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L'immunité légale de la femme enceinte

Auteur·e·s

Clémence Duranleau-Hendrickx

Publié le :

12 mars 2021

Après avoir rendu des arrêts phares pour les droits des femmes comme l’arrêt Morgentaler (1), l’arrêt Daigle (2), et l’arrêt Winnipeg (3), la Cour suprême, dans Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson (4), « rédig[e] le chapitre final de la saga jurisprudentielle canadienne […] entourant le statut juridique et les droits du fœtus » (5).


La maxime latine Infans conceptus pro nato habetur quoties de commodis ejus agitur signifie que « l’enfant né vivant et viable est réputé né à la date de sa conception pour faire valoir son intérêt patrimonial ». Comme illustré dans l’affaire Montreal Tramways c. Léveillé (6), un tiers responsable d’un dommage commis in utero (dans l’utérus) à un fœtus pourrait être poursuivi rétroactivement par cet enfant s’il nait vivant et viable. Dans Montreal Tramways, un chauffeur de tramway, ayant fait une manœuvre brusque et négligente, était à l’origine de la malformation d’un fœtus dans le ventre de sa mère. L’enfant ainsi né, et par le biais de ses tuteurs, avait pu intenter une action en responsabilité délictuelle contre le chauffeur.


Dans Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson, c’est la mère de l’enfant qui, alors qu’elle était enceinte, est impliquée dans un accident d’automobile causé par sa propre négligence. Lorsqu’il naît, l’enfant blessé in utero présente des séquelles de l’accident : incapacités physiques et mentales, notamment une paralysie cérébrale (7).

La Cour refusera : une mère ne peut être assimilée à un tiers pouvant nuire à l’intérêt patrimonial du fœtus.

En vertu de l’intérêt patrimonial de l’enfant, le tuteur de celui-ci, son grand-père, décide de poursuivre, au nom de l’enfant, la mère en responsabilité délictuelle pour les dommages résultant de l’accident.


La Cour suprême est ainsi appelée, dans Dobson, à déterminer si un enfant peut poursuivre sa mère pour les dommages causés avant sa naissance. La Cour refusera : une mère ne peut être assimilée à un tiers pouvant nuire à l’intérêt patrimonial du fœtus.


La Cour appliquera les critères développés dans l’arrêt Kamloops (8) permettant de déterminer quand une obligation de diligence doit être imposée : « 1) il existe des relations suffisamment étroites entre les parties pour donner naissance à l’obligation de diligence, et 2) il n’y a aucun motif touchant la politique publique de restreindre ou de rejeter la portée de l’obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages auxquels un manquement à l’obligation peut donner lieu. » (9)


La Cour considère que le premier critère est rempli, une femme et son fœtus peuvent être présumés deux entités juridiques distinctes : il est difficile de pouvoir imaginer une relation plus étroite que celle entre une mère et un fœtus (10). Cependant, le test de Kamloops échoue au second critère : la Cour considère qu’il existe d’importants motifs de politique publique pour restreindre la portée de cette obligation de diligence aux femmes enceintes: « Ces motifs concernent principalement 1) le droit des femmes à la vie privée et à l’autonomie et 2) les difficultés que suscite la formulation par les tribunaux d’une norme de conduite applicable aux femmes enceintes. » (11)


Ainsi, la Cour suprême en conclut qu’il ne faut pas imposer à une mère une obligation de diligence envers le fœtus puisque cela entraînerait « des atteintes très graves et inacceptables au droit des femmes à l’intégrité physique, à la vie privée et à l’autonomie » (12). Tout en reconnaissant le droit à l’enfant né vivant et viable de poursuivre un tiers pour un préjudice subi in utero, comme dans le cas de Montreal Tramways c. Léveillé, la Cour refuse d’assimiler la mère à un tiers en raison du lien qui unit une femme enceinte au fœtus.


Dans l’affaire Winnipeg c. D.F.G. (13), une mère enceinte de plusieurs mois consommait de la colle durant sa grossesse, posant un grave danger au système nerveux du fœtus. Cette même mère avait déjà eu deux enfants nés avec des handicaps permanents à la suite de la même dépendance. La Cour suprême, dans cet arrêt, avait conclu, malgré une situation qui paraissait grave et malheureuse, qu’il n’était pas possible de réglementer les choix et la façon dont une femme mène sa grossesse sous peine d’empiètement inacceptable sur ses droits et libertés.


Dans la présente affaire Dobson, la Cour reprend cette conclusion : « […] il s’ensuit alors que les actes négligents causés par des moments d’inattention déraisonnables, comme cela peut se produire si souvent au cours de la vie quotidienne d’une femme enceinte, ne doivent pas fonder l’imposition de la responsabilité délictuelle aux mères. » (14)


Permettre un recours en responsabilité délictuelle contre la mère pour un dommage subi in utero ferait apparaître une épée de Damoclès sur la tête de la femme enceinte qui pourrait se retrouver devant les tribunaux pour des « choix de style de vie ». Ainsi, la Cour offre à la femme enceinte une immunité légale contre tout recours du fœtus pour une faute commise par celle-ci durant sa grossesse.


Une décision contraire aurait eu un impact important sur le droit des femmes à disposer de leur propre corps et aurait constitué une atteinte au droit à la vie privée ainsi qu’à l’autonomie des femmes enceintes. Si on peut moralement espérer qu’une mère enceinte ne commette aucun acte de négligence envers le fœtus et soit diligente, on ne peut imposer un tel fardeau de responsabilité aux femmes.

Jurisprudence

Montreal Tramways Co. c. Léveillé, [1933] R.C.S. 456.

Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2.

R. c. Morgentaler, Smoling et Scott, [1988] 1 R.C.S. 30.

Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530.

Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord-Ouest) c. D.F.G., [1997] 3 R.C.S. 925.

Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson, [1999] 2 R.C.S. 753.


Article de revue

Alexandre-Philippe AVARD et Bartha Maria KNOPPERS, «  L’Immunité légale de la femme enceinte et l’affaire Dobson », (2000) 45 :1 R.D. McGill 315.


Sources citées

  1. R. c. Morgentaler, Smoling et Scott, [1988] 1 R.C.S. 30.

  2. Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530.

  3. Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord-Ouest) c. D.F.G., [1997] 3 R.C.S. 925.

  4. Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson, [1999] 2 R.C.S. 753.

  5. Alexandre-Philippe AVARD et Bartha Maria KNOPPERS, «  L’Immunité légale de la femme enceinte et l’affaire Dobson », (2000) 45 :1 R.D. McGill 315.

  6. Montreal Tramways Co. c. Léveillé, [1933] R.C.S. 456.

  7. Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson, préc, note 4, par. 2.

  8. Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2.

  9. Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson, préc, note 4, par. 19.

  10. Id., par. 20.

  11. Id., par. 21.

  12. Id., par. 23.

  13. Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord-Ouest) c. D.F.G., préc., note 3.

  14. Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson, préc, note 4, par. 30.

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