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Le candide non-reportage sur le piquetage au quatrième

Auteur·e·s

Thomas Doré

Publié le :

27 septembre 2021

Il est trop tôt ce matin à Jean-Brillant. À ma gauche, Duplessis, Deschamps et Doré, figés dans l’histoire, m’offrent leur sourire habituel, décoloré, mais convenable. Droit devant, au bout du couloir, Lafond, Flynn et Cournoyer s’agitent et ont l’air occupés. Les grévistes, rassemblé·e·s dans l’espace Stikeman, n’ont pas de temps à perdre ce matin. Il paraît que la planète est (une poubelle) en feu.

8h35. La confusion règne au troisième. Alors que les piqueteurs et les piqueteuses tiennent leur ligne avec entrain, en chantant et en lançant des slogans, des profs et des étudiant·e·s s'impatientent, entassé·e·s devant les locaux barrés. Force est de constater que ceux et celles qui viennent d’arriver sont les plus impatient·e·s.

On répartit les piqueteuses et les piqueteurs en fonction des locaux à bloquer. Nous, les reporters, les suivons. Tout naturellement, je me dirige au quatrième, crayon et carnet à la main. À l’aventure.


8h00. À l’arrivée des piqueteuses au local qu’on leur a assigné (que je désignerai désormais par le vocable « local en question »), une heure avant le début du cours, un étudiant est déjà assis à sa place, tapant à son ordinateur. Échec et mat. Les piqueteuses dépitées se demandent quoi faire avec lui. Plus loin dans le couloir, quatre enthousiastes dessinent des affiches sur des morceaux de carton éparpillés par terre devant les portes d’un autre local. On se prépare à l’arrivée des plus tenaces.


8h09. Je m’emmerde (déjà) et pars faire une marche. Au troisième, l’heure est à la fête. Un « gratteux de guitare » réchauffe les foules agglomérées devant les locaux piquetés. Il chante bien, avec sa voix grave et enjouée. Rien à voir avec le calme plat de l’étage supérieur.


De retour au quatrième, la curiosité est trop forte. Je vais poser quelques questions au lève-tôt solitaire assis dans le local en question.


Il m’explique qu’il arrive toujours d’avance à ses cours pour travailler un peu. Oui, il a l’intention de sortir du local éventuellement, s’il peut. On ne l’avait pas averti de la levée des cours qui a été votée à l’unanimité. Avoir su qu’il y avait une grève, il ne serait pas venu.


Le lève-tôt solitaire ajoute qu’il y a des moyens plus efficaces de militer que de faire des manifestations, notamment en mettant à profit nos compétences de juristes. Que les manifestations n’offrent pas un bon retour sur le temps et l’énergie qu’on y investit. Il me parle business. Je le remercie et sors du local. Lui, replonge dans ses lectures. Un chic type, d’un calme stoïque.


8h25. Les enthousiastes aux affiches ont l’air posés. Rien à signaler de leur côté. Je ne sais pas quoi leur dire et je me mets en mode small talk pour avoir l’air gentil. Ils sont fins et fines eux aussi; on jase, on oublie presque ce pour quoi on est réuni·e·s. Ils et elles sont en première année. Je me donne le droit de leur faire part de quelques conseils pour un de leur cours, donné par un professeur que je connais. Tiens, justement, c’est le local de ce cours-là que les enthousiastes aux affiches sont en train de piqueter. Lâchez pas, vous êtes bonnes et bons.


8h30. Il semblerait qu’une prof d’un local voisin au local en question viendrait d’annuler son cours tout juste après l’avoir commencé, quand bien même qu’elle ne serait pas de la Faculté de droit. Alliée sans pareil ou mêlée solide, on ne saura jamais.


8h31. Le prof qui était censé donner son cours au local en question arrive d’un pas décisif vers son local assiégé, tout sourire. Il n’est pas difficile à convaincre : c’est à peine s’il est venu constater la barrière humaine qu’il est déjà reparti, souhaitant aux piqueteuses la meilleure des chances. Le lève-tôt solitaire est toujours à l’intérieur. Victoire pour les piqueteuses.


8h35. La confusion règne au troisième. Alors que les piqueteurs et les piqueteuses tiennent leur ligne avec entrain, en chantant et en lançant des slogans, des profs et des étudiant·e·s s'impatientent, entassé·e·s devant les locaux barrés. Force est de constater que ceux et celles qui viennent d’arriver sont les plus impatient·e·s.


8h39. Toujours très calme au quatrième. Un professeur sort de sa classe et demande aux quelques piqueteuses rassemblées devant les locaux voisins au sien de parler moins fort. Le pauvre aurait détesté enseigner au troisième ce matin.


8h49. Je retrouve ma collègue en train d’interviewer Frédéric Bérard. Ça sent l’exclusivité. Je croise justement un étudiant qui en rapporte une : un prof a essayé de donner son cours à la cafétéria à défaut de pouvoir le donner dans son local. J’ai vraiment tout manqué au quatrième. Tant pis : it’s not much but it’s honest work.


8h52. Jean Leclair a tellement de style quand il se promène dans les corridors.


8h56. Le volume au quatrième a remonté au même niveau que tout à l’heure, quand le prof est venu se plaindre. Une dame de la sécurité rôde dans le couloir. Elle n’avertit personne, et se contente de ralentir devant les locaux barrés. Le lève-tôt solitaire tient toujours son fort. Rien à signaler, quoi.


8h58. Deux minutes avant le début du cours dans le local en question. Un étudiant s’approche de la ligne de piquetage. Les piqueteuses lui annoncent la levée des cours. L’étudiant célèbre et remercie les piqueteuses. Aussi facile à convaincre que son professeur, il est aussitôt reparti.


9h04. On propose la fin du piquetage au local en question. Une des piqueteuses élève sa voix sage et communique sa désapprobation. Il faut tenir la ligne quelques minutes encore. Elle s’explique : après tout, un professeur qui se croit plus rusé que les grévistes attendrait le départ de ces dernières pour revenir donner son cours aux récalcitrant·e·s. Les piqueteuses opinent. Il faut attendre encore quelques minutes.


9h11. Ayant suffisamment attendu, les piqueteuses du local en question crient victoire. Elles ont le regard fier. Je suis prêt à parier que le lève-tôt solitaire, qui n’était par ailleurs toujours pas parti du local, ne s’est jamais aperçu de leur départ, absorbé par ce que je crois être ses devoirs.


De retour au local du Pigeon, je sirote un café. Je suis fatigué. Décidément, ce matin m'aura fait douter de mes talents de reporter, sans toutefois amoindrir le malin plaisir que je prends à écrire. Je garderai néanmoins un souvenir amusé de ce piquetage chaotique, de la voix grave du « gratteux de guitare », du calme stoïque du lève-tôt solitaire et du regard fier des piqueteuses du local en question.

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