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Le point-tournant des femmes sur le marché du travail canadien

Auteur·e·s

Marie-Jeanne Tétreault

Publié le :

9 mars 2021

“That those who bear children and benefit society as a whole thereby should not be economically or socially disadvantaged seems to bespeak the obvious.”(1)


La décision Brooks visait essentiellement à déterminer si le régime d’assurance maladie et d’accidents de la société commerciale Canada Safeway créait une discrimination fondée sur le sexe, en ce sens qu’elle privait les femmes enceintes du versement de prestations d’incapacité. Toutefois, elle s’est avérée devenir une décision bien plus importante puisque nous la connaissons aujourd’hui comme étant celle qui a établi que la discrimination fondée sur la grossesse est une discrimination fondée sur le sexe selon l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (2). En somme, cet arrêt est un des moments-clés de l’engagement féministe dans la loi au Canada (3).


Faits


Susan Brooks, Patricia Allen et Patricia Dixon étaient caissières à temps partiel chez Safeway. En 1982, les trois femmes débutent une grossesse.


La compagnie Safeway offrait, à l’origine, un régime d’assurance collective qui comprenait des prestations d’incapacité pour cause de maladie ou d’accident pour dédommager financièrement ses employés. Pour avoir droit à ces prestations, les employés devaient démontrer qu’ils n’étaient plus en mesure d’occuper leur poste, notamment en démontrant qu’ils étaient suivis par un médecin. De plus, les employés devaient avoir été en service pendant un minimum de trois mois consécutifs chez Safeway. Bref, lorsque ces conditions étaient réunies, ledit employé pouvait recevoir la valeur des deux tiers de son salaire hebdomadaire.


Le problème, en l’espèce, est que les femmes employées chez Safeway, qui auraient pu recevoir ces prestations d’incapacité, ne pouvaient pas les recevoir entre la dixième semaine précédant la date prévue d’accouchement et la septième semaine suivant cette date. Ainsi, pendant dix-sept semaines, même si l’employée enceinte de Safeway avait un quelconque accident ou maladie la privant de travailler, elle ne recevait aucune prestation. Les appelantes ont allégué que cette différence de traitement constituait une discrimination fondée sur le sexe en contravention du paragraphe 6(1) de la Loi sur les droits de la personne du Manitoba (4).

Or, nous ne vivons pas dans une société parfaitement unie et pacifique et suivant les enseignements de la Cour suprême à la lettre. L’évolution du droit n’est pas linéaire.

Décisions des cours antérieures


Antérieurement à cette affaire, dans l’arrêt Bliss (5), la Cour suprême du Canada avait conclu qu’une distinction fondée sur la grossesse ne constituait pas une discrimination fondée sur le sexe. La majorité avait comparé les hommes et les femmes non enceintes aux femmes enceintes. L’argument populaire voulait que la grossesse fût un état volontaire, et donc qu’elle ne justifiait l’octroi d’une prestation d’incapacité, argument qui a été clairement dénoncé par le juge Dickson de la Cour suprême dans l’arrêt Brooks.


En première instance, le Tribunal des droits de la personne a conclu que les appelantes n’avaient pas subi de discrimination fondée sur le sexe ou sur le statut familial en vertu du paragraphe 6(1) de la Loi sur les droits de la personne du Manitoba.


En appel à la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, la cour a également été d’avis, suivant l’arrêt Bliss et la jurisprudence subséquente, que le Tribunal des droits de la personne avait eu raison de conclure que la discrimination fondée sur la grossesse ne faisait pas partie de la discrimination fondée sur le sexe.


En appel, cette fois à la Cour d’appel du Manitoba, la Cour confirme les conclusions des instances précédentes. Selon cette dernière, Susan Brooks, Patricia Allen et Patricia Dixon n’ont pas été victimes de discrimination.


Décision de la Cour suprême


1. Le régime d’invalidité était-il discriminatoire ?


La Cour adopte la définition de la discrimination établie dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia :


« La discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. » (6)


La majorité n’hésite pas un instant à conclure que le régime de Safeway créait une discrimination fondée sur la grossesse (7). En effet, le seul fait d’être enceinte prive les femmes employées chez Safeway de toutes prestations financières.


Bien que la grossesse soit un état intentionnel qui ne résulte ni d’un accident ni d’une maladie, cet état n’aurait pas dû être exclu du régime de Safeway si le but était d’indemniser les personnes incapables de travailler pour des motifs de santé (8). Ne pas considérer la grossesse de cette façon est contraire aux lois anti-discrimination.  La Cour souligne à de nombreuses reprises qu’il s’agit d’un désavantage injuste puisque tous les membres de la société bénéficient de la procréation (9). Par la suite, l’intention de créer une discrimination n’est pas un élément nécessaire à la discrimination. En ce sens, même si Safeway ne voulait pas discriminer les femmes enceintes, tel était quand même le résultat.


2. La discrimination fondée sur la grossesse est‑elle de la discrimination fondée sur le sexe ?


Après avoir conclu que le régime de Safeway créait une discrimination sur la grossesse, la Cour établit que celle-ci est « une forme de discrimination fondée sur le sexe à cause de la réalité biologique que seules les femmes ont la possibilité de devenir enceinte » (10).


Revenant sur l’arrêt Bliss, qu’elle déclare erroné et désuet, la majorité considère que les femmes enceintes qui donnent naissance à des enfants ne devraient pas en subir un quelconque désavantage économique ou social (11). En effet, elle ajoute qu’aucun homme n’en a la possibilité et qu’il est alors injuste d’imposer tous les coûts de la grossesse à une seule moitié de la population (12). Les femmes ne jouent plus un rôle temporaire sur le marché du travail, elles y sont intégrées solidement.


Conclusion


L’arrêt Brooks a autorisé certains espoirs quant à une reconceptualisation de la procréation et l’éclatement du « monde des hommes » (13). Écrivant au nom de la majorité, le juge en chef Dickson laisse présager une société où l’égalité des sexes n’est pas seulement un idéal. Or, nous ne vivons pas dans une société parfaitement unie et pacifique et suivant les enseignements de la Cour suprême à la lettre. L’évolution du droit n’est pas linéaire. Le droit des femmes a vécu des hauts et des bas, des révolutions et des oublis, des causes gagnantes et des causes perdantes, des femmes chanceuses et des femmes déçues. Les paroles de la magistrature sont nobles et avant-gardistes, certes, mais ce sont les citoyens, ensemble, qui font d’un arrêt de la Cour suprême une réalité. Sans changement, il n’y a pas d’évolution. Sans l’arrêt Brooks, la discrimination fondée sur la grossesse ne serait peut-être pas aujourd’hui reconnue comme étant une discrimination fondée sur le sexe.

Sources citées

  1. Brooks c. Canada Safeway Ltd, [1989] 1 R.C.S. 1219, p. 1243.

  2. Art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.U.)]

  3. Lorna TURNBULL, « The Promise of Brooks v. Canada Safeway Ltd: Those Who Bear Children Should Not Be Disadvantaged », Canadian Journal of Women and the Law, vol. 17, n. 1, 2005, p. 152.

  4. Art. 6(1) de la Loi sur les droits de la personne, S.M. 1974, ch. 65.

  5. Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183.

  6. Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 175.

  7. Brooks c. Canada Safeway Ltd, [1989] 1 R.C.S. 1219, p. 1235.

  8. Brooks c. Canada Safeway Ltd, [1989] 1 R.C.S. 1219, p. 1238.

  9. Id.

  10. Id., p. 1242.

  11. Id., p. 1243.

  12. Id.

  13. Michelle BOIVIN, « Les acquis du féminisme en droit : reconceptualisation de la représentation des femmes et de leur place dans la société canadienne », Les Cahiers de droit, vol. 36, n. 1, 1995, p. 37.

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