Le Pigeon enquête : La place des juristes dans la démocratie québécoise
Auteur·e·s
Hugo Lefebvre
Publié le :
9 novembre 2021
De Cicéron à Jean Charest et Joe Biden, la surreprésentation historique des juristes dans les hauts lieux des institutions politiques occidentales ne fait aucun doute. Le Québec ne fait pas exception à cette règle. Dans un texte sur Louis-Hippolyte Lafontaine, Éric Bédard écrivait par exemple sur l’époque du patriote : « Depuis le début du XIXe siècle, les avocats ne forment pas un corps politique distinct parmi l’élite canadienne-française laïque, ils occupent alors presque toute la place. » [1] Réjean Pelletier disait d’ailleurs de l’avocat canadien du 19e siècle qu’il était le « grand-prêtre de la vie politique québécoise » [2]. Ainsi, pendant longtemps, ces derniers ont exercé un quasi-monopole sur la vie politique québécoise [3]. Afin de mieux comprendre ce phénomène et sa portée actuelle, Le Pigeon dissident a analysé, dans le cadre de son édition « Démocratie », les parcours socioprofessionnels de tous les député·e·s provinciaux·ales et ministres fédéraux·ales d’hier et d’aujourd’hui afin de déceler des tendances. En sont ressortis des constats intéressants quant à la place des juristes dans la démocratie québécoise.
Le légiste appartient au peuple par son intérêt et par sa naissance, et à l’aristocratie par ses habitudes et par ses goûts ; il est comme la liaison naturelle entre ces deux choses, comme l’anneau qui les unit. - Alexis de Tocqueville
Image: Montage de Hugo Lefebvre
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La place des avocat·e·s en chiffres
Si les individus pratiquants ou ayant pratiqué une profession juridique font toujours partie du paysage politique québécois, ils sont beaucoup moins présents qu’auparavant. En effet, parmi les député·e·s qui siègent actuellement à l’Assemblée nationale, seul·e·s 11,4 % ont une formation en droit et 10,4 % d’entre eux (ou 13) ont exercé dans un domaine juridique au cours de leur carrière.
Cette proportion est beaucoup moins élevée que par le passé. Si l’on compare au début du siècle, en 2003, année de l’élection du premier gouvernement Charest, la part des député·e·s ayant effectué des études en droit s’élevait à 24 %. Si l’on remonte encore plus loin, on comptait 26,45 % de juristes à l’Assemblée nationale en 1981, dans le deuxième gouvernement Lévesque, puis 18,4 % en 1994, lors du quatrième gouvernement Bourassa, un creux sans précédent pour l’époque [1.2].
Au sein du Conseil des ministres, la proportion d’avocat·e·s a toujours été plus élevée que dans le reste de la députation, et il en est toujours de même aujourd’hui. Ainsi, 14,8 % des ministres québécois·es ont effectué des études juridiques (ils ont tous pratiqué à un moment ou l’autre de leur carrière). Or, en 2003, cette proportion s’élevait à 44 %. Entre 1980 et 2000, le pourcentage de ministres juristes s’élevait toujours au-dessus de 25 % [1.3].
À plus forte raison, à Ottawa, en date du 1er octobre 2021, la proportion de juristes au sein du conseil des ministres fédéraux·ales s’élève à 25 %, soit 10 % de plus qu’à Québec, et 19,4 % des ministres ont déjà exercé une profession juridique. Autre fait intéressant qui dépasse un peu notre cadre d’analyse, près de 25 % des ministres fédéraux·ales ont étudié dans des universités réputées prestigieuses, comme Oxford ou Princeton, tandis qu’on ne retrouve aucun ministre caquiste avec ce type de formation (hormis un certificat en gestion générale de la Harvard Business School obtenu par Pierre Fitzgibbon). On peut spéculer que la compétition et le prestige liés aux ministères fédéraux poussent ceux et celles éduqué·e·s dans ces universités à rivaliser d’ardeur pour s’approcher de quelques degrés de la Reine.
Le rôle du parti
On ne peut expliquer cette décroissance de la présence des avocat·e·s sans regarder le parti au pouvoir. Dans un article de 2010 portant sur le profil sociodémographique des député·e·s de l’Assemblée nationale du Québec, on décrivait ainsi les partis québécois :
« Globalement, on retrouve surtout des professions associées à la classe moyenne (directeur, conseiller financier, petit entrepreneur, etc.) à l’ADQ, tandis que le PLQ semble recruter beaucoup plus chez la classe supérieure et les professions libérales (PDG, président, avocat, professionnel de la santé, etc.). Le PQ se situe entre les deux, avec une inflexion vers les sciences sociales (enseignant, avocat, etc.) et les professions politiques (attaché politique, etc.). » [3.2]
En voyant la CAQ comme l’héritière idéologique de l’ADQ et sans compter l’ajout de Québec solidaire, on retrouve les mêmes caractéristiques au sein des partis politiques actuellement présents à l’Assemblée nationale. En effet, les député·e·s de la CAQ sont issus à près de 43 % du milieu des affaires et de la gestion. Les député·e·s du parti de François Legault restent beaucoup plus issus de professions associées à la classe moyenne, notamment hors du Conseil des ministres. Le Parti libéral, quoique semblable à la CAQ à plusieurs égards — n’oublions pas que Dominique Anglade était auparavant présidente de la CAQ —, continue d’être le parti de la bourgeoisie d’affaires montréalaise et des professions libérales.
À l’inverse, le Parti québécois, par le passé, recrutait ses candidat·e·s pour une bonne part dans la classe moyenne francophone instruite devant son ascension sociale à l’essor de l’État québécois depuis la Révolution tranquille, notamment les enseignant·e·s et les professeur·e·s [1.4]. Or, son maigre nombre de député·e·s lui donne aujourd’hui pâle figure.
L’avocat·e et la démocratie : perspectives historiques
Par le passé, on a parlé d’une « classe dominante de substitution » pour parler de la place des avocat·e·s au sein de la classe politique québécoise [1.5] . En 1967, Robert Boily, politologue à l’Université de Montréal, décrivait le remplacement de la haute bourgeoisie canadienne-française — elle-même composée d’un grand nombre de juristes issus de familles dominantes de la vie politique — qui régnait durant le premier cinquantenaire de la confédération par une classe moyenne supérieure aussi fortement composée de juristes et servant d’intermédiaire nécessaire, parfois contrainte, auprès des pouvoirs socio-économiques dominants [4.1]. Or, Boily souligne tout de même la refonte du rapport entre le peuple et ses gouvernant·e·s ainsi que le renouveau du rôle de l’État qu’a entrainé la Révolution tranquille [4.2].
Hier comme aujourd’hui, la grande place des juristes d’entreprise et la passerelle qui existe entre le monde des affaires et le monde politique — passerelle qu’on ne retrouve pas dans d’autres domaines — resserrent le lien entre ces deux mondes. Le rôle de l’avocat dans la facilitation des échanges économiques, rôle qui gagne en complexité avec la mondialisation, se perpétue en s’accentuant [5] . Encore aujourd’hui, la présence prépondérante des grands cabinets dans les facultés de droit, notamment à l’Université de Montréal, renforce cette impression de lien naturel de l’avocat aux élites économiques et de structuration culturelle du succès dans les carrières juridiques autour de cette vision plus affairiste du droit.
Plus généralement, comme Boily l’expliquait, les hommes politiques du début du 20e siècle, défenseurs du libéralisme économique et d’une idéologie nationaliste limitée à des usages électoraux, tiraient profit de la dépendance du Québec aux élites économiques anglaise, anglo-canadienne et américaine. Pour le politologue : « Ces hommes politiques pouvaient difficilement être autre chose que des intermédiaires, ils furent des intermédiaires satisfaits » [4.3]. Or, malgré l’avènement de la Révolution tranquille, il est difficile de jeter en œil au profil des hauts placés des grands partis provinciaux sans y voir une continuation de cette complicité des élites politiques avec un pouvoir économique reposant sur de grandes entreprises et des élites financières. Les éloges que fait François Legault de Maurice Duplessis ne font que contribuer à cette impression de continuité.
Mais ceci n’explique pas complètement l’importance de l’avocat·e dans la démocratie québécoise. Dans un essai paru en 2007, Marc Chevrier, politologue à l’UQAM, tentait quelques explications à cette question; en survoler quelques-unes donne quelques pistes de solution. Premièrement, dans la structure même du système politique, le fédéralisme canadien a très tôt nécessité un arbitrage judiciaire pour démêler le partage des compétences entre les ordres de gouvernement, ce qui aurait donné une plus grande valeur au savoir juridique en politique. Toujours au sein de cette structure politique, l’absence de grands partis socialistes aurait favorisé l’accès d’un plus grand nombre d’avocat·e·s, associé·e·s aux classes supérieures, au pouvoir politique [1.6]. Par exemple, encore aujourd’hui, Québec solidaire ne compte aucun avocat.
Deuxièmement, la profession juridique elle-même se prête bien au milieu politique en raison de sa polyvalence et sa familiarité avec le processus législatif. Outre la proximité avec le milieu des affaires discutée plus haut – Chevrier parle des grands cabinets comme de « plaques tournantes où se côtoient juristes d’entreprise et juristes d’État » –, les avocat·e·s sont habitué·e·s très jeunes à des pratiques qui les initient à la vie politique, comme les débats oratoires [1.7] . S’ajoute à cela l’art de la médiation. Au début du 19e siècle, Max Weber, sociologue allemand, expliquait que : « L’entreprise politique dirigée par des partis n’est précisément qu’une entreprise d’intérêts. Or le métier de l’avocat spécialisé consiste justement dans la défense efficace des intérêts de ceux qui s’adressent à lui. » [6] Par entreprise d’intérêts, il signifie que l’arène politique regroupe un nombre restreint de personnes intéressées au pouvoir. Dans cette arène comme dans son travail, l’avocat·e fait ainsi figure d’expert du conflit et est donc plus à l’aise qu’autrui dans les rôles politiques.
Finalement, l’avocat·e jouerait un rôle particulier dans la société qui le prédispose à siéger dans les hauts lieux du pouvoir. Le propos le plus intéressant à ce sujet est celui d’Alexis de Tocqueville, penseur français du 19e siècle, dans De la démocratie en Amérique. Selon Tocqueville, qui écrivait au temps des grands bouleversements de l’Europe du début du 19e siècle, les progrès de la démocratie étaient destinés à donner aux juristes le premier rôle dans la vie politique occidentale. Or, l’amour de l’ordre et de la forme que leur donne leur détention d’un savoir occulte et nécessaire servirait à leur conférer le rôle d’aristocratie de substitution au sein de la démocratie [7.1]. Ce conservatisme serait renforcé dans les pays de common law, où le juriste doit se rapporter à l’« arbre antique » bâti par ses prédécesseurs. Pour Tocqueville : « Le légiste appartient au peuple par son intérêt et par sa naissance, et à l’aristocratie par ses habitudes et par ses goûts ; il est comme la liaison naturelle entre ces deux choses, comme l’anneau qui les unit. » [7.2] Mais les juristes, lorsque pris·es comme classe, ne se laisseraient pas tondre la laine sur le dos. « Lorsque l’aristocratie ferme ses rangs aux légistes, explique Tocqueville, elle trouve en eux des ennemis d’autant plus dangereux qu’au-dessous d’elle par leur richesse et leur pouvoir (...). » [7.3] On peut se demander si cette dynamique d’alliance entre les juristes et l’aristocratie se reflète sur les élites économiques qui ont pris la place de cette dernière. Dans l’essai de Chevrier, comme beaucoup d’autres avant lui, dont Tocqueville, le politologue compare les juristes à des clercs protégeant la croyance en la force du droit. Au Canada, ces juristes protégeraient deux sacralités : la tradition immémoriale de common law et celle des droits de l’humain à l’aune desquelles les décisions politiques sont aujourd’hui jugées [1.8]. Que penser alors de cette éclipse de juristes à l’Assemblée nationale ?
La sérénade du businessman
La présence du milieu des affaires en politique n’est pas nouvelle non plus. Un exemple qui vient à l’esprit est celui de Robert Bourassa, qui s’entoura en 1985 de Paul Gobeil, Pierre MacDonald et Pierre Fortier, une équipe de gestionnaires [8]. Mais la réconciliation de l’univers politique avec le monde des affaires n’est pas toujours facile, comme l’ont notamment montré les démissions de Bill Morneau et Pierre Fitzgibbon — le cas de Pierre Arcand est aussi du nombre — ou encore le passage de Pierre-Karl Péladeau au Parti québécois. Malgré leur présence indéniable, l’esprit qui guide la carrière des gens d’affaires ne semble donc pas se prêter facilement à la vie politique [9].
N’empêche que, de toute évidence, les entrepreneur·e·s ont la cote en politique ces temps-ci. L’idée de gérer un gouvernement comme une entreprise, avec toutes les coupures en services publics que cela implique normalement, paraît bien reçue par les électeurs [10]. C’est du moins ce que laissent croire les résultats phénoménaux de la CAQ, qui se vend presque comme le gouvernement du Québec inc. Que l’on se rappelle que, lors de son discours suivant l’assermentation de son Conseil des ministres, François Legault avait enjoint son équipe à « se mettre au service de l’économie » [11].
Au niveau du droit, les entailles répétées de la CAQ à l’esprit législatif — qu’on pense à la loi 21 sur la laïcité ou au projet de loi 61 sur la relance économique et à la concentration de pouvoir qu’il impliquait — font envisager les conséquences que pourrait avoir une moins grande présence d’avocat·e·s au pouvoir. Or, l’impact plus systémique de cette décroissance de la présence des juristes à l’Assemblée nationale au profit de gestionnaires et de gens d’affaires nous réserve sans doute encore beaucoup de surprises.
Annexe : Méthodologie
Afin de collecter nos données, nous sommes allés lire les biographies que l’Assemblée nationale fournit pour chacun·e des député·e·s provinciaux·ales et, lorsque certaines informations étaient indisponibles, nous sommes allés sonder les pages LinkedIn et les présentations que font les partis de leurs député·e·s sur leurs sites respectifs. En dernier recours, nous avons parfois dû compléter nos informations avec celles recueillies sur Wikipédia. Pour ce qui est des ministres fédéraux·ales, nous nous sommes fiés à la description qu’en font leurs partis ainsi qu’aux informations trouvées dans les médias.
En ce qui concerne les catégories socioprofessionnelles utilisées afin de classer les député·e·s, elles sont basées sur celles utilisées dans une autre étude réalisée au début des années 2000 et classant les député·e·s d’une façon similaire. Or, notre recherche met davantage l'accent sur l’appartenance à des ordres professionnels. Afin de déterminer la catégorie à laquelle appartient un·e député·e, nous avons pris en compte leur formation universitaire et leur parcours subséquent. Comme de nombreux·ses député·e·s se sont lancés en affaires ou en gestion à un point ou l’autre dans leurs carrières, la méthode utilisée a priorisé la conservation de métiers plus techniques. L’avocat·e ou l’ingénieur·e qui se lance en affaires dans son domaine reste ainsi un·e avocat·e ou un·e ingénieur·e, sauf dans le cas de certains ingénieur·e·s industriels, mais le ou la technicien·ne en service d’impression qui se lance en affaires devient une personne d’affaires. Afin de classer chaque député·e, nous avons tenté de prendre une approche holiste prenant en compte le parcours des député·e·s, leur éducation et la façon qu’ils ont de se présenter au public.
Finalement, il convient de préciser que, malgré la rigueur de notre collecte de données, on ne saurait donner une valeur scientifique aux informations recueillies dans le cadre de cette petite recherche. La catégorisation des parcours des député·e·s pourrait gagner en précision par l’établissement de critères plus objectifs pour la classification.
Sources citées:
[1.1] Marc CHEVRIER, « Les juristes et la gouverne politique au Québec et au Canada. Essai d’interprétation d’une surreprésentation structurelle et persistante », (2007) 11-3 Lex Electronica 1, p. 3
[1.2] Id., p. 44
[1.3] Id.
[1.4] Id., p. 21
[1.5] Id., p. 5
[1.6] Id., p. 20
[1.7] Id., p. 26
[1.8] Id., p. 30
[2.1] Réjean PELLETIER, « Les parlementaires québécois depuis cinquante ans : continuité et renouvellement », (1991) 44-3 Revue d'histoire de l'Amérique française 339, p. 360
[3,1] Magali PAQUIN, « Un portrait des députés québécois élus en 2003, 2007 et 2008 », 29-3 Politique et Sociétés 21, p.32
[3.2] Id., p. 34
[4.1] Robert BOILY, « Les hommes politiques du Québec 1867-1967 », (1967) 21-3a Revue d’histoire de l’Amérique française 597, p. 622
[4.2] Id., p. 629
[4.3] Id., p. 633
[5] Katarina PISTOR, Code of Capital : How law creates wealth and inequalities, Princeton, Princeton University press, 2019, p.181
[6] Max WEBER, Le savant et le politique, Union Générale d’Éditions, 1963, en ligne: <http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.html>, p. 107
[7.1] Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, 1, Paris, Gallimard, 1986, p. 93
[7.2] Id., p. 94
[7.3] Id.
[8] Daniel PAILLÉ, « Affaires et politique », Le Devoir, 5 juin 2021, en ligne: < https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/607995/libre-opinion-affaires-et-politique >
[9] Denis LESSARD, « Le blues du businessman en politique », La Presse, 4 juin 2021, en ligne: < https://www.lapresse.ca/actualites/2021-06-04/le-blues-du-businessman-en-politique.php >
[10] François LAROCHELLE, « Quand les hommes d'affaires se lancent en politique », Huffpost, 13 juin 2018, en ligne: < https://www.huffpost.com/archive/qc/entry/quand-les-hommes-daffaires-se-lancent-en-politique_a_23457177 >
[11] Iris POSCA, « Du gouvernement des médecins à celui des comptables », Institut de recherche et d'informations socioéconomiques, 22 octobre 2018, en ligne: < https://iris-recherche.qc.ca/blogue/etat-finances-publiques-et-secteur-public/du-gouvernement-des-medecins-a-celui-des-comptables/ >