Le commerce du désemparement
Auteur·e·s
Thomas Péladeau
Publié le :
29 octobre 2024
Ma vie n’est plus la même depuis mai.
Je ne sais pas pourquoi j’écris ce texte, ici, dans le Pigeon, mais je dois rant un peu, je dois raconter une histoire. Le 24 mai dernier, mon meilleur ami de longue date, que je connaissais depuis la maternelle, meurt d’une overdose après avoir ingéré une pilule d’opiacé.
La précarité sociale, le manque d’encadrement familial, le stress et l’anxiété chronique sont autant de raisons pour lesquelles quelqu’un peut tomber dans les drogues.
Il en a acheté quelques-uns, d’un plug local, qui avait pourtant une mauvaise réputation (ce qu’il m’avait d’ailleurs dit à plusieurs reprises). Ça faisait plus de deux ans qu’il ne consommait plus ce genre de drogues, mais dans une mauvaise passe il y est retombé. Considérant ma propre relation avec la drogue, je ne suis pas dans une position pour le juger. Le jour fatidique, le hasard a fait en sorte que son shit était laced, cette journée-là, on était censé hang out, chill, quoi. Alors qu’il ne répondait pas à mes messages, je l’attendais au parc Beaubien, clueless, en train de manger des bagels de St-Viateur et d’écouter deux quadragénaires jouer des tounes mélancoliques sur leurs guitares. Aujourd’hui encore je m’en veux – alors que je ne devrais pas – de ne pas être allé vers lui. Lui qui habite à 20 minutes de marche de chez-moi.
Ce n’est pas le premier à qui ça arrive, ce ne sera pas le dernier non plus. À Montréal, au Canada, en Amérique du Nord, c’est rendu que tous connaissent, de près ou de loin, quelqu’un ayant été victime de cette crise.
Une partie de moi est fâchée contre lui de ne rien m’avoir dit sur le fait qu’il ait acheté ces pilules. Peut-être avait-il honte d’admettre être retombé dans ce trou ? Peut-être allait-il m’en parler si on s’était vus ? Or, il ne m’a rien dit, aucun au revoir, rien. Par contre, ma rage est bien plus conséquente envers ceux qui lui les ont vendus. Ce qui m’enrage tout particulièrement, c’est le fait de couper ces pilules avec d’autres opioïdes plus fort, pour augmenter ses marges de profit, même si elles sont marginales.
Au début, sa famille, son entourage et moi pensions qu’il s’agissait peut-être d’un suicide. La police en était presque certaine, ayant retrouvé ce qui semblait être un suicide note. Des informations récentes contredisent cette interprétation: la lettre semble provenir d’une tentative précédente. Nonobstant l’enquête en cours, mon intuition me disait que, si ça avait été le cas, il m’aurait écrit un mot pour m’expliquer ses raisons. Pour se confier à la personne qui pouvait le mieux le comprendre.
Peu importe, ce n’est pas de sa faute après tout, comment pouvait-il savoir le contenu de ce qu’il ingérait ? Je ne comprends pas la logique des dealers, pas du tout. Ce sont des sots qui n’ont pas fait leur cours d’économie, de toute apparence. La règle première d’un commerce, c’est que tu ne mets pas en danger ta clientèle, ta source de revenu première. En coupant leurs drogues avec des compounds bien plus concentrés et qui coûtent moins d’argent, c’est pourtant cela qu’ils font. Comme des idiots, ils ont continué d’envoyer des offres et promos à mon ami, plusieurs semaines après son décès, sans pour autant penser que leurs actions aient pu entraîner des conséquences tragiques.
J’ai menti, quand j’ai dit ne pas savoir pourquoi j’écris ce texte. J’ai deux raisons, outre le fait d’en parler, qui se rapprochent plus ou moins de la discipline du droit.
La première, c’est la lenteur de l’État, le processus laborieux d’enquête, de perquisition et d’arrestation qui finit rarement par porter ses fruits. Bien qu’il y ait eu techniquement deux arrestations suite au décès de mon meilleur ami (ainsi qu’un autre décès d’un adolescent de 15 ans, pour les mêmes raisons), je peux affirmer avec certitude que justice ne sera pas rendue. Pourquoi ? D’abord, car l’un d’entre eux avait déjà été arrêté pour trafic de stupéfiants, libéré conditionnellement, puis a brisé ses conditions. Ensuite, comment pouvons-nous lier ces personnes au meurtre de bro ? On ne peut pas, en fait. On peut les amener devant une cour, les juger pour leurs activités de trafic, mais ils seront inévitablement libérés après quelques années (ceci étant le best case scenario), recommenceront à chop, et même s’ils ne le font pas, quelqu’un prendra leur place, l’appât du gain étant trop alléchant. Pire encore, je ne suis même pas sûr que les personnes que la police a arrêté sont celles qui lui ont vendu les pilules. Personnellement, je connais le nom du gars qui les lui a vendus, malgré sa tentative d’utiliser un alias, et ce nom n’est pas le même que celui de la personne qui a été arrêté.
Pourquoi alors ces deux suspects ? J’ai l’impression qu’ils ne connaissent pas toujours les schèmes d’action des organisations criminelles. Ce « plug local », auquel je ferai référence en tant que « MG », quelques semaines après la transaction mortelle, « cesse » ses activités, probablement par coïncidence. Je doute qu’il y ait eu un lien entre les deux événements, mais il y a une probabilité qu’il sache qu’il a tué quelqu’un. En considérant cette hypothèse, ça serait un modus operandi que j’ai vu à quelques reprises : une organisation de dealers fait silence radio pendant quelques semaines. Les causes peuvent être multiples, une arrestation, un d’entre eux souhaite sortir de ce monde (celui du trafic), la peur de se faire attaquer par des rivaux, etc. Ce silence n’est jamais définitif; l’organisation change ses membres (partiellement, la plupart du temps), engage de nouveaux runners (souvent des mineurs), se renomme. Le fond reste le même, ils ont les mêmes suppliers, les mêmes habitudes nocives. La police, elle, recommence à partir de la case zéro.
La seconde, c’est que j’aimerais illustrer une tendance que je vois de plus en plus. Ces derniers mois, pas mal toutes les plugs ont délaissé les plateformes comme Snapchat, Instagram, Whatsapp et les numéros de téléphone, pour migrer vers Telegram. Ce que cette plateforme offre, contrairement aux autres, c’est un anonymat bien plus solide. Contrairement aux plateformes détenues par Meta et Apple, Telegram est indépendant et n’acquiesce presque jamais aux demandes et subpoenas des autorités. Pourtant, on permet l’usage de cette application au Canada, alors que son élimination entraînerait la perte d’un médium important pour beaucoup d’organisations criminelles. Outre le commerce de stupéfiants, Telegram est aussi tristement célèbre pour son utilisation par des organisations extrémistes et par des pédo-criminels. Cette tendance que je tente d’illustrer est relativement récente, mais existe depuis au moins quelques années.
J’aimerais conclure cette diatribe pour proposer des solutions. Je ne suis vraiment pas enchanté à l’idée d’une justice ultra-punitive à l’image de celle de nos voisins du sud. Cependant, je dois admettre qu’il nous faut une législation plus forte pour véritablement rendre justice et dissuader ces actions. Il faut être capable de juger un individu pour homicide involontaire (au minimum) en le connectant à une organisation qui aurait vendu des substances mortelles. J’irais même encore plus loin, si le fait de vendre une drogue menant à une surdose serait un homicide involontaire, le fait de vendre des drogues coupées devrait être jugé comme un meurtre comme tel. Il faut être capable de soumettre des runners (en « bas » de la chaine) pris en flagrant délit à de lourdes peines s’ils ne snitchent pas sur leurs supérieurs. Finalement, je voudrais aussi démystifier une chose portant sur les dealers, ce ne sont pas tous des « commerçants de la mort ». J’en connais plusieurs, pas tous se fournissent de la mafia, pas tous coupent leurs drogues, pas tous priorisent les profits au-dessus de la vie humaine. Prenez cela comme une anecdote, mais j’en connais même un qui, lorsque confronté par l’amie d’un acheteur, à arrêté de lui vendre de la MDMA, car celui-ci devenait addict au produit. Pourtant, tous sont généralement ciblés de la même manière par la police. J’ai l’impression qu’ils (les agents de la paix) ne font pas la distinction entre un dealer agissant seul, ne vendant que des psychédéliques, buzz et amphétamines (speed, MDMA/ecstasy, rarement de la coke), et ceux que je qualifierais « d’incorporés », rejoignant plusieurs personnes, plus dangereux, se sourçant à partir de la mafia, vendant de la coke et toutes sortes d’opioïdes (percs, oxy, dilaudid, …) souvent coupés. Ceux qui semblent vraiment tenir compte du bien-être de leurs clients, qui vendent par simple nécessité, pour mettre de la bouffe sur la table, versus ceux qui choppent par appât du gain, qui n'hésitent pas à couper leur produit pour un profit rapide. Le tout pour vivre une vie trop souvent romancée par des rappeurs, sans se rendre compte qu’en tuant les autres, ils se tuent eux-mêmes, à petit feu, car il y a vraiment que deux manières de sortir de cette vie : l’épiphanie et la mort. Il y a un gros lien entre la perception de la vie de vendeur de drogue dans les faits versus tel que présenté dans les médias (films, musique, etc). Ceux qui s'adonnent à ce lifestyle se font souvent rappeler à l'ordre par des incidents où ils frôlent la mort. D'ailleurs, plusieurs rappeurs admettent être sortis de ce monde du fait de ce genre d'événement.
Enfin, j’aimerais déstigmatiser la consommation de drogue. C’est quelque chose de très mal compris par ceux n’ayant jamais consommé. La précarité sociale, le manque d’encadrement familial, le stress et l’anxiété chronique sont autant de raisons pour lesquelles quelqu’un peut tomber dans les drogues. La société tend à diaboliser toutes les substances à un même niveau (qui se rappelle des cours de prévention de la consommation au primaire ?) sans admettre que certaines sont pires que d’autres, que ça peut aider avec des problèmes personnels, pis que c’est plaisant, fumer du buzz et prendre du mush de temps en temps. Loin de faire l’éloge de la drogue, j’invite mes très cher.e.s lecteur.rice.s à relativiser sur ce qu’on considère être une drogue versus ce qui ne l’est pas. Si je demande à quelqu’un d’aléatoire de me dire quel fléau est le pire dans notre société : l’alcoolisme ou la crise des opioïdes ? Il y a de bonnes chances que cet individu choisisse le deuxième choix. Je pourrais d’ailleurs remplacer « alcoolisme » par l’obésité liée à une forte consommation de sucre, par le jeu d’argent, la consommation de tabac, voire les jeux vidéo. Pourtant, si l’on considère la définition d’une drogue, tout ce que je viens de citer y rentrerait. La différence est que ces vices sont acceptés socialement. Où je veux en venir ici, c’est que pour quelqu’un qui ne comprend pas ces réalités, c’est facile de juger les victimes d’overdose. J’ai l’impression que certaines personnes s’imaginent que la source des problèmes d’un addict est son addiction elle-même. Ce n’est pas impossible, or, la plupart du temps, dans mon cas comme dans ceux de beaucoup de mes connaissances, ce sont les problèmes qui existent avant l’addiction.