top of page
Portrait%20sans%20photo_edited.jpg

Juriste hors-la-loi : entre récit et apprentissages

Auteur·e·s

Angel Sun-Veilleux

Publié le :

30 avril 2025

J’ai une amie particulièrement engagée dans mon groupe d’amies. Luna est étudiante en droit et fait de la désobéissance civile, mais rien de trop extrême, dépendamment de sa position personnelle envers le graffiti et la propriété privée. Il se peut même que vous ayez déjà vu ses collages anonymes et simples, sur la Toile ou sur les murs. 

Collé.e.s sur les murs pour éviter de se heurter à un mur

Le Collectif derrière les oeuvres

Ces œuvres sont le fruit d’un collectif, soit @collages_feministes_montreal_ sur Instagram. En fait, me précise Luna, il existe deux collectifs de colleureuses à Montréal : collages féminISTES et collages féminiCIDES, le dernier ayant apparu spécifiquement dans la sphère montréalaise contre les féminicides, après la vague de féminicides lors de la COVID. De nos jours, ce collectif est beaucoup moins actif que collages féminISTES, qui est le collectif dans lequel Luna participe. La pratique des affiches et du collage existe depuis bien longtemps, mais la forme stylistique particulière choisie de phrases ou slogans en noir sur du papier blanc a été popularisée par un collectif à Paris en 2019. Voilà le lore de réglé.


Luna me rapporte qu’elle a commencé à coller après que sa coloc l’ait initiée à la pratique. En effet, sa coloc, d’origine française, collait alors qu’elle était en France et cherchait à continuer la pratique une fois à Montréal. Il faut savoir que la pratique de coller est beaucoup plus répandue dans l’Europe francophone que de notre côté de l’étang. Lors de sa première expérience, Luna ne savait pas à quoi s’attendre. Coller des phrases ? Sur des murs ? Ce n’est pas… dangereux ? « Meuuuh non », lui rassure sa coloc. « Par contre, c’est illégal… mais personne ne se fait prendre de toute façon. T’inquiètes, elles vont t’expliquer ça ».


Le déroulement d’une nuit de collages

Sans trop savoir dans quoi elle s’embarque, Luna accompagne sa coloc jusqu’au monument George-Étienne Cartier, sur le Mont-Royal. Les seuls matériaux qu’elles ont apportés sont un vieux torchon, des écouteurs, son cellulaire chargé et une pièce d'identité.


Ce soir-là, elles sont neuf. Puisque Luna et sa coloc sont nouvelles, elles n’ont pas préparé de phrases, de colle (un classique farine-eau) ni amené de pinceaux. Elles n’ont que le torchon. Celui-ci sert tout simplement à essuyer ses mains lorsqu’elles deviennent collantes. Avant de commencer, elles se présentent à tour de rôle, avec leur nom et leurs pronoms. Luna donne son vrai nom, alors que d’autres donnent un pseudonyme. C’est du sérieux, coudonc ! Les marraines, soit les membres du Collectif avec le plus d’expérience, expliquent le déroulement de la soirée. En gros, il y aura 2-3 personnes qui feront le guet, alors que les autres colleront les phrases. Les collages à poser aujourd’hui sont en prévision de la marche pour l’environnement planifiée dans quelques jours. C’est assez commun pour le collectif de s’amarrer aux manifestations qui approchent et de coller le long du tracé de la manif en solidarité ou sur la même thématique. Celles chargées de faire les phrases présentent leurs lots : « écologie décoloniale », « pour une justice sociale, environnementale et climatique », etc., vous voyez le genre. Également, une pépite : « Stop aux coupes à blanc, de nos forêts comme de nos poils* ». Le brainpower du collectif fait en sorte qu’il y a souvent de vraies prouesses lexicales et des jeux de mots créatifs, me raconte Luna. En tant que future juriste, Luna demande à la marraine à quel point elles risquent gros avec les collages. La marraine lui répond que personne n’a jamais été arrêté par la police dans le collectif, chose encore vraie deux ans plus tard. Également, si jamais ça arrivait, elles n’auraient pas d’amende. De plus, cadrer les collages comme un « projet d’art » est l’angle le plus favorable pour ne pas se faire punir.


Rassurée, c’est le temps de commencer, directement sur Sir George-Étienne Cartier. Pour le premier collage, Luna ne fait que regarder. Tout le monde se met en position, les guets s’éloignant pour couvrir tous les angles morts. Celles-ci appellent celles qui collent afin d’être dans leur oreille pour les avertir s’il y a quoi que ce soit. Les guets donnent le clear et 1, 2, 3, GO ! C’est parti. De manière surprenamment coordonnée, les lettres du collage sont placées par une et collées avec de gros mouvements de pinceaux par une autre. Tout se passe à vive allure et le collage est maintenant matérialisé. Quelques clics de cellulaires pour les réseaux sociaux et la marche continue, suivant le tracé. Quel sera le prochain mur qui tombera victime de nos pinceaux ? On lui explique d’essayer d’éviter les murs avec des caméras braquées directement dessus et on évite les murs avec d’autres graffitis ou collages. Chacun a sa place dans la jungle de béton. Les façades abandonnées sont habituellement de bonnes cibles, puisque les collages risquent d’y rester plus longtemps.


Le médium du collage de phrases est simple et anonyme : aucun talent artistique n’est requis, sauf un brin de créativité littéraire pour créer les phrases. Les matériaux utilisés se trouvent et se fabriquent facilement. Il faut savoir que ces collages sont nécessairement faits pour être éphémères dans l’espace public. Parfois, le matin venu, certains des collages auront déjà disparu. Plus rarement, certains survivront aux intempéries et aux passants pendant quelques mois. Par contre, leur présence sur les réseaux sociaux les rend intemporels.


Entre engagement collectif et frisson de l’illégalité : pourquoi coller ?

Lorsque je demande à Luna ce qui l’attire dans le collage et le collectif, sa réponse est large. Premièrement, elle aime le fait que ce soit très communautaire. Elle est toujours surprise du fait qu’autant de personnes qui ne se connaissent pas nécessairement se rejoignent et fassent œuvre utile. Chacun contribue à sa manière, dépendamment de sa disponibilité et de ses habiletés. Pour s’organiser, le Collectif utilise Discord, ce qui offre également la possibilité de partager des articles, des événements, des pétitions, etc., en parallèle de sa mission première. C’est une façon pour elle de contribuer et d’être au courant de ce qui se passe dans les bulles militantes de Montréal. Deuxièmement, elle ne peut nier son intérêt pour la désobéissance civile. Il y a quand même une montée d’adrénaline à se mettre en mouvement rapidement, de coller efficacement avec les voitures passant à toute vitesse dans la rue avoisinante. Parfois, des personnes passantes regardent leur travail, leur donnant occasionnellement un petit pouce en l’air. Une interaction particulièrement drôle vient à l’esprit de Luna. Une fois, elles étaient à côté d’un mur de bâtiment sur lequel elles s’apprêtaient à coller. Soudainement, un employé du bâtiment sort et leur dit tout simplement : « Yo, aucun problème avec ce que vous faites, mais c’est moi qui vais devoir l’enlever. Pourriez-vous peut-être aller ailleurs ? ». Aucune agressivité, juste un ton de flemmard bien assumé. Sans problème, elles continuent leur chemin pour trouver leur prochaine cible.


Je la questionne sur ce qu’elle répondrait si on lui reprochait de défigurer la propriété privée et de briser des règles alors qu’elle sera bientôt une figure du droit. Elle ne peut s’empêcher de rire et fait un parallèle avec le débat autour de Luigi Mangione, la personne accusée du meurtre du CEO de UnitedHealthcare. « Un meurtre est un acte extrêmement violent, ça c’est certain. Mais, je crois qu’autour de cette question, le monde s’est rendu compte que ce que ce CEO et sa compagnie faisaient, ce que le système de santé américain fait, c’est aussi extrêmement violent. Refuser des demandes d’indemnisation à la chaîne, s’enrichir sur la maladie, forcer des gens à faire faillite pour des problèmes de santé, etc., c’est une forme de violence. On a quelque peu nuancé le discours pour se rendre compte que rien n’est aussi tranché. Donc, pour moi, les problèmes qu’on décrit dans nos collages, les décisions prises par le gouvernement qu’on leur reproche, elles sont également extrêmement violentes. Et dans mon balancier interne de morales, le fait de momentanément défigurer un bâtiment pour passer mon message, je vis très bien avec.


Également, je considère qu’en tant qu’avocate, je connais le droit et je manœuvre au sein de celui-ci. J’espère que personne ne considère que les avocat.e.s sont parfait.es et se conforment à toutes les lois. Je suis devenue avocate pour servir les gens et la Justice. La plupart du temps, ceci se traduit concrètement en essayant d’amoindrir les conséquences du système sur certaines personnes, en passant par le système judiciaire. Mais je ne peux pas me borner à ça. En tant qu’avocat.e, dès qu’on commence à se mettre les mains dans le droit, on a une fenêtre intime sur les conséquences de ces lois : ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, ce qui était en théorie une bonne idée, mais qui finit par être utilisé à d’autres fins, les personnes les plus désavantagées par une loi, etc. C’est de l’information extrêmement privilégiée ! Et je sais que, moi, je ne pourrais jamais avoir accès à toute cette information et ne rien faire avec. L’engagement et le militantisme n’est pas un rôle inné d’avocat, mais c’est un de ces écoulements, un rôle à l’intersectionnalité d’être avocate, citoyenne et femme lettrée. Peut-être que, lorsque je serai assermentée, je ne serai plus en train de parcourir les rues à coller. Peut-être que mon engagement se traduira par des prises de parole dans les médias, lors de commissions parlementaires, par l’écriture de rapports… Mais tout ça, ces formes de mobilisation qu’on considère plus légitimes, ce sera attribuable en premier à ma participation dans le Collectif. Et pour éviter l'essoufflement en tant que militant.e, pour que ce soit un mode de vie et non juste une phase de jeune universitaire, il faut qu’on se permette de voir évoluer notre militantisme à notre propre gré. Que même les plus petites actions soient considérées comme faisant partie de ce grand jeu de dominos du changement sociétal. Mais aussi, qu’on ait un écosystème démocratique tolérant et compréhensif face à des actes de désobéissance civile. »


Et vous ? Quelle sera la première action que vous poserez lorsque vous serez outré.es ? Discuter du sujet, lire un livre, faire du bénévolat, aller à une manif, appeler un.e député.e et peut-être un jour faire un sit-in, coller une paume à une œuvre d’art, ou bien grimper un pont ?

Vous êtes intéressé.e par le collage ? Le Collectif accueille toujours de nouve.aux.lles membres et est joignable sur Instagram @collages_feministes_montreal_

Vous voulez commencer à lire sur le sujet ?

‒ Sur la pratique du collage : COLLAGES FÉMINICIDES PARIS, Notre colère sur vos murs, Paris, Éditions de la Découverte, 2024.

‒ Sur les pratiques militantes au Québec : Laurence BHERER, Pascale DUFOUR et Geneviève PAGÉ (dir.), Le Québec en mouvements, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2024.

‒ Sur l’engagement politique : Alain DENEAULT, Faire que : l’engagement politique à l’ère de l’inouï, Montréal, Lux Éditeur, 2023.


Juliette Fighiera a fait partie du collectif et a écrit un mémoire fort détaillé sur le sujet. Elle a également créé des parcours commentés disponible en audio. Pour lire son mémoire ou écouter les parcours commentés : Juliette FIGHIERA, Une ville à soi : appropriation de l’espace public par les colleur·euses montréalais·es et circulation de leurs pratiques militantes, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2024, en ligne : https://umontreal.scholaris.ca/items/93dbd93a-83e3-40d7-bfaf-a60dc79a0566.


Stop aux coupes à blanc, de nos forêts comme de nos poils :  https://www.instagram.com/p/CsOkMl9LtNJ/


J’aime aussi particulièrement ce collage : https://www.instagram.com/p/DGEnl_uMnk_/


Image: https://ca.pinterest.com/pin/15199717487706513/

Tu aimerais voir ton

texte publié au Pigeon ?

3200, Jean-Brillant,

Suite A-2412, devant Jean Doré, Montréal, Québec, H3T 1N8

Nous remercions nos commanditaires officiels:

Screenshot 2024-10-30 at 10.12.23 AM.png
Screenshot 2024-10-30 at 10.10.43 AM.png
Screenshot 2024-10-30 at 10.13.04 AM.png
Goldwater, Dubé

Commanditaire officiel

bottom of page