La « voix des victimes » n’a pas à être montrée du doigt !
Auteur·e·s
Manar Choukair
Publié le :
3 décembre 2021
Au mois d’octobre dernier, une pluie de critiques s’était abattue sur la coroner Me Géhane Kamel, responsable d’enquêter sur la mort de Joyce Echaquan. Or, certaines réactions du public reflètent plutôt une incompréhension de son rôle dans un État de droit, ou du moins… un refus catégorique de reconnaître le racisme systémique.
Il est à se demander si le rôle de Me Géhane Kamel est véritablement compris par ceux qui la critiquent, en plein cœur d’un débat sur le racisme systémique déjà bouillonnant depuis plusieurs mois dans la province.
À la suite de la publication officielle de son rapport d’enquête le 1er octobre dernier, la coroner Me Géhane Kamel a été la cible de plusieurs critiques. Certains signalent de l’hostilité, de la partialité ou encore un manque de réserve chez la coroner, qui serait également allée « beaucoup trop loin » en recommandant au gouvernement Legault la reconnaissance du racisme systémique.
Me Géhane Kamel était responsable d’une enquête publique sur la mort de Joyce Echaquan, une femme de 37 ans originaire de la communauté atikamekw de Manawan. Cette mère de sept enfants s’était présentée au Centre hospitalier de Lanaudière pour des maux de ventre. Quelques jours plus tard, Joyce Echaquan lance un appel à l’aide en se filmant en direct sur Facebook, une vidéo qui a mis au grand jour les propos racistes et outrageants tenus par des employés à son égard. Peu de temps après, la patiente autochtone décède malgré les tentatives de réanimation cardiaque du personnel médical.
Une recommandation controversée, mais légale
La première recommandation du rapport, voulant que le gouvernement reconnaisse le racisme systémique, reste loin de faire l’unanimité. Selon Luc Ferrandez, dans une entrevue diffusée sur la chaîne 98.5 FM, la coroner Me Géhane Kamel aurait carrément « outrepassé » son mandat en faisant une telle recommandation. La définition du racisme systémique serait trop large et variable pour être retenue comme solution. La cause de la mort de Mme Echaquan devrait selon lui reposer sur le manque de ressources et de personnel médical.
Il est à se demander si le rôle de Me Géhane Kamel est véritablement compris par ceux qui la critiquent, en plein cœur d’un débat sur le racisme systémique déjà bouillonnant depuis plusieurs mois dans la province. Rappelons que les coroners doivent mener une enquête afin de rechercher la vérité et de protéger la vie humaine par de la prévention. Sans leurs recommandations, des modifications législatives portant sur l’interdiction du cellulaire au volant ou encore la sécurisation des piscines résidentielles pour les enfants n’auraient peut-être jamais été adoptées.
Prévu à l’article 3 de la Loi sur la recherche des causes et des circonstances de décès, le pouvoir de recommandation dont jouissent les coroners n’engendre pas d’obligation légale à qui que ce soit. Ainsi, le gouvernement Legault reste plutôt soumis à une obligation morale, comme le souligne l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador dans leur communiqué de presse.
Pourtant, certaines institutions comme le Collège des médecins répondent quand même aux recommandations des coroners, tout en leur fournissant un suivi. Par ailleurs, le projet de loi 45 aura pour effet d’obliger les personnes, les associations, les ministères ou les organismes visés par des recommandations de confirmer au coroner en chef qu’ils en ont pris connaissance et de l’informer des mesures qu’ils entendent prendre pour corriger la situation.
En quête de la vérité
En recommandant au gouvernement Legault de reconnaître le racisme systémique, la coroner a rempli son devoir de recherche de la vérité et de prévention, car elle a justement conclu que la cause de la mort de Joyce Echaquan était due à ce phénomène. Que ce soit contraire à une opinion politique ou non, les recommandations doivent être directement liées aux constats d’une enquête publique, ce qui était le cas en l’espèce. Dans son rapport, la coroner Me Géhane Kamel arrive à cette conclusion après une étude exhaustive du dossier et après avoir entendu plus de 44 témoins factuels lors des audiences publiques.
Sa recommandation n’était donc pas accidentelle et encore moins le résultat d’une opinion politique ou d’une idée préconçue. Elle nous explique dans une entrevue : « Si j’avais fait le rapport il y a deux ans, alors que nous [n’étions] pas dans un débat social sur le racisme systémique, je serais arrivée exactement aux mêmes conclusions. »
Effectivement, Me Géhane Kamel justifie avec rigueur ses constats et donne plusieurs exemples. Pour en reprendre quelques-uns, Mme Echaquan a rapidement été étiquetée comme narcodépendante dès son arrivée à l’hôpital de Joliette. Alors qu’aucun médecin ou membre du personnel soignant n’a été en mesure d’expliquer sur quoi reposait ce diagnostic lors des audiences, ce diagnostic incertain n’a pas empêché le personnel de présenter la patiente comme étant en sevrage.
Plus tard, Mme Echaquan, inconfortable et agitée, a été contentionnée mécaniquement, chimiquement, et isolée sans surveillance constante, ce qui était manifestement contraire à la politique de l’hôpital. Cette procédure ne devait être envisagée qu’en dernier recours. Or, des mesures alternatives pour soulager les craintes de Joyce ne lui ont même pas été suggérées avant de la placer sous contention.
De plus, les propos d’une infirmière et sa collègue diffusés sur Facebook, tels que « Heille t’es épaisse en câlisse ! » ou encore « Ben meilleur pour fourrer que d’autres choses ça... hein ! » font encore frissonner. Questionnées sur ces propos, elles nieront avoir eu des préjugés raciaux. L’une d’entre elles dira même qu’elle aurait réagi de la même manière avec une patiente « sur le bien-être social et qui a plein d’enfants ». Il est à se demander si ce dernier propos n’est pas une illustration concrète de la discrimination systémique, qui peut se dégager de manière inconsciente chez les individus.
Non à la complaisance
Il est donc difficile d’admettre que la coroner a outrepassé son mandat, alors que sa recommandation repose sur une accumulation de faits bien étayés dans son rapport et sur une notion établie depuis plusieurs années en sciences sociales. Décidément, le gouvernement Legault est parmi les seuls à ne pas vouloir reconnaître ce phénomène. Audacieuse, la coroner a justement fait fi de l’opinion politique majoritaire afin de suivre ce qu’elle considérait comme étant la vérité derrière la mort de Joyce Echaquan.
Beaucoup ont déjà reconnu le racisme systémique, tels que Québec Solidaire, le SPVM, la mairesse Valérie Plante, la Commission des droits de la personne et même la Commission Viens. La coroner n’est donc certainement pas seule dans son bateau. Or, les critiques à son égard témoignent plutôt qu’une grande partie de la société québécoise n’est peut-être pas encore prête à reconnaître le racisme systémique.
Y aurait-il eu autant d’indignation si la coroner avait recommandé d’adopter le Principe de Joyce, comme l’a fait le Collège des médecins ? Probablement que non. Or, la coroner n’est pas là pour faire plaisir à ceux qui veulent l’entendre, son rôle étant de protéger la vie humaine et d’éclairer la vérité.
Attaquer la forme plutôt que le fond
Quelques-uns se sont exprimés sur la manière dont Me Géhane Kamel aurait interrogé des témoins lors des audiences publiques. Dans un article de La Presse, André Rochon, un ancien juge de la Cour d’appel, estime que la coroner aurait fait preuve d’hostilité en disant à l’infirmière qui avait tenu des propos condescendants envers Mme Echaquan « je ne vous crois pas » lors de son témoignage. Pour Denis Boudrias, un ex-coroner, Me Géhane Kamel doit se garder une réserve, même si elle entend une preuve contradictoire.
Les coroners sont effectivement soumis à un code de déontologie qui leur impose un devoir de réserve et d’impartialité. Toutefois, la réponse de la coroner n’a rien d’hostile. Certes, Me Géhane Kamel a peut-être fait preuve d’impatience, mais elle n’a fait qu’un constat, un point c’est tout. Elle ne croit pas la témoin et elle reste humaine. Dire que des propos racistes ont été exprimés par bienveillance, c’est difficile à croire, mais c’est aussi pousser le bouchon un peu trop loin.
Pour beaucoup, les coroners représentent en quelque sorte la « voix des victimes ». Ceux-ci doivent faire preuve d’énormément d’empathie et de franc-parler. Ainsi, la coroner n’a pas à être comparée à une juge ou à un décideur administratif, elle n’a pas à trouver un coupable ou à rendre une décision. Elle doit fournir un rapport détaillé pour répondre au public, et pour cela, elle doit aller jusqu’au bout de ses interrogations.
C’est notamment pourquoi les coroners sont des officiers publics indépendants, et ce, même s’ils sont nommés par le gouvernement. Me Frédéric Bérard, avocat en droit constitutionnel et chargé de cours à l’Université de Montréal, nous souligne qu’une « coroner n’a pas les mêmes obligations et les mêmes principes de justice naturelle à respecter qu’une juge de commission d’enquête. »
Le souci d’équité procédurale soulevé est-il donc un moyen d’attaquer la crédibilité et la qualité du travail de la coroner ? Me Pascale Descary, coroner en chef, a pourtant réitéré sa pleine confiance envers Me Géhane Kamel de manière publique sur le site du Bureau du coroner.
Une coroner inquisitrice
Tout comme un juge, la coroner est libre de ne pas être convaincue par un témoignage. Toutefois, les audiences publiques ne sont pas des procès. Dans le système judiciaire, le régime de la preuve est fondé sur un système accusatoire et la magistrature joue un rôle beaucoup plus passif. Un juge doit trancher un litige entre deux parties et apprécier la preuve qui lui est présentée.
Or, la coroner n’est pas une juge. Son enquête ne relevant pas d’un processus contradictoire, elle doit rechercher les réponses elle-même et possède un rôle beaucoup plus actif. Elle porte plusieurs chapeaux, dont celui d’une enquêtrice. Ainsi, il faut comprendre que ses réactions durant les audiences, qui ont d’ailleurs été suivies en ligne par le public beaucoup plus que celles relevant des tribunaux judiciaires, reflètent les actions d’une coroner franche, empathique et déterminée à découvrir la vérité derrière le drame de Joyce Echaquan.
Dans une entrevue qui nous a été accordée, Me Géhane Kamel explique : « Trouver la vérité veut dire qu’il faut questionner, et parfois, on va bousculer les gens et contrevérifier de l’information, surtout en enquête publique. Nous avons une portée beaucoup plus large et beaucoup plus libérale que ce qui se ferait devant un juge de paix. » Cette forme non conventionnelle d’appliquer la justice permet également de répondre au public, à la famille de Mme Echaquan et aux communautés autochtones inquiètes de leur accès aux soins de santé.
Bref, la courageuse « voix des victimes » n’a pas à s’excuser, ni pour l’incompréhension de son rôle ni pour le débat actuel sur le racisme systémique. Ce qu’on devrait montrer du doigt, c’est la lenteur de la société québécoise à rétablir un lien de confiance avec les communautés autochtones, qui dénoncent depuis longtemps plusieurs violations à leur droit à l’égalité. Rappelons-le, l’évènement tragique de Joyce Echaquan aurait peut-être passé complètement au silence, si son injustice n’avait pas été capturée en direct sur les réseaux sociaux…
Sources citées
Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador. (2021, 5 octobre). Le premier ministre Legault a droit à l’erreur, mais n’a pas le droit à l’obstination dans l’erreur. Communiqué de presse. https://apnql.com/fr/wp-content/uploads/2021/10/Communique-Rapport-Coroner-Joyce_Fr.pdf
Blais, S. (2021, 21 mai). Critiquée, la coroner Géhane Kamel fera une mise au point sur son approche mardi. L’actualité. https://lactualite.com/actualites/critiquee-la-coroner-gehane-kamel-fera-une-mise-au-point-sur-son-approche-mardi/
Bureau du Coroner. (2005, 1er avril). Déclaration de services aux citoyens du coroner en chef. Ministère de la Sécurité publique. https://www.coroner.gouv.qc.ca/fileadmin/user_upload/declaration.pdf
Bureau du coroner. Le rôle du coroner au Québec. Ministère de la Sécurité publique. https://www.coroner.gouv.qc.ca/fileadmin/Recrutement/Role_du_coroner_au_Quebec.pdf
Bureau du coroner. Recommandations. Ministère de la Sécurité publique. https://www.coroner.gouv.qc.ca/rapports-et-recommandations/recommandations.html
Bureau du coroner. (2021, 21 mai). Précisions au sujet de la suite des audiences publiques. Ministère de la Sécurité publique.
https://www.coroner.gouv.qc.ca/medias/communiques/detail-dun-communique/432.html
Chouinard, T. (2021, 1er octobre). Le racisme systémique au cœur des recommandations du coroner. La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2021-10-01/rapport-sur-la-mort-de-joyce-echaquan/quebec-maintient-sa-position-sur-le-racisme-systemique.php
Ferrandez, L. (2021, 6 octobre). La coroner Géhane Kamel a-t-elle outrepassé son mandat en recommandant au gouvernement de reconnaître le racisme systémique dans son rapport sur le décès de Joyce Echaquan? Dans Puisqu’il faut se lever avec Paul Arcand. https://www.985fm.ca/audio/429308/la-coroner-gehane-kamel-a-t-elle-outrepasse-son-mandat-en-recommandant-au-gouvernement-de-reconnaitre-le-racisme-systemique-dans-son-rapport-sur-le-deces-de-joyce-echaquan
Guilbeault, G. (2021, 1er octobre). Québec maintient sa position sur le racisme systémique. La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2021-10-01/rapport-sur-la-mort-de-joyce-echaquan/quebec-maintient-sa-position-sur-le-racisme-systemique.php
Hachey, I. (2021, 21 mai). La coroner inquisitrice. Radio-Canada. https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2021-05-21/la-coroner-inquisitrice.php
Josselin, M. (2021, 1er octobre). Joyce Echaquan : le racisme est une des causes de la mort. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1828421/coroner-joyce-echaquan-atikamekw-rapport-gouvernement-racisme-lacunes
Josselin, M. (2021, 5 octobre). Joyce Echaquan : « un nécessaire rendez-vous entre le gouvernement et les Autochtones ». Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1829133/coroner-kamel-joyce-echaquan-manawan-atikamekw-rapport-enquete-racisme
Kamel, G. (2021, 1er octobre). Rapport d’enquête concernant le décès de Joyce Echaquan. Bureau du coroner. https://www.coroner.gouv.qc.ca/medias/communiques/detail-dun-communique/466.html
Leduc, L. (2021, 21 mai). La coroner Géhane Kamel fera une « mise au point ». La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/2021-05-21/audiences-publiques-sur-la-mort-de-joyce-echaquan/la-coroner-gehane-kamel-fera-une-mise-au-point.php
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Lévesque, F. (2021, 13 mai). « Ça va rouvrir les plaies ». La Presse. https://plus.lapresse.ca/screens/1eb98987-c96e-43a9-9299-9fe9927e26b0__7C___0.html
Lévesque, F. (2021, 19 mai). Des propos tenus avec « bienveillance », plaide une employée congédiée. La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/2021-05-19/mort-de-joyce-echaquan/des-propos-tenus-avec-bienveillance-plaide-une-employee-congediee.php
Marin, S. (2021, 31 mai). « Il y en aura d’autres, j’en suis certain ». La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/2021-05-31/enquete-sur-la-mort-de-joyce-echaquan/il-y-en-aura-d-autres-j-en-suis-certain.php
Radio-Canada. (2021, 24 octobre). Enquête sur la mort de Joyce Echaquan : la coroner critiquée pour son approche. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1795301/gehane-kamel-audiences-joyce-echaquan-impartialite-critiques
Riopel, A. (2021, 22 mai). La coroner Géhane Kamel manque à son devoir de réserve, selon un ex-coroner. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/societe/603659/deces-de-joyce-echaquan-me-kamel-manque-a-son-devoir-de-reserve-selon-un-ex-coroner