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Le triomphe de la beauté

Auteur·e·s

Sophia G. Toutant

Publié le :

1 octobre 2020

Au cours des dernières années, un débat sociétal/culturel/moral a ressurgi, soit celui de savoir s’il faut faire la séparation entre une œuvre et son artiste. Imaginez, depuis votre plus jeune âge, être en extase devant les toiles de Degas. Pour ma part, c’est Prima Ballerina que je préfère; allez y jeter un coup d’œil, il est presque certain que vous la reconnaitrez sans trop de difficulté. Il y a un sentiment de sérénité et une telle beauté qui transcendent de ces toiles que vous ne pouvez que regarder de façon admirative ces danseuses qui viennent directement vous toucher avec leur grâce et leur énorme tutu. Vous grandissez et vous continuez d’être ému par ces coups de pinceau qui réussissent à capter parfaitement l’innocence de ces jeunes filles qui font partie de l’imaginaire collectif. Plus tard, on vous révèle que Degas, celui à qui l’on associe immédiatement ces ballerines célèbres, avait en fait une haine profonde pour les femmes, voyant les femmes comme des animaux, une autre espèce. Et là, un dilemme moral se pose à vous. Puis-je continuer d’admirer l’œuvre? Et l’artiste, lui ? Puis-je faire une dissociation délibérée entre l’action commise par cet artiste et qui, dans ce cas, est au cœur de la source d’inspiration de la notoriété de ses œuvres ou dois-je boycotter cet artiste et son travail ? Bien-sûr, il n’y a pas que Degas dont les actes sont sujets à discussion. On compte également d’autres artistes renommés dont les actes sont sujets à polémique : Dali, un fasciste, et Picasso, également misogyne.


J’aimerais comprendre la raison pour laquelle on essaie tant de préserver l’œuvre, pourquoi on essaie tant de ne pas profaner celle-ci avec la mauvaise réputation qui lui est associée lorsque l’on connait certains des actes de son créateur. Pourquoi a-t-on tant de difficulté à renoncer à consommer une œuvre d’un artiste ayant un passé problématique et souhaitons-nous à tout prix distinguer son identité et ses crimes de son œuvre?


Est-ce parce qu’on pense que l’œuvre est plus importante que l’artiste-même ? Qu’un film, qu’une chanson, ou qu’une toile ont un tel impact dans notre société que cela serait une perte culturelle de ne plus jouir de cette œuvre, et ce, seulement pour se libérer d’une certaine culpabilité morale ?

Mais l’artiste et l’humain ne font-ils pas qu’un ? L’art n’est-il pas l’expression la plus crue et la plus honnête d’un artiste envers le monde ?

Essaie-t-on de préserver une dernière partie de notre société, soit la sphère culturelle, à l’abri de la recherche de la perfection attendue chez les individus d’influence ? Je réfère à notre tendance actuelle à nous attendre à ce que nos héros soient un modèle de virtuosité, une incarnation du citoyen parfait et où le moindre faux pas entraîne la baisse de l’estime qui leur est accordée. Séparer l’œuvre de son artiste reviendrait-il, contrairement aux politiciens ou aux personnalités issues du monde professionnel, à faire l’évaluation de leur travail de façon objective, soit une distinction claire entre la personnalité ou les actes d’un individu et son travail? Comment préserver l’interprétation authentique d’une production, pouvoir observer un chef d’œuvre dans toute sa beauté, conserver son intemporalité dénuée de jugements à son égard, simplement pouvoir l’admirer à l’état pur, en dépit des actions commises en marge par son créateur? Comment permettre à l’artiste d’être un humain rempli de défauts et ne pas lui tenir rigueur de ne pas refléter nos mœurs sociales? Comment continuer à écouter des classiques du cinéma comme Annie Hall, de Woody Allen, sans avoir comme arrière-pensée que le même génie ayant réalisé ce film est également coupable de quasi-inceste?


Mais l’artiste et l’humain ne font-ils pas qu’un ? L’art n’est-il pas l’expression la plus crue et la plus honnête d’un artiste envers le monde ? Si tel est le cas, comment pourrait-on décider de se voiler les yeux et de faire une dichotomie entre ce qu’on admire chez un artiste et ses actes répréhensibles, comme si les deux étaient distincts ? Faire un genre d’exercice à la Dr. Jekkyl et Mr. Hyde ? La personnalité et la vie de l’artiste ne sont-elles pas essentielles à la compréhension et à la critique de l’œuvre en cause ?


La question est d’autant plus véhémente lorsque l’on entrebâille la porte du monde cinéphile. En effet, il y a un grand nombre de réalisateurs ou de magnats de l’industrie coupables d’actes répréhensibles, et ce, la plupart du temps à l’égard des femmes. Cette facette de la communauté artistique a notamment été révélée lors de la vague de dénonciations d’agressions sexuelles du mouvement #Metoo en 2017.


La question, ici, et n’est pas uniquement le fait de revenir sur le passé et de s’interroger sur des pièces maîtresses, des icônes de l’art, créées par des personnes aujourd’hui décédées. Outre cela, je me demande s’il faut permettre à ces artistes, à ces réalisateurs, de maintenir l’usage de leur privilège et de leur statut afin de produire des œuvres artistiques.


Prenons l’exemple de Bernardo Bertolucci, célèbre d’une part pour avoir légué un riche héritage cinématographique, lauréat de plusieurs prix prestigieux, et d’autre part pour avoir, en 1972, prétendument forcé une actrice ayant joué dans son film, Le dernier tango à Paris, à avoir une relation sexuelle avec lui. Ou bien, prenons l’exemple de Roman Polanski qui, en 1977, a violé une mineure de 13 ans et qui réalise des films encore à ce jour.


Ces individus ont enfreint des standards moraux bien établis dans notre société, Polanski ayant même comparu devant les tribunaux pour rendre compte de ses crimes et étant réputé coupable. Cependant, même après des allégations et des accusations formelles, on continue d’idolâtrer ces individus et ceux-ci continuent de jouir de la même notoriété sans conséquence marquée.


Or, je suis répudiée à l’idée de continuer de laisser une place de choix à ces individus.


Comment cela se fait-il que Roman Polanski, reconnu comme étant un pédophile, n’a non seulement pas été radié de l’industrie cinématographique, mais jouit encore d’une telle notoriété qu’il a gagné deux César en 2020 ? Les réalisateurs, particulièrement, ont un fort impact sur notre société en créant des pièces qui influencent notre patrimoine culturel et qui contribuent directement à notre socialisation. Comment peut-on alors laisser des personnes immorales et abusant de leur pouvoir orienter et influencer notre façon de concevoir le monde ? Le fait que ces réalisateurs conservent le même statut en dépit d’avoir exploité et usé de leur position de pouvoir lors de la réalisation même de leurs travaux ou dans leur vie personnelle m’horripile.


En somme, le débat de nature œuvre-artiste peut être interprété de diverses manières. Oui, il y a aussi une question d’époque et de mentalité par rapport aux actes commis durant X période, selon Y circonstances. Libre à chacun d’y apporter son point de vue.


Cependant, je réitère le fait que je ne suis pas d’accord avec l’idée de continuer à accorder notre reconnaissance et une plateforme à des artistes reconnus coupables de crimes. En l’occurrence, des crimes qui participent activement ou qui sont l’exemple même de la culture du viol qui règne à Hollywood, culture que l’on doit se forcer d’éradiquer. Comment peut-on se berner sur le fait que l’on tente d’anéantir cette culture prévalente dans l’industrie, alors que ceux qui y détiennent le pouvoir en sont la cause directe ? L’influence et l’impact que ce type d’artistes ont dans notre patrimoine et dans notre société, à travers leur travail, sont trop élevés pour ne pas les tenir responsables de leurs actes et pour continuer à leur allouer un tel statut.

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