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L’avocat·e-philosophe

Auteur·e·s

Thomas Doré

Publié le :

19 avril 2023

Les avocat·e·s ont peut-être un sens aigu de la justice, mais on ne peut en dire autant de leur sens de la morale. Comment l’avocat·e-philosophe, en quête de bon droit et de justice, peut-il·elle intégrer un peu de moralité dans sa pratique? Lon L. Fuller s’est penché, dans son ouvrage The Morality of Law, sur la moralité du droit en tant que tel. Selon lui, il y aurait huit principes moraux, des sortes de standards d’excellence du droit : (1) la généralité, (2) la promulgation, (3) la prospectivité, (4) la clarté, (5) la cohérence, (6) la non-impossibilité, (7) la constance, et (8) la congruence. Ces idéaux moraux seraient nécessaires afin de permettre au droit d’atteindre ses objectifs d'assujettissement du comportement humain à l’empire de règles juridiques.

Ainsi, la philosophie fullérienne du droit mérite de se tailler une place de choix dans l’arsenal de l’avocat·e qui, en l’invoquant, défend le « bon » droit, la justice. Bien qu’ils ne constituent pas des arguments de droit positif appelant à la substance de la règle applicable ou à son champ d’application, ces arguments attaquent la validité même du droit, et restent donc particulièrement convaincants.

Découlent de ses principes un certain nombre d’obligations incombant aux élaborateurs du droit qui assurent sa perfection. À défaut de respecter ces standards d’excellence et de se décharger des obligations qui s’ensuivent, les règles imposées sont inefficaces et davantage tyranniques que juridiques.


Ainsi, la philosophie fullérienne du droit mérite de se tailler une place de choix dans l’arsenal de l’avocat·e qui, en l’invoquant, défend le « bon » droit, la justice. Bien qu’ils ne constituent pas des arguments de droit positif appelant à la substance de la règle applicable ou à son champ d’application, ces arguments attaquent la validité même du droit, et restent donc particulièrement convaincants.

Sans devoir carrément le citer devant le juge ou à la table de négociation, l’avocat·e-philosophe devrait néanmoins laisser Fuller et ses huit principes orienter son raisonnement et sa pratique.



1. La généralité


Le principe de généralité veut que le droit soit composé de règles qui s’appliquent également à tous·tes. En vertu de ce principe, la règle de droit n’est donc pas l’outil approprié pour viser des individus particuliers ou des situations particulières. Non sans rappeler le principe de la non-discrimination reconnu par la Charte, le principe de généralité est certes des plus fondamentaux.

Le principe de généralité serait par ailleurs dénué de sens si la règle de droit s’appliquait théoriquement à tous·tes, mais était en pratique appliquée de manière disproportionnée envers un groupe en particulier.


On pense notamment à la contestation constitutionnelle de l’article 636 du Code de la sécurité routière dans l’affaire Luamba, accueillie favorablement par le juge Yergeau en Cour supérieure et présentement en appel devant la Cour d’appel du Québec. L’article 636, qui permet une interception aléatoire des véhicules automobiles sur la voie publique, a bien sûr une portée générale, mais serait un outil de choix dans la perpétuation du profilage racial, notamment à l’égard des personnes noires.

L’avocat·e-philosophe pourrait dénoncer une éventuelle application disproportionnée de la loi dans le forum approprié, qu’il s’agisse d’un tribunal, d’une table de négociation ou d’un arbitrage.


2. La promulgation


La promulgation renvoie à la publicité des règles de droit. Il s’agit en quelque sorte d’un corollaire de la maxime latine nemo censetur ignorare legem (« nul n’est censé ignorer la loi »). Ainsi, la règle doit être portée à la connaissance de la personne à qui elle s’applique, afin que l’on puisse s’attendre à ce qu’elle soit respectée.


D’un point de vue légal, c’est à l’État qu’incombe d’assurer la publicité des lois et des règlements qui sont en vigueur. Cette publicité est assurée notamment par la publication de ceux-ci dans des journaux officiels comme la Gazette officielle du Québec ou la Gazette du Canada. L’État s’assure également de la disponibilité de ces textes de lois et règlements sur des sites web dédiés, mis à jour régulièrement.

D’un point de vue moral, toutefois, un simple cours d’Habiletés pratiques du juriste permet de réaliser que la publication des lois et règlements dans les journaux officiels et la mise à jour des sites web dédiés ne suffit pas à assurer une promulgation efficace des règles de droit. Le rôle de l’avocat·e-philosophe dépasserait donc celui de la simple information, et il lui incomberait de veiller à l’éducation des justiciables et à une meilleure connaissance des règles de droit.


3. La prospectivité


L’application prospective des règles de droit implique qu’une nouvelle règle de droit ne peut s’appliquer que pour les situations postérieures à sa promulgation. Allant de pair avec le principe précédent, on ne peut s’attendre qu’une règle qui n’a pas encore été promulguée ne soit connue par le public, et encore moins qu’elle ne soit respectée.


Notre système anglo-saxon de common law bouleverse parfois ce principe, en permettant au prétoire de découvrir une nouvelle règle jusqu’alors inédite et de l’appliquer à une situation factuelle nécessairement antérieure au jugement. Ce serait donc à l’avocat de soulever cette incohérence au bénéfice de son ou sa client·e, en s’attachant notamment au principe de stare decisis.

On pense notamment à la découverte de pouvoirs policiers issus de la common law en application des critères de l’arrêt Waterfield, un arrêt de droit anglais appliqué en droit pénal canadien. Waterfield fut notamment utilisé dans le cas des pouvoirs de détention à des fins d’enquête dans l’arrêt Mann de la Cour suprême du Canada.


Les faits à l’origine de la condamnation criminelle de Mann ont eu lieu en 2000, mais il aura fallu attendre l’arrêt de la Cour suprême en 2004 afin de clarifier l’existence et le contenu du pouvoir policier de détention à des fins d’enquête et appliquer rétroactivement la règle nouvellement découverte aux faits en litige.


Dans le contexte constitutionnel canadien, le principe de prospectivité rappelle celui de la légitimité démocratique du droit. Le refus pour les tribunaux d’élaborer une nouvelle règle de droit renvoie implicitement au législateur et à la légitimité démocratique du processus d’adoption des lois et de la législation déléguée conformément à la constitution. Les arguments de nature démocratique sont donc une source particulièrement riche pour l’avocat·e-philosophe dans une situation où le principe de prospectivité est en jeu.


4. La clarté


Le principe de clarté se passe de présentation. La règle de droit idéale est claire, dénuée d’ambiguïté, d’équivoque, de flou quant à sa portée ou son étendue.


Il est bien sûr important pour l’avocat·e-philosophe de dénoncer la règle de droit qui manque de clarté, surtout quand son ou sa client·e tombe spécifiquement dans une situation pour laquelle le contenu de la règle applicable n’est pas défini, voire quand il n’est pas clair si la règle de droit s’applique.

Toutefois, avec la multitude et la complexité actuelle des situations encadrées par le droit, le principe de clarté prend des allures de fantasme utopique idéaliste. Il faut toutefois éviter de l’approcher avec cynisme, la profession juridique profitant sans doute largement du manque de clarté des règles juridiques régissant la vie et les activités des justiciables.


Ainsi faut-il rappeler le devoir d’éducation du public qui incombe à l’avocat·e-philosophe, mentionné plus haut dans les développements concernant le principe de promulgation. Certes, une éducation des justiciables ne rend pas la règle plus claire en soi, mais il est néanmoins possible d’outiller le public en ce qui concerne le vocabulaire propre au droit et l'interprétation législative afin que celui-ci puisse surmonter lui-même les obstacles liés au manque de clarté du droit.


De nombreux organismes, comme Éducaloi, s’efforcent de vulgariser le droit et de diffuser l'information juridique. De telles initiatives devraient inspirer la pratique de l’avocat-philosophe.


5. La cohérence


Le principe de cohérence, ou le principe de non-contradiction, veut que les différentes règles n’entrent pas en conflit entre elles. Certes, dans la perspective où le droit doit permettre de réguler le comportement humain, il semble difficile de prétendre que l’adoption de deux règles contradictoires est appropriée.


On se rappellera bien sûr de l’arrêt Doré c. Verdun, l’exemple jurisprudentiel par excellence d’un tel conflit législatif. Lequel de l’article 2930 du Code civil du Québec ou de l’article 585 de la Loi sur les cités et les villes énonce le délai de prescription applicable à une action en responsabilité civile contre une municipalité pour la réparation d’un préjudice corporel? La solution élaborée par la Cour suprême faisait appel à l’antériorité et au caractère général ou spécifique des lois en question afin de hiérarchiser les règles incompatibles, un exercice plutôt académique et donc assez peu satisfaisant sur le plan de la justice.


Le rôle de l’avocat·e-philosophe est ici relativement limité. Il ne peut que dénoncer un éventuel conflit entre différentes règles de droit au profit de son ou sa client·e, en soulignant l’impossibilité pour le justiciable de se conformer à de telles règles fondamentalement incompatibles.

La possibilité de se conformer aux règles de droit est justement le prochain principe élaboré par Fuller. Ce principe mérite d’être abordé en plus de détails.


6. La non-impossibilité


À l’impossible nul n’est tenu : l’adage est bien connu. Là encore, le droit ne pourrait atteindre son objectif de régulation du comportement s’il est constitué de règles auxquelles il est impossible de se conformer.


Dans l’arrêt Breault de la Cour d’appel du Québec, désormais en appel devant la Cour suprême, il a été décidé qu’une personne qui refuse de donner un échantillon d’haleine à des policier·ère·s qui n’ont pas d’appareil de détection approuvé en leur possession ne commet pas l’infraction prévue au paragraphe 254(5) du Code criminel. Il était en effet impossible pour Breault de se conformer à l’obligation de fournir l’échantillon d’haleine à défaut d’un appareil de détection approuvé.


L’impossibilité ne peut toutefois être envisagée de manière restrictive. Une règle de droit qui, compte tenu des circonstances et des caractéristiques propres aux personnes impliquées, impose des obligations trop onéreuses, pourrait elle aussi être qualifiée de pratiquement impossible et porter atteinte au principe de la non-possibilité.


L’avocat·e-philosophe se doit donc d’être attentif aux éléments factuels, aux caractéristiques personnelles et au contexte des événements et des personnes en cause, afin de déceler une impossibilité réelle ou pratique de se conformer au droit.


7. La constance


Le principe de constance exige que les règles juridiques applicables aient un minimum de constance dans le temps. Bien qu’il n’exige pas que les règles ne soient figées à jamais, il implique tout de même que le comportement attendu des personnes régulées par les règles ne soit pas constamment modifié.

Ce principe en incorpore d’autres. Par exemple, il fait référence au principe de clarté, une transformation rapide de la règle applicable atteignant nécessairement la clarté de la règle à un moment donné. On pense aussi à celui de la non-impossibilité, comme il peut être pratiquement impossible de se conformer à une règle dont le contenu ou le champ d'application varie constamment.

La confusion liée aux changements très rapides dans les mesures sanitaires liés à la COVID-19 est un excellent exemple de la nécessité que le droit atteigne un seuil minimal de constance afin d’assurer l’atteinte des objectifs qu’il vise.


Dans sa quête du bon droit et de la justice, la stabilité du droit devrait donc constituer une priorité pour l’avocat·e-philosophe. Dans sa pratique, celui/celle-ci devrait dénoncer les changements brusques dans l’état du droit et appeler à une application constante de celui-ci.


8. La congruence


Le principe de congruence exige que l’état du droit soit en adéquation avec la manière avec laquelle celui-ci est effectivement appliqué. En effet, la règle de droit prise en isolation est sans effet : ce n’est seulement que lorsqu’elle est mise en œuvre, administrée ou appliquée aux justiciables qu’elle a un caractère contraignant.


On rappelle encore une fois le principe de promulgation et celui de la prospectivité. Une personne ne peut en effet se conformer à une règle appliquée différemment que ce qui était prévu au moment de sa promulgation.


Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême dénonce la renonciation des agents d’immigration d’exercer le pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense conformément au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et sur la protection des réfugiés si des considérations d’ordre humanitaire le justifient au profit d’une application stricte de lignes directrices ministérielles. On y voit une incongruence insoutenable entre le texte même de la disposition législative et son application par la force étatique.

Il est important pour l’avocat·e-philosophe de rester à l’affût de signes révélant une telle incongruence. Il s’agit d’un exercice difficile, qui nécessite de remettre en question des pratiques administratives ou coutumières bien établies, au bénéfice d’une réelle justice.


***


Comme nombre de mes ami·e·s et collègues ayant collaboré à l’édition Jugement dernier, cet article est mon dernier texte dans le Pigeon.


Après trois ans à la Faculté et autant dans le journal, il est temps pour moi de déployer mes ailes et de prendre mon envol vers le monde du Barreau, du stage et de la pratique.


Mes amis, rappelez-vous : que les pigeons regardent le ciel mais qu’ils retrouvent toujours leur nid.

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