Fils dans le Saint-Esprit. L’activité de foi qui réalisait le Plan chez Paul devient elle-même le plan, amenant le croyant à concevoir ce qui l’unit à l’absolu, l’impensable. Dans ce schème, le discours chrétien et l’iconographie incarnent le corps tout en mettant le croyant en lien avec l’idéal, mais leur importance vient de ce qu’ils suscitent la foi, et non de leurs facultés d’imitation. Or, c’est cette faculté rhétorique des procédés de médiatisation de la parole de Dieu qui finira par l’emporter sur l’économie de la foi, qui en vient à désigner l’emploi de subterfuges rhétoriques en vue simplement de convaincre et de propager la foi, même par le mensonge. Dans une tradition qui évolue en parallèle et qui remonte elle aussi aux apôtres, la fin justifie les moyens. Cette notion d’adaptation du principe transcendant à la particularité terrestre et contingente à laquelle il s’applique traversera par la suite toute la philosophie occidentale.


Cette notion d’économie de la foi aura aussi un impact sur la façon qu’ont eue les naturalistes de se représenter leur objet d’étude. Au 18e siècle, alors que Carl Von Linné et Gilbert White travaillent à refonder les sciences de la nature, l’économie telle que la concevaient les Pères de l’Église sert à définir la réciprocité dans le lien entre la Volonté de Dieu et la vitalité de l’organisation de la vie sur terre. Dans cette organisation, l’humain n’est pas la force centrale, mais une part dans un réseau d’agencements multiples et invisibles. « En plein continent d’ignorance, l’économie de la nature porte par-dessus tout sur une énigme, soit la mise en relation de tant de phénomènes observables suivant des règles présumées, mais changeantes » (Deneault [1], 32). Or, en plein siècle des Lumières, la rationalisation grandissante des procédés de production et de gouvernance modifie notre rapport à la nature, et par extension, à la notion d’économie. Les physiocrates, premiers économistes, s’emploieront, tout en utilisant le langage du naturalisme, à systématiser notre relation à la terre en la réifiant en capital initial dans une économie de marché émergente, la terre et ses fruits deviennent le fonds sur lequel ériger l’économie. Dorénavant, n’est richesse que ce qui se laisse compter. Or, « du moment que la relation à la terre de même que la connaissance des espèces animales et végétales ne relèvent plus même d’un lien spirituel et vital au monde, mais d’un simple moyen par lequel atteindre des cibles comptables, c’est la nature qu’on repousse hors champs » » (Deneault [1], 61). Ce nouveau rapport instrumental à la terre entraînera par exemple des poussées pour la déréglementation du marché du blé, ou encore, fameusement, les enclosures britanniques, soit le clôturage des terres autrefois communales. L’héritage des physiocrates aura été de faire triompher l’impératif marchand et productiviste sur la vie inhérente à la nature, reléguée à une mystique arriérée. L’économie telle qu’on la connaît aujourd’hui perd alors de vue ses pareils d’hier.


En somme, le point commun des différentes économies présentées jusqu’à présent dans cette série est qu’elles désignent une certaine harmonie qui s’installe entre un absolu directeur et ses manifestations ou aspects pratiques, entre le récit et ses effets rhétoriques, entre la Providence et la nature ou entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Comme Deneault le démontre, ce lien entre deux éléments co-dépendants, voire consubstantiels, se voit aliéné par l’économie de l’économisme à des fins artificielles. Par exemple, dans l’économie esthétique, Deneault montre comment la monnaie fut, à partir de la fin du 19e siècle, mais surtout au 20e siècle, employée comme métaphore dans le cinéma et la littérature afin de représenter une époque de mouvements frénétiques autour d’un absolu moribond. Prenant pour point de départ l’analyse par Jacques Derrida du terme, Deneault analyse aussi la façon dont l’économie finit par se réduire à un régime métaphorique fécond, mais insaisissable, qui ne peut s’appuyer sur nul sens nominal pur. Chez Derrida, la métaphore s’intègre à un réseau qui renvoie sans cesse à des images qui n’ont jamais de référent final. Cette façon de contester ce lien archétypal entre l’absolu — travesti en quête d’authenticité et d’individuation par la modernité — et ses manifestations traverse la philosophie contemporaine.


En lisant ces trois premiers pamphlets, on peut tirer une conclusion similaire à propos de l’économie. Ce terme, qui aujourd’hui renvoie au marché et à la logique marchande, signifie également un certain rapport entre un ensemble d’abstractions régulatrices — le lecteur avisé sentira ici une main invisible lui gratter la tête — et ses manifestations physiques. Qu’on ne regarde que les ports de Montréal, de Singapore, de Hong-Kong et de Rotterdam, les canaux de Panama et de Suez ou encore l’étendue mondiale de chaînes comme McDonald, Facebook et Total ; on ne peut qu’être fasciné par la grandeur — et la misère — de ces mouvements colossaux de capitaux, de marchandises et de main-d’œuvre. Or, ces phénomènes renvoient aussi à une certaine compréhension qu’une logique supérieure régie l’amalgame, que ces mastodontes de fer qui sillonnent les océans se dirigent vers une destination pour une raison bien précise qu’indique une quelconque loi, que ces mouvements qui raflent le monde dans une poursuite de progrès aveugle sont inévitables, et que l’on ne fait que mitiger la conséquence inévitable de ces lois en les empêchant de dévorer des écosystèmes et de réduire des populations à l’indigence. Ce faisant, on suit, pour reprendre les mots de Quesnay cités par Deneault, les « vérités immuables de l’ordre physiques » (Deneault [1], 59). Ces lois ne peuvent être domptées que par ces sombres exégètes de la science économique et les alchimistes de l’entrepreneuriat. Or, c’est ce retournement des manifestations matérielles du fait capitaliste mondialisé vers des lois économiques et la validité de ces dernières que remet également en question Deneault. À cette fin, il souligne les façons dont les langages de la foi, de l’esthétique et du naturalisme ont été instrumentalisés afin de justifier et de soutenir cette impression de dépendance envers l’absolu économique. En lisant cette série d’ouvrages, le lecteur se voit ainsi muni de moyens pour remettre en question son rapport à l’économie ainsi que, plus généralement, la façon dont il organise son rapport à son environnement.

(1) Deneault, Alain. 2019. L’économie de la nature. Montréal : Lux. (2) Deneault, Alain. 2020. L’économie de la foi. Montréal : Lux. (3) Deneault, Alain. 2020. L’économie esthétique. Montréal : Lux.
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