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Le droit mène à tout... même dans un CHSLD

Auteur·e·s

Noémi Brind’Amour-Knackstedt

Publié le :

1 août 2020

En l’espace d’une journée, l’étudiante en droit que je suis, dépourvue de toute connaissance médicale, rejoint officiellement les rangs des préposés aux bénéficiaires (PAB) en tant qu’aide-préposée. Le 27 mai dernier, alors que la canicule se catapulte dans les CHSLD, armées d’une visière, d’un masque, de gants chirurgicaux et d’une jaquette isolante, ma collègue PAB et moi pénétrons la chambre d’une résidente afin d’opérer un changement de culotte. Notre équipement de protection individuel ne nous protège guère des assauts parfumés d’ammoniaque qui s’entremêlent aux relents des selles. En préparant mécaniquement les débarbouillettes pour s’attaquer aux soins d’hygiène, des goulettes de transpiration parsèment mon visage. Huit heures de formation à la fois théorique et pratique combinées à environ trois semaines d’expérience sur le terrain m’auront valu le commentaire persifleur suivant, « bravo, tu es maintenant presque une préposée aux bénéficiaires ».


« Alors, quelle fonction souhaitez-vous exercer ? Voulez-vous occuper le rôle d’une aide de service ou bien celui d’une aide préposée ? », m’interroge une conseillère en dotation au service du CIUSSS Centre Sud-de-l’Île-de-Montréal, moins de 48 heures après avoir reçu ma candidature. Perplexe, je lui demande la différence entre les deux postes. Elle confirme mes appréhensions. L’aide de service contribue à l’entretien ménager ainsi qu’à la préparation des repas, tandis que l’assistant-préposé accompagne le PAB en divertissant les résident.e.s, en les  nourrissant et en les lavant. Je réfléchis un instant. Suis-je prête à essuyer le postérieur couvert d’excrément d’une personne inconnue, alors que je daigne à peine à changer la couche de Harold, le chihuahua incontinent de ma famille ? Je ne suis pas une héroïne, encore moins un ange gardien. L’urgence exposée par les médias et par les points de presse du gouvernement québécois m’incite donc à m’enrôler en tant qu'aide-préposée.


Durant les deux premières heures de ma formation, on nous indique les ressources psychologiques mises à notre disposition et on nous offre quelques conseils pour prendre son propre pouls. Cet atelier-éclair était imprévu, admet son animatrice, mais il est indispensable. Il est fort possible que celui-ci ait été motivé en partie par les nombreux témoignages des volontaires qui dénoncent l’horreur et le traumatisme qu’ils ont vécu en CHSLD. Le témoignage d’Amina Khilaji, partagé par la députée de Québec solidaire, Catherine Dorion, fait preuve de son contenu.


Pendant la crise sanitaire, nombreux sont les bénévoles qui quittent après une ou deux semaines. Le fardeau mental est immense. Il s’agit également d’un travail plus exigeant physiquement qu’on ne le croit.

Les fins de semaine trahissent la déficience de personnel. Le dimanche, au lieu d’être un jour de repos, se transforme en un véritable enfer. Nous sommes trois PAB et une aide-préposée. Trois PAB et une aide-préposée pour laver et vêtir 29 bénéficiaires.

Entre 7h30 et 9h, l’équipe de PAB et d’aides-préposés se disperse pour dispenser les soins d’hygiène. Oui, je m’occupe de Madame D., Madame V., Madame F. et Monsieur K. Au lieu d’être jumelée avec une PAB comme on m’avait prévenue, j’effectue toute seule la toilette partielle de certain.e.s résident.e.s. En d’autres mots, je lave chaque parcelle de leur corps avec trois-quatre débarbouillettes dont deux contenant leur savon personnel ou bien le savon de l’établissement. Je nettoie des corps rachitiques, d’autres qui sont plus robustes, certains dont la peau semblait nécrosée. Chaque matin, Madame V. me remercie d’être là. Elle m’affirme qu’elle est contente de me voir. La température de la serviette est-elle à votre goût, Madame V. ? « Oh oui, merci ça fait tellement du bien. Merci ma “tite fille », me répond-elle à moitié assoupie. Que voulez-vous porter aujourd’hui ? Je lui montre divers morceaux de vêtement en fonction de la météo prévue. Je lui brosse doucement sa courte chevelure. Je l’aide également à mettre son dentier, même si cela compromet ma responsabilité. En effet, si un accident survient, la famille de la victime pourrait me poursuivre ou, pire, intenter un recours contre mon employeur.


Avec le temps, j’apprendrai que le personnel craint constamment d’engager sa responsabilité.


Cette peur permet d’expliquer en partie l’allure des repas qu’on vous diffuse sur les réseaux sociaux. Certes, quelques résident.e.s mangent presque exclusivement de la purée de pommes de  terre, de la dinde ramollie et de la sauce  brune en guise de condiment. D’autres engloutissent plutôt du riz et du poulet à la marocaine. Un nutritionniste évalue la condition du résident, puis il recommande la consistance des repas. Plusieurs résident.e.s sont dysphagiques, les privant  ainsi de profiter d’un bœuf saignant ou de  pâtes Alfredo. Par exemple, Monsieur N. tend à entreposer ses bouchées dans ses joues. Il faut sans cesse lui rappeler de mastiquer, puis d’avaler. Pour sa part, Madame R. doit normalement absorber de la purée, ce qu’elle déteste. Or, je l’ai aperçue dévorer des ailes de poulet provenant de la rôtisserie Saint-Hubert, un cadeau de sa fille. J’en ai donc parlé avec l’infirmière chargée de mon étage. On m’a répondu que si jamais Madame R.  s’étouffait avec un os, alors ce serait sa fille qui serait tenue responsable et non le CHSLD.


J’adopte une approche dite « aînée » plutôt qu’une approche infantilisante. Je désire connaître l’opinion des bénéficiaires. Les résident.e.s, malgré les troubles cognitifs  dont ils peuvent être atteints, demeurent  les uniques maîtres de leurs décisions. Un résident peut légitimement refuser des soins. Je m’insurge contre une PAB en particulier qui, lors du dîner, m’intime de  mixer le yogourt à la vanille à la purée de  poulet afin d’accélérer le processus et, ainsi, assurer l’ingurgitation des nutriments. Il existe une différence notoire entre encourager le résident à s’alimenter et le forcer à se gaver.


Les fins de semaine trahissent la déficience de personnel. Le dimanche, au lieu d’être un jour de repos, se transforme en un véritable enfer. Nous sommes trois PAB et une aide-préposée. Trois PAB et une aide-préposée pour laver et vêtir 29 bénéficiaires. Trois PAB et une aide préposée pour nourrir 11 résident.e.s aux prises avec des troubles dysphagiques. Quelques fois, j’ai dû annoncer tristement à une résidente qu’elle devait patienter pendant une vingtaine de minutes avant d’aller à la toilette parce que je n’étais pas en mesure de la déplacer sur la chaise d’aisance seule à l’aide d’un lève personnes.


Parce qu’on manque de personnel, des bénéficiaires baignent dans leur couche souillée par l’acidité de leur urine, transperçant le fauteuil adapté et créant une flaque sur le plancher déjà collant.


Parce qu’on manque de personnel, il existe une politique contre-intuitive selon laquelle un PAB doit protéger au mieux la tête d’un résident en cas de chute. Cette direction sonne terrible, n’est-ce pas ? Néanmoins, elle est nécessaire. Imaginons, Madame O. déambule dans le corridor. Soudainement, ses pieds exécutent une torsion involontaire. Ses côtes risquent d’être fracassées contre le sol. Je me rue pour la rattraper. Elle tombe sur moi. Pesant le double de mon poids, mon crâne embrasse le plancher. Diagnostic : commotion cérébrale. Arrêt de travail. Cercle vicieux.


De nombreux PAB travaillant dans des établissements privés reçoivent le même salaire qu’un employé du Simons. En matière de conditions de travail, il semblerait que le Québec distingue les travailleurs essentiels qui prennent soin et ceux qui soignent. À l’instar d’un professeur au secondaire, une PAB peut devoir s’occuper d’un large nombre de résident.e.s dont quelques-uns requièrent une attention particulière en raison de troubles cognitifs, lesquels peuvent dégénérer en troubles de comportement. Ainsi, des bénéficiaires autrefois inoffensifs se mutent en personnes agressives qui crachent et qui écorchent votre peau avec leurs ongles rendus trop longs.


Puis, avant la mi-juin, le personnel devait revêtir tout un équipement de protection individuel. Sachant que la plupart des CHSLD ne disposent pas d’un système d’air climatisé, la chaleur accablante a assiégé l’établissement. Avez-vous déjà travaillé avec une jaquette isolante, une visière et un masque en pleine canicule ? Oui, nos aînés suffoquent sous la chaleur, mais ceux et celles qui prennent soin d’eux en souffrent tout autant.


En raison du coronavirus, avant la phase de déconfinement, les résident.e.s devaient demeurer confiné.e.s dans leur chambre, sans dépasser le cadre de porte. L’isolement était palpable. À plus d’une reprise, un résident agacé m’a hurlé de « take off that damn thing in front of your mouth! ». Lorsqu’on surprenait des résident.e.s en dehors de leur chambre, on devait les ramener. L’incompréhension se lisait aisément sur leur visage ridé. Une fois, une résidente m’a demandé ce qu’elle avait fait de mal pour se retrouver ainsi encagée comme un vulgaire animal.


Au fil du temps, on se prend d’affection pour les résident.e.s et vice-versa, brouillant au passage la frontière qui délimite la sphère  professionnelle de la sphère personnelle. Pendant que je savonne les jambes de Madame F. dont la mère est récemment décédée, celle-ci me demande si ses parents qui sont désormais au ciel peuvent voir à quel point elle se sent bien avec moi. Malgré le fait que Madame F. ne parvienne pas à se rappeler de mon prénom, elle me surnomme affectueusement « ma petite Chinoise ». En comparaison, dans un français morcelé, Monsieur S., un homme asiatique qui m’apprécie suffisamment pour vouloir m’offrir un cadeau le lendemain de mon anniversaire, m’a baptisée « Bébé », soit le diminutif de « bébé chinois ». Deux fois par semaine, Monsieur S. réclame la présence de « Bébé » soit pour « caca » (c.-à-d. changer la culotte), soit pour sortir sur la terrasse.


Ce sont de doux et merveilleux moments que je chéris profondément. Ce sont de telles interactions qui me poussent à revenir jour après jour. Ce sont des anecdotes pareilles qui me permettent de négliger un incident survenu le 24 juin dernier.


Durant la Saint-Jean-Baptiste, des drapeaux du Québec virevoltent dans les airs. Tout le monde festoie. Cette scène m’émeut. Même si un test de dépistage est administré une fois aux deux semaines, la crainte d’attraper le coronavirus persiste. Or, celle-ci s’estompe le temps que les résident. e. s et les PAB chantent à l’unisson « Gens du pays ».


Au même moment, un résident, Monsieur C., me fait signe d’approcher en tapotant sa cuisse. Je me penche pour lui demander de quelle manière je peux l’aider. « Comment ça se fait que t’as pas de seins, toi », me souffle-t-il à l’oreille.


Je me sens dénudée. On m’a déshabillée du regard. Sans mon consentement.


Alors que je m’apprête à confier ce qu’il m’a dit à une autre aide-préposée, le résident en question crie de ne pas commencer à répéter ce qu’il m’a dit à la famille. Une telle remarque précédée par d’autres commentaires tels que « J’aime ça quand les jeunes filles comme toi me caressent » ou « Qu’est-ce que tu attends pour me faire une gâterie ? ».


Comment réagit-on au harcèlement sexuel proféré par une personne dite vulnérable ?


Y accorder peu d’importance ? Blâmer les troubles cognitifs ?


De mes études juridiques, je retiens notamment l’application de l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne. « Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation ». Cet article vaut autant pour nos aînés que pour le personnel en CHSLD. Protégeons-nous les uns, les autres.

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