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L’entêtement

Auteur·e·s

Adam Wrzesien

Publié le :

20 octobre 2020

9 Québécois sur 10 pensent que les membres des Premières Nations sont victimes de racisme ou de discrimination au Québec. La majorité considère ces discriminations comme étant ancrées dans les institutions, plutôt que le fait des seuls individus. Plus de 70%, plus spécifiquement, reconnaissent les problèmes dans leurs relations avec l’appareil policier (1). Et ça, vois-tu, c’était en août, bien avant l’horrible mort de Joyce Echaquan. Legault, même s’il n’atteint plus les taux d’approbation staliniens d’avril — ses plus farouches opposants, certains liés à notre Faculté, s’étaient mis à l’apprécier — jouit toujours d’une popularité certaine. Pourtant, il refuse catégoriquement le terme « racisme systémique »; concept dont la définition est reconnue par l’écrasante majorité des Québécois. De que c’est?


M’a te dire, de que c’est. Au Québec, la question du racisme systémique est une bataille de mots. Et malheureusement, notre milieu universitaire, dans toute sa bonne volonté, fait preuve d’une insensibilité qui risque de nous coûter cher.


Essentiellement, tout le monde est d’accord sur le principe : dans plusieurs contextes y compris des institutions publiques, des gens reçoivent des traitements différents selon certaines de leurs caractéristiques (on parle ici d’origines, de couleur de peau, entre autres choses). Le nouveau chef du Parti québécois appelle cela « racisme institutionnel », voire « racisme d’État » lorsqu’il s’agit des Premières Nations et du peuple inuit. Legault, lui, dit seulement « du racisme », en décrivant essentiellement les mêmes choses, mais en mettant toutefois l’accent sur les individus. Ça, ça recoupe l’entièreté du vote qu’on aime appeler « identitaire ». À part du monde de la Meute, je te gage un stage en Gros Cab™ que tu ne trouveras pas quelqu’un pour nier le principe.

Le racisme envers les membres des Premières Nations n’est pas que systémique, il est systématique, il est institutionnel, il est… légal!

Chez les Libéraux, chez QS, au fédéral et, disons-le, dans les provinces (jusqu’à l’Ontario de Doug Ford, faut le faire), toutefois, on a adopté l’appellation « racisme systémique ». C’est là, tu le sais, l’appellation acceptée en sociologie pour nommer cette problématique. Dans notre milieu, c’est-à-dire le milieu universitaire, c’est généralement aussi la locution qu’on adopte, celle qu’on prêche. Dès lors, me dis-tu, pourquoi Legault s’entête-t-il à ne pas nommer le racisme systémique par… son nom?


Rappelle-toi : il y a eu un revirement depuis la terrible mort de Joyce Echaquan. Le discours autour de la locution « racisme systémique » est désormais centré sur les Premières Nations, et convainc donc de plus en plus de gens.


Toutefois, ce n’est pas dans ce contexte que ce terme est débarqué au Québec.


C’est plutôt dans la foulée de l’assassinat de George Floyd par des policiers de Minneapolis. Tu t’en souviens : la police américaine, où un manque criant de formation rend le badge et le gun particulièrement bavards, a mis fin à une vie, une vie de trop. La colère de groupes raciaux opprimés, conjuguée à celle de tant d’autres groupes victimes d’injustice aux États-Unis, a pris possession de la rue. De mai à aujourd’hui, le pays n’a pas été calme. En juin, il était tout bonnement en feu. Entre destruction et répression paramilitaire, entre les longs sièges de quartiers contrôlés par les manifestants et la masse absolument immense d’opprimés en colère, les États-Unis modernes n’ont jamais connu des désordres de cette ampleur. On parle de 15 à 26 millions de personnes (2), qu’elles soient Noires, victimes de brutalité policière, sans-emploi, pauvres, ou autrement enragées par la gestion déjà catastrophique de la pandémie par l’administration Trump. La magnitude des événements n’est autre que celle d’un 1905 américain, où la Garde nationale avait des moyens non létaux de dispersion de foules, contrairement aux troupes du Tsar. Le nombre de morts est bien moindre. Le nombre d’arrestations, lui, est comparable.


Pour le Québécois moyen qui regardait les nouvelles cet été, c’est ça, le systemic racism, et les conséquences qu’implique la lutte contre un tel racisme.


Lui dire que le Québec est « en proie au racisme systémique » après ça, c’était tout à fait comme si j’allais dire à une personne qui scrappe ses artères en mangeant trop de sel qu’elle « s’empoisonne au chlorure de sodium ». Autant que « racisme systémique » désigne en sociologie des problématiques existantes au Québec (en matière, notamment, de logement et d’emploi), « chlorure de sodium » est une façon, en chimie, de désigner le sel de table. Dans les deux cas, leur usage est bien peu pédagogique, et l’universitaire raisonnable devrait s’adapter.


Parce que, tsé, il faut rajouter à cela la sensibilité particulière, au Québec, face au terme « racisme » lui-même. La défense de la langue, la volonté de conserver une identité commune — voire aussi une vision continentale, plutôt qu’anglo-saxonne, de la laïcité — sont des choses auxquelles la plupart des Québécois tiennent beaucoup, quoiqu’à différents degrés; ce sont autant de choses qui font fuser les accusations de racisme de toutes parts. Si on peut comprendre une chose des chroniqueurs du groupe médiatique le plus consommé par la nation, c’est que le Québécois moyen ressent, à tort ou à raison, qu’il ne peut affirmer son existence et en chercher la pérennité sans se faire traiter, justement, de raciste.


Tu vas me dire « bin non, ça vient du Québec le rapport Viens, pis il disait déjà qu’il y avait du racisme systémique! ». Eh bien, pas exactement. Dans les 522 pages du rapport, la locution « racisme systémique » tombe très exactement cinq fois : deux fois dans le titre d’une source en note de bas de page, deux fois en citation directe, et une fois en paraphrase. Très exactement zéro fois comme le verdict de la Commission. Le rapport conclut plutôt à une « discrimination systémique » (3). Même affaire, tu vas me dire. Bin oui, mais dit d’une façon bien plus adaptée à la réalité du Québec, une façon bien moins à même de l’incendier. Parce que Viens, il réfléchit, lui.


Rajoute à ça la consonance de systémique avec systématique, et viens me dire que ça devait marcher, cette affaire-là, ou pire, que ça devait bien aller.


Le pire, c’est que même après le choc initial, quand on a vu que le terme ne passait pas, mis à part auprès de partis qui n’ont pratiquement aucun siège en dehors de Montréal et Laval, la réaction des propagateurs québécois dudit terme n’est ni au compromis, ni même à la pédagogie. Plutôt, se multiplient les invectives, les références au stéréotype du mononc’ raciste (auquel notre premier ministre se prête parfois assez bien malgré lui, avouons-le), les sommations d’appeler « un chat un chat ». Remarque que, si le principal argument est que « racisme systémique » est le terme scientifique, eh bien, il s’agit plutôt d’appeler un chat un Felis silvestris.


On reproche à la CAQ et, dans une moindre mesure, au PQ, de s’entêter sur un mot. Il est évident que l’entêtement se trouve aussi de l’autre côté — notre côté, en somme, car en tant qu’universitaires, en droit de surcroît, on a une sensibilité accrue aux conclusions de nos collègues des autres sciences humaines, dont nous aimons être le porte-voix.


« Oui, mais l’entêtement de Legault fait du mal à des gens en nous empêchant d’avancer », me dis-tu. Et je suis d’accord. Dans son cas, le refus du terme se conjugue souvent à un plaidoyer selon lequel tout est la faute d’une poignée d’individus racistes, ainsi qu’à l’étrange volonté de nommer un ancien policier haut gradé au ministère des Affaires autochtones. Mettre de l’huile sur le feu, quoi.


Mais regarde ce qu’a fait notre entêtement à nous : on réduit la mort de Joyce à une conséquence d’un racisme qu’on qualifie complaisamment de systémique. C’est exactement ça, appeler le racisme envers les Autochtones « systémique » : de la complaisance. Le racisme envers les membres des Premières Nations n’est pas que systémique, il est systématique, il est institutionnel, il est… légal! Et on le réduit à « systémique », parce que c’est de ça qu’on parlait déjà! CQFD, le reste c’est pas grave, c’est ça qu’on voulait prouver! C’est notre mot, c’est le bon mot, tu vas le dire, bon! Parce que c’est lui qui met le feu, pis mettre le feu c’est le fun tant qu’on gagne!


T’es d’accord avec moi, plusieurs groupes subissent des traitements différents en raison de la couleur de leur peau ou de la consonance de leur nom en emploi, en logement ou dans leurs relations avec la police. C’est un problème, qu’on appelle en sociologie « racisme systémique ». Mais rends-toi compte de ceci : c’est aussi un problème qui pâlit devant l’apartheid moderne (avec moins de morts, et par endroits aussi peu d’eau potable) imposé aux Premières Nations sous le régime canadien. Et dans la bataille de mots qui entoure la définition des problématiques raciales existant au Québec, l’entêtement de plusieurs personnes de bonne volonté pour le choix mur-à-mur de l’incendiaire « systémique » aliène bon nombre de nos concitoyens qui se trouveraient autrement bien plus près de la solution que du problème. Cet entêtement, on le justifie par la souffrance des Autochtones, alors que celle-ci est d’un ordre bien supérieur au « systémique ». Tout ça, alors qu’on aurait tout à gagner à éviter les termes incendiaires désignant des choses que les Québécois reconnaissent déjà, ainsi qu’à reconnaître et abroger le racisme entre autres légal subi par nos concitoyens des Premières Nations.


Mais non.


« Systémique j’ai dit, combien de morts t’attends pour dire que j’ai raison, Legault? »


Comme quoi, quand on croit voguer sur une poubelle enflammée, on ne croit pas nécessairement bon d’avoir un extincteur.

1) Julie MARCEAU, « Racisme envers les Autochtones : les Québécois croient que Legault doit en faire plus », Radio-Canada/Espaces autochtones (12 août 2020), https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1726043/racisme-autochtones-quebecois-sondage-ghislain-picard-apnql-legault (Consulté le 14 octobre 2020)

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2) Larry BUCHANAN, Quoctrung BUI et Jugal PATEL, « Black Lives Matter May Be the Largest Movement in U.S. History », The New York Times (3 juillet 2020), https://www.nytimes.com/interactive/2020/07/03/us/george-floyd-protests-crowd-size.html (consulté le 15 octobre 2020)

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3) COMMISSION D’ENQUÊTE SUR LES RELATIONS ENTRE LES AUTOCHTONES ET CERTAINS SERVICES PUBLICS, Rapport final, Québec, Gouvernement du Québec, 2019.

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