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La théâtralité de la justice

Auteur·e·s

Marilou-Rose Caron et Maxime Dubé

Publié le :

28 août 2023

Alors que l’État punit maintenant en coulisses, le processus de détermination de la peine est amplement médiatisé : la publicisation du châtiment a laissé place au procès-spectacle (1).

Aux mécaniques dramaturgiques, l’instance judiciaire permet l’intervention d’une pluralité d’acteurs autour d’une seule et même intrigue. Naturellement, cette coexistence entre théâtralité et officialité est sujette à controverse.

Coups de maillet. Le juge ouvre le procès.
Silence dans la salle d’audience, que le spectacle commence.

Similairement à la règle des trois unités du théâtre classique, un procès permet de pratiquer l’art de la rhétorique en un seul lieu, en un seul moment et pour une cause spécifique (2). En effet, le tout se déroule dans un prétoire, pour une durée préalablement déterminée et en réponse à une requête.


Dans cet ordre d’idées, chaque intervenant au théâtre judiciaire détient un rôle défini.


D’abord, la mise en scène est réalisée par l’avocat alors qu’il s’acquitte de son fardeau de persuasion. Il doit convaincre le jury de son récit : l’interprétation des événements est ainsi tributaire de son éloquence. À vrai dire, c’est notamment la relativité du droit qui incite à une telle théâtralité. Après tout, c’est le suspense et l’intrigue du verdict qui donnent à l’avocat un tel pouvoir (3). Si le jugement est  prévisible, à quoi bon persuader? À quoi bon émouvoir le jury? À quoi bon se donner en spectacle? Tout repose sur l’éveil d’un doute raisonnable, sur la prépondérance des probabilités : sur ce que les jurés pensent du récit. 


Par ailleurs, les jurés, eux, ont un double rôle. Ils sont d’abord spectateurs de la mise en scène de l’avocat, mais également acteurs : « […] le drame que l’avocat interprète pour les jurés en élaborant son scénario des faits contestés s’insère à l’intérieur d’un autre spectacle, celui du procès dans lequel les jurés sont eux-mêmes acteurs » (4). Naturellement, c’est à eux que revient la responsabilité de conclure la dernière étape de détermination de la peine : ils la prononcent. 


Aux États-Unis, le jury est particulièrement important sur le plan politique en raison de son rôle de rempart face à la tyrannie : « Le jury est conçu pour légitimer démocratiquement les jugements […] il entretient le crédit public de l’institution judiciaire » (5). Or, un paradoxe s’impose :  par son rôle d’acteur, le jury aspire à être l’entité protégeant le système de justice contre l’arbitraire, mais son rôle de spectateur préalablement joué le laisse possiblement baigner dans une intrigue dont l’éloquence de l’avocat influencera la finalité. Si la prestance de l’avocat est si importante dans le processus décisionnel de la détermination de la peine, un procès est-il synonyme de concours oratoire? 


Il faut toutefois considérer que l’avocat n’est pas laissé au pur libre arbitre : il y a un décorum, des règles de preuves et de procédures qu’il doit respecter. Il ne peut pas dire ou faire complètement à sa guise. C’est ainsi sa capacité à jouer dans le cadre procédural qui importe. À de nombreuses facultés de droit, l’art de plaider est notamment enseigné à l’aide d’œuvres cinématographiques et théâtrales. Cette pédagogie devrait-elle être répandue?


À l’évidence, la théâtralité n’est qu’un facteur parmi tant d’autres permettant d’influencer un jury. Toutefois, beaucoup s’entendent pour dire qu’il est majeur, ce qui expliquerait d’ailleurs l’intérêt médiatique pour la tenue de procès et la panoplie d’œuvres cinématographiques mettant en scène l’univers judiciaire.


D’Antigone à Éric c. Lola en passant par l’affaire O.J. Simpson, de nombreux procès définissent la justice-spectacle (6). Or, depuis quelques années, un nouvel acteur s’impose : celui des médias et plus particulièrement les réseaux sociaux. Une question importante doit à présent être soulevée  : les médias, ce 6e pouvoir, sont-ils un ennemi ou un ami du droit?


Au 21e siècle, le droit se doit d’être facilement accessible à tous. Ainsi, les médias offrent à l’ensemble de la population une fenêtre vers le monde juridique. Cependant, si toute  la population a accès à un procès, peut-être bien que celle-ci traverse le 4e mur : elle passe de spectateur à participant.


Récemment, un procès américain a bousculé l’univers médiatique et a illustré l’importance du rôle des réseaux sociaux dans un procès : l’affaire Depp c. Heard (7). Afin de comprendre le rôle et l'importance des réseaux sociaux dans ce contexte de justice-spectacle, il faut comprendre la genèse du conflit. Déjà, Johnny Depp, âgé alors de 52 ans, est une vedette américaine de renommée mondiale, adorée pour ces rôles déjà considérés comme iconiques (on pense à Pirate des Caraïbes, Édouard aux mains d’argent ou encore Sweeney Todd, pour n’en nommer que quelques-uns). Amber Heard est une actrice américaine de 36 ans, connue pour son rôle dans Aquaman. Ensemble depuis 2011, Heard demande le divorce en 2016 ainsi qu’une ordonnance restrictive qui sera plus tard levée (8). 


En 2018, soit un an après la naissance du mouvement #MeToo : le magazine anglais The

Sun publie un article ayant comme titre ces quelques mots :  “Johnny Depp, wife beater”. Ce dernier poursuit le magazine pour diffamation (9). Il perdra le procès. Douze des quatorze chefs d'accusation de violence domestique seront estimés comme substantiellement vrais. La même année, Heard écrit un article dans le Washington Post sur son expérience avec les violences conjugales. Elle ne nomme jamais son ex-mari (10). Depp intente encore une fois un procès pour  diffamation, un mois après la parution de l’article.  Il réclame 50 millions de dollars en dommages-intérêts. 


Le procès se déroule dans l’État de Virginie, aux États-Unis. Diffusé sur divers médias, puis analysé et déconstruit sur l’internet, les réseaux sociaux sont, pour la première fois, acteurs du procès. Malgré la transmission en direct de celui-ci, les médias traditionnels n’ont pas manifesté d’intérêt pour cet événement . Ce sont les réseaux sociaux qui ont comblé ce vide. Selon le documentaire La fabrique du mensonge réalisé par Cécile Delarue et diffusé sur FranceTV, les avocats de Depp seraient même passés par certains youtubeurs afin de diffuser de l’information. 


Plusieurs masculinistes s’emparent alors du procès : celui-ci est à la fois un spectacle et un théâtre de justice nationale. Certains internautes ont sauté sur l’occasion pour renverser l’idée qu’il faut croire les victimes, le procès suivant l'effervescence du mouvement #MeToo. Des  milliers de bots, des campagnes de désinformation, d’influenceurs ou encore de hashtags ont été utilisés. C’est ainsi que  #JusticeforJohnnyDepp devient tendance pendant des journées complètes sur plusieurs plateformes.


L’affaire Depp c. Heard n’aura jamais été confinée aux quatre murs de la salle de procès.

L’Internet s’est approprié l’affaire, chaque internaute fondant souvent son opinion  sur des informations tronquées ou complètement fausses. Heard est décrédibilisée. Il en est même devenu difficile de séparer la réalité du procès des opinions des nombreux commentateurs web. Il faut savoir que les diffusions commentées du procès avaient parfois plus que le triple du nombre de vues que la diffusion officielle. Outre cela, il n’est plus question de justice entre Depp et Heard, mais du choc d’idées entre internautes : une réelle bataille d’opinions émerge d’un contexte sociopolitique particulièrement chargé (12). Un réel spectacle. 


D’ailleurs, c’est une des premières fois qu’un nouvel acteur participe à celui-ci. Il est difficile d’estimer le pouvoir des réseaux sociaux et de le comparer à celui des médias traditionnels. Cependant, il faut savoir que le procès Depp c. Heard était devant jury, jury ayant eu vent de ce qui se passait sur le web. D’ailleurs, le verdict du jury était en conformité avec l’opinion publique : les dommages que Heard a dû verser ont été beaucoup plus importants que ceux de Depp (13). 


Similairement, en 1994 a lieu un autre fameux procès-spectacle : celui de O.J. Simpson (14). L’affaire diffusée et commentée sur les médias traditionnels, l’Amérique entière est convaincue qu’il  est coupable du meurtre de sa femme et de son amant. Toutefois, contre toute attente, le jury l’acquitte. Ainsi, les réseaux sociaux ont-ils réellement un pouvoir plus fort que les médias traditionnels ?


De retour à Depp. c. Heard, il faut aussi savoir qu’en 2022 les deux ont été reconnus coupables de diffamation. Heard doit verser 10 millions en dommages compensatoires et 5 millions en dommages punitifs, alors que Depp doit en verser 2 en dommages compensatoires (15). Toutefois, beaucoup plus de conséquences découlent de cette histoire. Déjà, Heard est victime de doxxing (soit l’utilisation d’informations personnelles visant à effrayer la personne en question), de menaces de mort et de cyberintimidation pendant le procès et longtemps après sa conclusion (16). Ensuite, le tribunal populaire a non seulement permis aux masculinistes de décrédibiliser la parole des femmes victimes de violence conjugale, mais aussi de les pousser à se taire. Ce qui était pour eux le réel spectacle devait prendre fin.


À l’évidence, les preuves démontrent que les deux parties impliquées dans le procès sont responsables Toutefois, la surreprésentation médiatique des torts de Heard a forgé l’opinion publique de façon unilatérale en défaveur de celle-ci (17).


En droit, la nuance est la clé. Un mot peut changer la donne. Cependant, la nuance n’a pas de place aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Cette absence de subtilité laisse place aux grands discours unilatéraux et arbitraires, un réel danger dans un contexte juridique. Or, il est difficile de prévoir dans quel futur climat sociopolitique et pour quel  futur procès les réseaux sociaux auront un rôle aussi important. Que leur impact sur le juridique soit moindre ou plus important, il est indéniable que les réseaux sociaux — et leurs internautes qui se cachent derrière leur écran — sont désormais acteurs de la justice-spectacle.

(1) Guillaume, TREMBLAY, « L’État du nationalisme : le nationalisme créole comme outil de légitimation de l’État bolivien, l’exemple du procès Peñas », 2015, 33 Cahiers d’histoire, 19 , p. 29.

(2) Les bons profs.com, Le Théâtre du XVIIe siècle : Le classicisme, https://www.lesbonsprofs.com/cours/leclassicisme-

3/#:~:text=Le%20classicisme%20se%20définit%20également,a%20qu%27une%20seule%20intrigue.

(3) Régine, HOLLANDER, « La justice-spectacle aux États-Unis », (1998) 77 Revue française d’étude américaine, 103, 108.

(4) Id., 105.

(5) Antoine GARAPIN et Ioannis PAPADOPOULOS (Dir.), Chapitre VII. Le jury : institution judiciaire ou organe politique, Paris, Odile Jacob, 2003.

(6) Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61

(7) Julia JACOBS « ‘Jury reaches Verdit in Johnny Depp – Amber Heard Trial: What to know’ », The New York Times, 21 avril 2022, en ligne : https://www.nytimes.com/2022/04/21/arts/johnny-depp-amber-heard-trial.html

(8) Id.  

(9) Id.

(10) Amber HEARD, «‘I spoke against sexual violence -- and faced our culture’s wrath. That has to change.’», The Washington Post, 18 décembre 2018, en ligne : < https://www.washingtonpost.com/opinions/ive-seen-how-institutions-protectmen-accused-of-abuse-heres-what-we-can-do/2018/12/18/71fd876a-02ed-11e9-b5df5d3874f1ac36_story.html >

(11) Violette CANTIN, «  Le procès Johnny Depp Amber Heard expliqué en cinq point », Le Devoir,  27 mai 2022, en ligne : < https://www.ledevoir.com/culture/715704/leproces-johnny-depp-amber-heard-explique-en-cinq-points? >

(12) Abby GORZLANCYK, « ‘The Defamed Explained : Depp v. Heard’ », Syracuse Law Review, 9 juillet 2022, en ligne : < https://lawreview.syr.edu/the-defamed-explained-depp-v-heard/ >.

(13) Joan HENNESSY, « ‘Jurors mostly side with Depp in defamation case against Heard’ », Courthouse News Service, 1 juin 2022, en ligne : < https://www.courthousenews.com/jurors-mostly-side-with-depp-in-defamationcase-against-heard/ >.

(14) RADIO-CANADA, « Il y a 25 ans : l‘affaire O.J. Simpson », Radio-Canada, 17 janvier 2019, en ligne : < https://ici.radiocanada.ca/nouvelle/1174606/affaire-oj-simpson-poursuite-automobile-arrestation-archives>

(15) Kalhan ROSENBLATT, « ‘Johnny Depp and Amber Heard defamation trial : summary and timeline’ », NBC NEWS, 27 avril 2022, en ligne : < https://www.nbcnews.com/pop-culture/pop-culture-news/johnny-depp-amber-hearddefamation-trial-summary-timeline-rcna26136>.

(16) Oriane OLIVIER, « Pourquoi il faut absolument regarder la ‘Fabrique des mensonges’ sur l’affaire Johnny Depp vs Amber Heard», URBANIA FR, 17 février 2023, en ligne : < https://urbania.fr/article/pourquoi-il-fautabsolument-regarder-la-fabrique-du-mensonge-sur-laffaire-johnny-depp-vs-amber-heard >.

(17) QUEEN’S UNIVERSITY JOURNAL EDITORIAL BOARD, « ‘Depp vs. Heard trial sets a dangerous precedent’», The Queen’s University Journal, 30 mai 2022, en ligne : < https://www.queensjournal.ca/depp-vs-heard-trialsets-a-dangerous-precedent/>.

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