Le début d’une lutte pour les avocates
Auteur·e·s
Charline Côté-Lessard
Publié le :
8 mars 2021
En 2014, pour la toute première fois, le Barreau du Québec est composé d’une majorité de femmes (50,4 %) (1). Cette avancée importante arrive près d’un siècle après la décision Langstaff c. Barreau du Québec, dans laquelle la Cour du Banc de la Reine déclare que les femmes ne sont pas admissibles à la profession d’avocat. Il a tout de même fallu attendre jusqu’en 1941 pour que le Québec autorise les femmes à exercer cette profession, faisant du Québec la dernière province canadienne à l’autoriser (2).
Il faut se remettre un peu en contexte. La première femme à être admise dans le monde occidental au Barreau était Arabelle Mansfield, admise au Barreau de l’Iowa en 1869 (3). Au Canada, Clara Brett Martin fut la première femme à être admise au Barreau, plus précisément au Barreau de l’Ontario, en 1897 (4). Par la suite, la France a adopté, en 1900, une loi afin d’autoriser les femmes à accéder à la profession d’avocat, et la Grande-Bretagne fit de même en 1919 (5). D’ailleurs, dans la décennie qui a succédé à la Première Guerre mondiale, la plupart des pays européens ont permis aux femmes d’exercer cette profession (6).
Au Québec, cette lutte commence grâce à Annie MacDonald Langstaff au début du 20e siècle. Elle naît en Ontario le 6 juin 1887. À la suite d’une séparation et de la naissance de son premier enfant, MacDonald Langstaff décide de s’établir à Montréal et d’entamer des études en droit à McGill. En 1914, elle devient la première femme à être diplômée en droit au Québec et elle gradue avec honneurs (7).
Après sa graduation, elle tente de passer les examens du Barreau, mais le Barreau lui refuse de le faire sans l’autorisation écrite de son mari (8). Malgré sa séparation (« separated as to property ») avec son mari, elle ne pouvait pas contracter sans l’autorisation de celui-ci (9), qui était introuvable à ce moment (10).
À la fin des années 1990, le Québec avait la plus grande proportion de femmes admises au Barreau de toutes les provinces canadiennes.
Crédit : Janie Renaud
Crédit : Janie Renaud
Face à ce refus, MacDonald Langstaff présente un mandamus à la Cour supérieure en 1915, dans le but d’ordonner au Barreau de l’admettre à l’étude de la profession d’avocat. Dans la décision de première instance, le juge Saint-Pierre refuse de le lui accorder, puisqu’il va de soi que le législateur n’avait pas l’intention d’inclure les femmes au sein de cette profession (11). Selon lui, une femme ne serait pas apte à être avocate et une femme serait incapable de travailler sur des dossiers d’agressions sexuelles sans s’indigner (12). Il fait la déclaration suivante :
« […] I hold that to admit a woman and more particularly a married woman as a barrister, that is to say, as a person who pleads cases at the bar before judges or juries in open court and in the presence of the public, would be nothing short of a direct infringement upon public order and a manifest violation of the law of good morals and public decency. » (13)
Il considère également que le fait qu’aucune femme ne soit devenue avocate témoigne que les femmes elles-mêmes ne s’estiment pas aptes à exercer la profession. Il termine en encourageant MacDonald Langstaff à trouver une occupation plus appropriée à son sexe (14).
Malgré cette défaite, MacDonald Langstaff ne baisse pas les bras et décide de porter la décision en appel en 1916. Elle plaide que l’article 17 paragraphe 9 du Code civil du Bas-Canada indique qu’il ne faut pas interpréter l’utilisation du masculin dans la loi comme une exclusion des femmes puisque la Loi sur le notariat (15) exclut expressément les femmes, alors que la Loi sur le Barreau (16) ne le fait pas (17). Le Barreau, quant à lui, se questionne sur l’admissibilité des femmes à son ordre (18).
En dissidence, le juge Lavergne est d’avis que les femmes sont admissibles au Barreau. La loi ne fait aucune référence au sexe, contrairement à la Loi sur le notariat adoptée la même année. Lorsqu’on a voulu exclure les femmes de certains domaines, le législateur l’a fait expressément. La loi est claire, il n’est donc pas nécessaire d’adopter une loi pour autoriser les femmes à accéder au Barreau. Il rappelle que dans plusieurs autres provinces et États, les femmes ont le droit d’être admises au Barreau et il soutient que les femmes devraient être capables d’exercer toutes les professions libérales (19).
Malheureusement, les trois autres juges ne partagent pas son opinion et décident que la loi exclut les femmes et qu’elles n’ont donc pas accès à la profession d’avocat. Le juge Trenholme estime que la disposition du Code civil du Bas-Canada ne trouve pas application quand l’intention du législateur est claire. Selon lui, il n’y avait aucun doute que la loi ne s’appliquait pas aux femmes puisque les avocats étaient uniquement des hommes (20). Le juge Pelletier, quant à lui, précise que l’« […] on ne peut pas présumer que les législateurs ont eu l’intention de permettre une chose dont il n’était pas du tout question » (21). Si la France et l’Angleterre interdisaient toutes les deux l’exercice de la profession d’avocat aux femmes, il n’était pas plausible que le législateur québécois souhaite les admettre sans le faire expressément (22). Il prétend également qu’il ne revient pas aux juges de créer une norme qui permettrait de modifier le rôle de la femme en société puisque cette décision relève du législateur. En outre, le législateur devra, par la même occasion, réviser le droit de la femme qui empêche cette dernière d’exercer de nombreux droits nécessaires à l’exercice de la profession, tel que le droit de contracter avec des clients (23). Finalement, le juge en chef Archambault souligne qu’il s’agit probablement de la première tentative quant à l’admission d’une femme au Barreau. Selon lui, le fait qu’aucune femme n’ait été admise au Barreau auparavant signifie que l’intention du législateur était de les exclure (24).
Contrairement à la décision de première instance, rendue à une époque où les idées sur le rôle traditionnel de la femme commençaient tranquillement à changer (25), et qui était beaucoup plus ancrée sur la tradition de common law qui renforçait cette vision traditionnelle, la décision d’appel met plus l’accent sur le rôle changeant de la femme en société (26). Évidemment, la dissidence du juge Lavergne témoigne d’une ouverture d’esprit quant au rôle de la femme. Somme toute, malgré la décision des autres juges, ceux-ci semblent davantage sensibilisés et ouverts à l’évolution du rôle de la femme contrairement au juge de première instance qui, lui, semblait complètement fermé à cette idée.
En réponse à cette décision, en 1917, l’article 28 des Règlements du Barreau est adopté afin de préciser que seuls les hommes ont le droit d’accéder à la profession d’avocat (27). Par la suite, plusieurs projets de loi ont été présentés afin que les femmes puissent être admises au Barreau, mais sans succès. Finalement, en 1941, le Conseil général du Barreau se prononce en faveur de l’admission des femmes au Barreau dans une décision très serrée de 12 voix contre 11 (28). C’est finalement sous le gouvernement libéral d’Adélard Godbout que la loi est modifiée afin d’autoriser les femmes à exercer le droit. La loi est sanctionnée le 26 août 1941 (29).
Après cette victoire, Elizabeth C. Monk et Suzanne Fillion sont les deux premières femmes à être admises à l’ordre du Barreau du Québec en 1942 (30). Malheureusement, MacDonald Langstaff n’a jamais eu accès à la profession d’avocate puisqu’elle n’avait pas obtenu le baccalauréat ès arts qui était maintenant exigé (31). Néanmoins, après son décès en 2006, le Barreau du Québec la reconnaît à titre honorifique comme membre du Barreau afin de souligner son rôle de précurseur dans l’accession des femmes à la profession d’avocat (32).
Malgré l’admission tardive des femmes au Barreau du Québec, la province a connu la plus grande augmentation de la proportion de femmes au sein de son ordre, comparativement aux autres provinces canadiennes. En 1967, l’ordre était composé de 3 % de femmes, et ce chiffre bondit à 40 % en 1999. À la fin des années 1990, le Québec avait la plus grande proportion de femmes admises au Barreau de toutes les provinces canadiennes (33). Selon Fiona M. Kay, professeure du département de sociologie de l’Université Queen, cette augmentation aussi rapide peut en partie être attribuée à la Révolution tranquille, qui a ouvert la porte à cette profession pour plusieurs hommes francophones, ce qui a par la même occasion permis aux femmes d’y accéder (34).
Nonobstant toutes ces belles avancées et victoires, il ne faut pas oublier qu’encore aujourd’hui certaines de nos consœurs se voient refuser l’accès à certaines professions juridiques. En effet, la Loi 21 interdit notamment le port de signes religieux aux juges et aux procureurs de la Couronne (35). Il est évident que cette loi vise principalement à interdire le port du voile des femmes musulmanes. Bien que nous ressortions victorieuses de certaines batailles, la lutte est loin d’être terminée.
Sources citées
BARREAU DU QUÉBEC, « Les fondements du Barreau », Barreau du Québec, [En ligne], <https://www.barreau.qc.ca/fr/le-barreau/fondements-barreau/>, consulté le 27 février 2021.
Fiona M. KAY, “Crossroads to Innovation and Diversity: The Careers of Women Lawyers in Quebec ”, (2002) 47 R.D. McGill 699, 706.
BARREAU DE QUÉBEC, « Les femmes et le Barreau », Barreau de Québec, [En ligne],<https://barreaudequebec.ca/barreau-de-quebec/historique/les-femmes-et-le-barreau/>, consulté le 27 février 2021.
F. M. KAY, préc., note 2, 706
BARREAU DE QUÉBEC, préc., note 3.
Id.
INSTANTANÉS, « Annie MacDonald Langstaff – Courage et determination », BAnQ, 10 mai 2017, [En ligne], <https://blogues.banq.qc.ca/instantanes/2017/05/10/annie-macdonald-langstaff-courage-et-determination/>, consulté le 27 février 2021.
Id.
F. M. KAY, préc., note 2, 707
INSTANTANÉS, préc., note 7.
Langstaff v. Quebec (Bar), (1915) 47 Que. S.C. 131.
Id., par. 44-45
Id., par. 43
Id., par. 48-49, 75
Loi sur le notariat, RLRQ, c. N-3
Loi sur le Barreau, RLRQ, c. B-1
Langstaff c. Barreau du Québec, (1916) 25 B.R. 11, par. 26.
Id., par. 3.
Id., par. 5-15.
Id., par. 22.
Id., par. 29.
Id., par. 33.
Id., par. 35.
Id., par. 43, 45.
F. M. KAY, préc., note 2, 706.
Mary Jane MOSSMAN, « ‘Invisible’ Constraints on Lawyering and Leadership: The Case of Women Lawyers », (1988) 20:3 Ottawa Law Review 567, 578.
BARREAU DU QUÉBEC, « Les fondements du Barreau », préc., note 1.
BARREAU DE QUÉBEC, « Les femmes et le Barreau », préc., note 3.
Id.
Id.
Id.
BARREAU DU QUÉBEC, « Les fondements du Barreau », préc., note 1..
F. M. KAY, préc., note ii, 709
Id.
Loi sur la laïcité de l’état, RLRQ, c. L -0.3, art. 6.