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La vivisection de la plèbe : Christopher Lasch et la marginalisation des classes populaires

Auteur·e·s

Hugo Lefebvre

Publié le :

22 octobre 2020

Alors que se creuse le schisme entre la gauche et la droite, mais aussi les pauvres et les riches, le vote populaire semble de plus en plus difficile à cerner. Il y a quelques décennies, confronté à un constat similaire, Christopher Lasch, sociologue américain, a décrit comment cette idée du progrès qui anime notre confiance en l’avenir peut créer des carences morales et sociétales aliénant une partie grandissante de la population. Un regard sur certains de ses propos éclairera quelque peu le lecteur sur la situation actuelle et, idéalement, sur ses propres biais. Le dernier livre de Thomas Piketty, Capital et Idéologie, sera aussi brièvement abordé.


L’anatomie de la haine


Au sortir de la Première Guerre mondiale, alors que l’Occident se remettait d’une période de destruction sans précédent, un climat de découragement et de cynisme s’installa auprès de l’intelligentsia libérale américaine. La guerre avait fait ressortir l’intolérance et le fanatisme de l’Amérique et avait fait perdre ses appuis au libéralisme, stimulant une réévaluation des idéaux de vertu républicaine, de rationalité et de démocratie.  Notamment, les études de Walter Lippmann sur l’incapacité de l’opinion publique à démontrer de l’indépendance ou de la perspicacité critique démontrait un climat général de perte de confiance en la démocratie, comme celles de Edward Bernays sur la malléabilité de cette opinion. La presse, dont l’objectivité avait été réduite à néant durant la guerre et dont les produits de base se résumaient de plus en plus à des faits divers, minait la démocratie en privant le public d’une voix. De plus, l’opinion publique elle-même, dans un monde où le travail et l’autorité se divisaient, ne pouvait plus prétendre se composer de ces individus aux intérêts multiples, ces « touche-à-tout » qu’on lit chez Tocqueville. Notamment, la loyauté et la responsabilité attachées aux membres des communautés du passé, éléments essentiels d’une démocratie, se voyaient saper par la place grandissante des grandes industries.


Pour Lippmann, l’opinion publique était modelée par des pseudo-environnements qui créaient l’opinion, non la vérité, et l’art de gouverner se réduisait de plus en plus à l’art de la manipulation. Dans ce monde, la vérité, pour Lippmann, ne pouvait que surgir d’une investigation scientifique désintéressée, un gouvernement des experts, le reste n’étant que des idéologies. Pour Lippmann, la démocratie devait être refondée sur un accès aux biens et aux services essentiels plutôt que sur sa fausse capacité à créer des citoyens indépendants. Malgré les quelques fameuses critiques adressées par John Dewey à l’individualisme et au gouvernement des experts de Lippmann, c’est la conception de ce dernier qui l’emporta dans l’appréhension libérale. D’autres, comme Herbert Croly, voyaient dans l’opinion politique une assise sans laquelle les administrations libérales sombreraient dans le joug des intérêts des classes capitalistes. Pour Croly, les intellectuels devaient empêcher les classes ouvrières de sombrer dans « l’autosatisfaction et l’arrogance destructrice » en disciplinant la compétition des intérêts de façon à favoriser l’observation de soi, le discernement et le jugement. (Lasch 508)


Or, plutôt que de suivre ces voies, l’intelligentsia américaine apprit à se penser comme une « minorité civilisée », rationnelle et plus intelligente, destinée à combattre la superstition de la majorité, vouée à l’obscurantisme. Pour Lasch, dans les décennies suivantes, cette position eut pour effet de favoriser le développement d'une critique sociale posant cette minorité civilisée dans une position de décisions privilégiées, renforçant la complaisance de cette classe. Dans ce schème de pensées, le débat public est relégué à un artifice, non seulement parce qu’il ne fait que « prêcher pour les convertis », mais aussi parce que l’ensemble des questions politiques se ramènent à une question de production et de distribution de biens, tandis que la populace attache plus d’importance aux gestes moraux – combattre les inégalités, le vice ou la corruption – qu’à l’efficacité. (Lasch 528-530) Dans cette lubie rationaliste, rien n’empêchait des gens comme Thurman Arnold, professeur de droit à Yale, de voir dans l’occupation américaine des Philippines ou encore dans les hôpitaux psychiatriques des idéaux d’administration désintéressés et indifférents aux tempéraments de leurs sujets.

Ce point de vue, quoique peu partagé aujourd’hui, offre une perspective originale sur cette division sociétale dont les pires effets se font sentir aujourd’hui, mais non point le seul.

Ce langage d’hygiène et de pathologie, qui traverse l’histoire du colonialisme, traverse également le langage des intellectuels libéraux de l’époque. Dans Studies in Prejudice, série d’ouvrages influente publiée sous l’égide de Theodor Adorno, philosophe de l’École de Francfort, les auteurs proposent, entre autres, d’analyser la survivance des haines raciales et religieuses américaines. Ce faisant, tout en reconnaissant l’arrière-plan sociologique du problème, ils arrivent à la conclusion que ces préjugés sont la manifestation d’un désordre psychologique inhérent à la personnalité « autoritaire » et nécessitent une « psychothérapie collective ». Or, cette étude contribuait à peindre le portrait d’une classe ouvrière malade de son traditionalisme et de son irrationalité. C’est d’ailleurs ce que Lasch explique : « En faisant de la "personnalité libérale" l’antithèse de la personnalité autoritaire, ils mettaient en équivalence la santé mentale et une position politique approuvée. » (Lasch 557) Dans cette vision, le manque d’entretien du corps et la croyance en l’influence stabilisante de la famille et de l’Église ou en la nécessité de contrôles sociaux forts qu’entretenaient les classes ouvrières étaient également considérés pathologiques, tout comme la méfiance envers le monde des affaires. Ces études ne sont qu’un exemple parmi d’autres de cette mentalité technocratique et méprisante qui, par exemple, se retrouvait aussi chez les critiques de la démocratisation de la fonction diplomatique sous Wilson et F.D. Roosevelt.


Cette vanité des classes éduquées se retrouve aussi dans leur critique du populisme, décrit, non sans un brin de vérité (mais Lasch, qui va souvent trop loin dans son conservatisme, ne l’admet pas), comme un mouvement de nostalgie pathologique s’attaquant à des maux imaginaires à arrière-goûts racistes, isolationnistes et antisémites, exploitant la tendance autoritaire des classes ouvrières décrite par Adorno. Le déclin, à partir des années 50, de l’aura romantique qui avait jadis entouré le mouvement ouvrier, ainsi que le déclin du militantisme ouvrier et le mouvement vers les banlieues, ouvraient également la voie à une critique de l’angoisse du statut de petits bourgeois de ces classes.  En parallèle, Lasch décrit le repli des esprits éduqués sur eux-mêmes et leur perte de contrôle social, linguistique et culturel sur le monde, entrainant leur isolation de l’expérience humaine ordinaire et la redéfinition de la démocratie à leur propre image. Leur prétendue ouverture d’esprit se vit contrebalancer par l’incapacité des classes éduquées à réévaluer leur appréhension d’une bonne vie. L’auteur projette cette dualité sur le traitement médiatique de l’assassinat de John F. Kennedy, libéral civilisé discrètement impérialiste et au dédain patricien pour le commun, par L.H. Oswald, homme du commun présenté comme parfait exutoire du mépris pour la mentalité de masse.


La victoire idéologique de la droite


Lasch questionne également la notion selon laquelle les populations blanches, jadis unies dans leur soutien à F.D. Roosevelt, auraient rejoint les républicains lorsque leur niveau de vie devint assez confortable pour les faire craindre les politiques de redistribution, mais assez précaire pour les faire craindre la perte de leur statut. Les soldats revenant de la guerre s’installaient dans des maisons cossues en banlieue pour y élever leur famille en intégrant les valeurs conservatrices liées à ce mode de vie et en laissant les minorités radicalisées remplir les villes de crimes et de pauvreté : c’est aujourd’hui l'une des façons qu’ont les Américains de se conter leur histoire. Or, Lasch explique que cette évaluation relève d’une surestimation du statut économique des classes ouvrières et d’une omission du snobisme culturel libéral, facilitant l’accaparement de l’« Amérique du milieu » par la droite.


En premier lieu, cette prospérité associée aux années 50 a laissé place, dans les années 70 et 80, à une paupérisation grandissante de ceux qui avaient rejoint la classe moyenne durant l’après-guerre, brouillant la limite entre la classe moyenne et la classe ouvrière. Lasch associe cette erreur à l’association des emplois dans le secteur des services à la « classe moyenne », alors qu’en réalité, beaucoup de ces emplois étaient déjà moins bien rémunérés que des emplois de cols bleus à cette époque, mais aussi à l’augmentation des postes à temps partiel, à la réduction générale des salaires et à l’augmentation de l’inflation.


En parallèle, et de façon peut-être plus notoire, la divergence culturelle entre cette « Amérique du milieu » et ses élites avait créé un mécontentement viscéral. Ce mécontentement face au paternalisme irréfléchi des élites était accru par le fait que ces mêmes élites n’avaient pas démontré « une compréhension morale supérieure ou une véritable perspicacité politique », renforçant l’idée que leurs prétentions culturelles s’apparentaient davantage à du snobisme social. (Lasch 589) Tentant de dresser un portrait des ouvriers américains de l’époque, Lasch énumère :


« Ils entretiennent un sens plus solide de l’identité ethnique et raciale. Ils s’investissent plus fortement dans l’éthique de la responsabilité personnelle et de l’entraide entre voisin, qui tempère leur enthousiasme pour l’État-providence. Ils poussent le code de l’indépendance virile à des extrêmes considérés comme ridicule en Europe […] Elle estime plus hautement la continuité de la communauté que la promotion personnelle, la solidarité plus hautement que la mobilité sociale. » (Lasch 600)


Pour nombre de sociologues, ce conservatisme culturel traduisait un manque d’ambition et une obsession pour la continuité, les principes et l’ordre, signes d’un apparent proto-fascisme. Les programmes de télévision présentaient les travailleurs comme des bigots ignorants, renforçant le sentiment d’isolation des classes ouvrières. Pour la classe ouvrière, la culture libérale dominante semblait témoigner d’une permissivité insipide, d’un économisme efféminé ou encore d’une culture de quémandage incessant provenant de ceux qui jouissaient de tant de liberté dès le départ. Des débats comme ceux sur l’avortement témoignaient également d’un schisme grandissant entre une « éthique des limites » et une « éthique de la réussite matérielle ». (Lasch 604) L’ « Américaine oubliée », pour Lasch, trouvait consternant que les devoirs familiaux soient réduits à des tâches dégradantes et que les intérêts éthiques de l’enfant soient réduits à des considérations économiques. Du côté pro-choix, ces affirmations étaient vues comme une trahison à la lutte pour le droit des femmes, mais aussi comme une forme d’obscurantisme et un obstacle à la conquête des défaillances de la nature par le choix humain rationnel – Lasch était aussi un traditionaliste, et l’exemple de l’avortement sert à montrer son penchant pour cette idée et non celui de l’auteur du présent article.


Devant ce rejet grandissant, on vit l’émergence d’une nouvelle sorte de populisme qui, tout en rejetant la richesse et le privilège comme les populistes du 19e siècle, se faisait aussi le défenseur d’un conservatisme moral. George Wallace, ancien gouverneur de l’Alabama, incarne ce nouveau genre de politicien. Celui dont on se rappelle surtout pour avoir dit « Segregation now… Segregation today… and Segregation forever » stimulait la méfiance du peuple envers les corporations gouvernant le pays tout en appelant à un conservatisme social fort. Ce genre de populisme, qui rappelle aussi le mouvement créditiste qui eut une influence au Canada à cette époque, s’est par la suite ancré dans l’imaginaire américain jusqu’à aujourd’hui.


Il faut mentionner que ce relevé d’un moment charnière de la marginalisation des classes ouvrières américaines n’offre qu’une explication partielle du changement de camps de ces classes. Le livre dont il a surtout été question ici, Le Seul et Vrai Paradis, conclut par l’éloge d’un conservatisme moral, qui prétend prôner l’égalitarisme, le travail et la loyauté avant l’accumulation de biens matériels. Ce point de vue, quoique peu partagé aujourd’hui, offre une perspective originale sur cette division sociétale dont les pires effets se font sentir aujourd’hui, mais non point le seul. Par exemple, dans son dernier ouvrage, Capital et Idéologie, Thomas Piketty retrace l’aliénation des classes ouvrières en faisant l’exposé des évolutions dans les systèmes de partis occidentaux depuis les années 1980. Comme Piketty l’explique, le pouvoir alterne aujourd’hui entre la « gauche brahmane » et la « droite marchande ». La « gauche brahmane » fait référence à la caste (varna) indienne regroupant les élites éduquées. Piketty utilise ce terme pour référer au fait que, depuis les années 1980, les partis de gauche ont de plus en plus été phagocytés par les plus diplômés, et ce, au détriment des plus démunis qui votent maintenant davantage à droite, se sentant délaissés par l’incapacité de cette gauche à rejoindre leurs intérêts, et notamment son incapacité à renouveler ses politiques de redistribution. Cette alternance rappelle en quelque sorte la bipolarité au sein des classes dirigeantes moyenâgeuses, soit entre la noblesse et le clergé, qui participaient chacun à sa façon à l’édification d’un dogme justifiant leur copropriété du pouvoir. Le problème ici est que si cette bipolarité implique des différences quant à l’inclusion ou à l’exclusion de certains individus dans la communauté, peu de débats pertinents ont lieu quant aux inégalités générées par la mondialisation des échanges et les opacités, évitements et compétitions fiscaux qui s’ensuivent. Simplifiée, la gauche brahmane viserait l’accumulation de diplômes, de connaissances et de capital humain tandis que la droite marchande s’appuie sur l’accumulation de capital monétaire et financier, le sens des affaires ou la motivation professionnelle, mais les deux partagent un attachement au système économique actuel. L’économiste français fait, par exemple, un relevé presque comique des similitudes entre les mesures fiscales mises de l’avant par Emmanuel Macron (chantre de la « gauche » brahmane bien-pensante) et Donald Trump (incarnation la plus frénétique de la droite marchande). Comme Lasch, Piketty décrit ainsi une classe ouvrière qui ne se retrouve plus dans sa classe politique. Cela ne revient pas à dire une impertinence comme « plus ça change, plus c’est pareil », car le vote reste d’une importance suprême, mais à soulever la légitimité au moins partielle de cette frustration quant à l’inaction politique dans certains domaines et la complaisance de cette « pensée unique » qui mine le discours public.


Spinoza disait dans son Traité politique : « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. » Or, peut-être est-il temps de se départir de cette position de mépris autosatisfaisant qui caractérise notre attitude face à l’altérité politique et de s’ouvrir à une compréhension vivante de nos sociétés et de leurs travers, position qui passe sans doute par cette position d’« amour » dont il était question dans un article sur Marian Wilson dans l’avant-dernière édition du présent journal.

- Lasch, Christoper. 2006 (par. orig. 1991). Le Seul et Vrai Paradis : Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques. Flammarion : Paris. 688 p.


- Piketty, Thomas. 2019. Capital et Idéologie. Seuil : Paris. 1248 p.

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