Le Législateur est un homme
Auteur·e·s
Gabrielle Simoneau
Publié le :
19 avril 2023
S’il y a un événement juridique qui a bouleversé mon baccalauréat en droit, c’est bien évidemment la décision Dobbs, qui, en renversant Roe v. Wade, signait la fin du droit à l’avortement dans près de la moitié des états américains. Même si nous appréhendions ce moment dès l’assermentation du président Trump, il reste que le constat que la liberté des femmes de disposer de leur corps, désormais à la merci des croyances dépassées d’une minorité d’Américain⋅e⋅s, semblait (et semble toujours) un cataclysme. Sans surprise, les républicains étatiques, élus grâce à cet ingénieux concept qu’est le gerrymandering, rivalisent depuis de créativité afin d’interdire toute forme d’interruption de grossesse sans aucune considération pour les conséquences terrifiantes sur les femmes.
Dans la dernière année, je n’aurai eu aucune chargée de cours ou professeure. J’aurai tenté de suivre tous les cours de fondements théoriques disponibles, mais les cours de philosophie du droit et de femmes et droit n’ayant pas été disponibles dans les deux dernières années, la perspective féministe du droit aura occupé tout au plus 45 minutes de mon curriculum.
Lorsque Dobbs a finalement été rendue en juin dernier, mon rêve d’étudier au sud de la frontière a pâli sous une multitude de questions existentielles : est-ce que les risques pour ma santé - et mon futur - devenaient maintenant trop grands? Est-ce que je voudrais vraiment me retrouver dans une salle de classe où l’autonomie des femmes sur leurs propres décisions de santé n’est pas reconnue a priori dans le débat, où certains imposent leur propre moralité à l’une des décisions les plus intimes qui soient, soit celle d’offrir sa vie à une autre?
Surtout, Dobbs a mis un frein abrupt au narratif optimiste majoritaire comme quoi « les droits, ça ne s’enlève pas, ça se donne ». Dans une faculté où les étudiantes forment l’écrasante majorité de la communauté estudiantine et ont grandi dans une ère où les femmes empowered avec une touche de girlboss sont la norme, il est trop facile de balayer sous le tapis l’instrumentalisation du droit contre ces dernières. Dobbs est à la fois un rappel et un avertissement : notre simple présence entre les murs de la faculté ne devrait pas donner l’autorisation d’évacuer les questions féministes de l’enseignement du droit.
Dans la dernière année, je n’aurai eu aucune chargée de cours ou professeure. J’aurai tenté de suivre tous les cours de fondements théoriques disponibles, mais les cours de philosophie du droit et de femmes et droit n’ayant pas été disponibles dans les deux dernières années, la perspective féministe du droit aura occupé tout au plus 45 minutes de mon curriculum.
Pourtant, la typologie du droit est au mieux imprégnée de principes réducteurs du vécu féminin et au pire une façon à peine déguisée d’attaquer la perspective féminine créée par cette identité insaisissable, mais immuable qu’est le législateur. D’ailleurs, peu importe la composition de nos chambres d’assemblée, le législateur, source de droit positif, reste une figure mythique et masculine - personne ne peut affirmer, malgré le succès de la chanson d’Ariana Grande, que le législateur est une femme. Si certains trouveront cette déclaration controversée, il suffit de se rappeler que nous n’avons eu qu’une première ministre à chaque palier, qui cumulent ensemble un peu plus de deux ans au pouvoir, et que la très grande majorité de notre corpus législatif a été rédigée et votée à une période où les femmes représentaient une infime minorité des voix à l’Assemblée nationale et au Parlement, lorsqu’elles y avaient même accès. Pire, une partie non négligeable de notre tradition juridique s’est formée alors que les femmes n’avaient tout simplement pas le droit de voter et d’en influencer la direction. Lorsque les juges interprètent et font jurisprudence, ils recherchent le type de situation dans laquelle était le législateur au moment de l’adoption de la loi, le type de problème qu’il envisageait et les solutions qu’il voulait y apporter - il est inévitable que la perception des femmes des enjeux et des solutions à privilégier soit tout à fait absente de la décision qui en résulte. Le législateur est, et a toujours été, un homme.
Dès les premiers cours de droit constitutionnel, la discussion autour de Edwards se concentre sur les mécanismes argumentatifs permettant, selon votre école de pensée, de « découvrir » ou « d’établir » la doctrine de l’arbre vivant. En se concentrant sur l’arbre, on manque donc la forêt : l’exclusion arbitraire et déshumanisante des femmes de la définition même de personne, et le pouvoir du droit de soumettre un groupe entier grâce à ses catégorisations profondément politiques pendant des siècles. Même si les femmes avaient le droit de vote et avaient le droit de siéger au Parlement au moment de Edwards, il aura fallu que le Famous Five fasse escalader la décision jusqu’à Londres pour que l’on accepte la proposition controversée qu’elles pouvaient aussi siéger au Sénat comme elles étaient des personnes.
Exemple plus controversé, la qualification, par les cours américaines, de la pornographie violente comme discours à protéger plutôt que comme instrument de soumission des femmes, dans les années 80, illustre aussi de manière criante la nécessité d’étudier le droit d’un point de vue féministe intersectionnel, d’aller plus loin que l’analyse du contrôle de constitutionnalité d’une mesure. Selon Catherine MacKinnon, qui avait écrit l’ordonnance anti-pornographie rejetée par les cours, la catégorisation de la pornographie violente selon ce qu’elle dit plutôt que ce qu’elle fait était éminemment politique; un choix crucial entre la protection sous le premier amendement et l’acte criminel. Au Canada, la Cour suprême, dans R. c. Butler, s’est positionnée de l’autre côté du débat, en déclarant que la pornographie violente ou dégradante viole le droit à l’égalité des femmes. Alors que Butler se voulait un cadre neutre afin d’évaluer la moralité de matériel pornographique, c’est plutôt la pornographie saphique qui s’est vue réprimée lorsque la première librairie ontarienne dédiée à la communauté fut condamnée pour obscénité criminelle. (1) La pornographie de Glad Day Bookstore n’avait de particulièrement indécent et immoral, comparativement aux standards de l’industrie, qu’une seule chose : l’absence flagrante d’hommes.
Que l’on soit d’accord avec l’ordonnance MacKinnon ou non, il reste que la scission entre action criminelle devant être sanctionnée et discours protégé est intrinsèquement politique, tout comme son application. À la simple lecture de Butler, on pourrait croire qu’il s’agit du renforcement du droit des femmes à l’égalité, d’être des citoyennes à part entière, mais la vérité est plutôt celle de la marginalisation d’une bonne partie d’entre nous. L’étude de ce droit, sans considération pour les tractations de pouvoirs derrière de telles décisions et leurs résultats, ne fait que reproduire cet aveuglement quant au rôle de la domination du droit dans la vie des femmes.
Ce qui nous ramène à Dobbs. Encore une fois, le discours des juristes semble s’être concentré sur les mécanismes de protection de l’avortement au Canada et aux États-Unis, et sur la stabilité de ce droit chez nous relativement à nos voisin·e·s du Sud. Encore une fois, il est simpliste et réducteur de limiter la discussion autour du retrait d’un droit fondamental - de retirer l’agentivité des femmes sur leurs propres soins de santé - à la solidité d’un ancrage dans le due process ou de la Charte canadienne. Il convient de rappeler que sans la reconnaissance de l’autonomie des femmes au-delà du droit et du stare decisis, les différences théoriques entre les protections offertes par le 14e amendement américain ou le droit à la sécurité de l’article 7 ne seront d’aucun secours. Sans l’étude de toutes les facettes du droit sous un angle féministe, incluant les mécanismes permettant au législateur et au système judiciaire de caractériser un enjeu comme protégé ou criminel, nos discussions au sujet de décisions aussi cruciales que Dobbs seront cantonnées à la description de l’expression d’un système et ne pourront mener à une réelle critique ou compréhension du droit.
Sources citées :
1. R v Glad Day Bookshops Inc, [2004] OJ No 1766 (QL)