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Inféodé ?

Auteur·e·s

Antoine Milette

Publié le :

30 septembre 2022

Esplanade PVM, située dans l’ombre de l’immense anneau architectural du centre-ville. D’une part et d'autre part, des immeubles abritant firmes comptables, bureaux d'avocats et cabinets de relations publiques clôturent le ciel de ce jeudi fin d’après-midi du mois de juin. Lentement, leurs locaux se vident et leurs employé⋅e⋅s affluent vers les terrasses.


Je dis ceci sans effectuer de jugement de valeur ; le Québec est libre de sa destinée et de la ou des langues dans lesquelles il désire évoluer. Mais, si un jour je rentre dans un local à Montréal ou que je me joins à un appel Teams et que neuf francophones parlent anglais pour « accommoder » un anglophone unilingue de Toronto ou de Calgary, que faire ?

Ce soir-là, je me retrouve pour la première fois au 5 à 7 du Cathcart, naïvement grisé par la nouveauté de ce milieu, et j’ai soudain la chance d’apercevoir une connaissance du cégep. Ce dernier a la gentillesse de me présenter au groupe d’ami⋅e⋅s qui l’accompagnait.


La plupart de ceux⋅celles-ci occupent des postes de stagiaires pour différentes firmes d’investissement et, puisque l’un d'entre eux⋅elles ne sait parler qu’anglais, la conversation s’était établie, par commodité, dans cette même langue. Il faut dire aussi que c’est plus facile de parler de finances en anglais ou que, du moins, ça paraît soudainement plus sérieux, voire adéquat. 


Après un temps, le collègue anglophone part, et la conversation suit son train en anglais. 


Les autres quittent et je me retrouve seul avec ma connaissance du cégep. Nous continuons la conversation en anglais pendant plusieurs minutes, puis je lui souhaite au revoir à mon tour.

C’est banal, mais à la suite de cette soirée, cette conversation m’est souvent revenue à l’esprit. Pourtant, le sujet, je ne m’en souviens même plus…


Je proviens d’une famille francophone « pure laine », dirait-on. J’ai été éduqué en français de la garderie à l’université. La majorité de mes cercles d’ami⋅e⋅s sont francophones. Pourquoi étais-je donc en train de parler en anglais avec une personne que je savais tout aussi francophone que moi ? Était-ce même mal ? Sans prétendre à une réponse, je sais que cela m’a troublé. Une chose me paraissait néanmoins certaine : les mécanismes de l’anglicisation de la population québécoise - car il s’agissait bien d’anglicisation - revêtent de multiples formes. Cette anecdote mondaine quelque peu puérile ne sert qu’à illustrer mon propos.


La question de l’immigration est au centre des discussions entourant le déclin de la langue française au Québec. Certain⋅e⋅s, disposant d’une expertise bien plus grande que la mienne, s’y sont penché⋅e⋅s, et d’autres, disposant d’une propension au populisme bien plus grande que la mienne, se sont emparé⋅e⋅s du discours public. La présente période électorale nous en donne de nombreux exemples. Sans nier ni l’importance de cette question ni les efforts qui ont été déployés en ce sens, je me demande si l’on a tout autant la volonté et la capacité de tourner vers nous-mêmes le regard que l’on a dirigé vers autrui.  Quel serait alors le résultat de notre propre examen de conscience ? Oui, des projets de loi, dont la récente Loi 96, ont eu pour but de juguler à tort ou a raison certains symptômes de l’anglicisation au sein de notre société, mais qu’en est-il de la relation intime que nous entretenons avec la langue anglaise ?


On parle souvent d’intégration et d’immigrant⋅e⋅s parlant préalablement français, mais quel bien cela peut nous apporter si ces mêmes immigrant⋅e⋅s parlent anglais dans la sphère publique par commodité?  Inversement, une telle sélection dans le processus d’immigration, non pas basée sur la volonté de s’intégrer de ces immigrant⋅e⋅s, mais sur le supposé gage d’une langue commune ne reflète-t-elle pas l’échec de l’État québécois eu égard à l’intégration de ces immigrant⋅e⋅s? Qui pourrait alors leur reprocher de s’exprimer en anglais sachant que même certains groupes instruits de notre société se laissent séduire par l’anglais?


Sans mettre de l’avant un processus de décolonisation de l’imaginaire collectif québécois, lequel relèverait d’une dynamique coloniale, je me questionne ici quant à une possible « désinféodation ».  (1) Contrairement à ce que Lord Durham a voulu prétendre, le peuple canadien-français n’était pas « un peuple sans littérature et sans histoire », et le Québec d’aujourd’hui ne l’est assurément pas non plus.

Inféoder peut signifier « aliéner une propriété, une charge, un droit et la ou le concéder à quelqu’un à titre de fief en échange de certains services ». (2) Parallèlement, il s’agit de « mettre dans un état de dépendance, d’assujettissement » l’autre partie. (3)


Curieusement, cette définition me rappelle un speak white imposé à la population francophone moins nantie ; un rappel de la magnanimité d’un patronat anglophone et de la dépendance en découlant… Aujourd’hui, cette dynamique a changé; l’hégémonie états-unienne en Amérique du Nord s’est progressivement accaparé cette position dominante, mais le principe demeure le même.


Ainsi, qu’implique un processus de « désinféodation » ? En premier lieu, il requiert une revalorisation de la langue française vis-à-vis de nous-mêmes. Presqu’à la blague, cela signifie, par exemple, que le domaine des finances ne serait pas l’unique apanage de la langue anglaise et que je devrais faire fi de la petite voix dans ma tête qui me susurre « speak white ». Cependant, les ramifications de cette problématique s’ancrent plus largement dans notre société, en passant notamment par un système d’éducation peinant à intéresser les étudiant⋅e⋅s à la littérature en les abrutissant de règles de grammaire sans terreau fertile. 


Parallèlement, une « désinféodation » implique une remise en question des relations de pouvoir et de dépendance qui existent au sein de nos institutions. C’est là un sujet tabou, un compromis derrière portes closes, un statu quo imperméabilisé par des incitatifs économiques à l’application de la loi, d’où l’importance d’une réflexion en marge du droit formel. Pour reprendre les mots peut-être trop lucides de Lord Durham en 1839 :


«If they [French Canadians] prefer remaining stationary, the greater part of them must be labourers in the employ of English capitalists. In either case it would appear, that the great mass of the French Canadians are doomed, in some measure, to occupy an inferior position, and to be dependent on the English for employment.

(…)

The English language is gaining ground, as the language of the rich and of the employers of labour naturally will. » (4)


Cela dit, ne me comprenez pas à tort, j’apprécie la langue de Shakespeare. Plus généralement, je prône l’apprentissage du plus grand nombre de langues que nous avons la chance de connaître, puisqu’il s’agit de la plus belle façon de s’intéresser à la culture d’un peuple. Inversement, refuser l’apprentissage d’une langue dénote un manque d’intérêt, certain⋅e⋅s diraient même un mépris à l’égard de ce peuple. Dans le cadre d’une société basée sur la cohabitation et s’enrichissant du multiculturalisme, le plurilinguisme est un pont entre ces différentes cultures ; la clef de voûte d’une compréhension effective. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai toujours énormément de respect pour toute personne qui parle un français ou un anglais « cassé » ; cela indique l’effort de l’apprentissage d’une autre langue.


En fin de compte, quelle est notre responsabilité en tant que futur⋅e⋅s professionnel⋅le⋅s et, plus généralement, en tant que citoyen⋅ne⋅s ? Je dis ceci sans effectuer de jugement de valeur ; le Québec est libre de sa destinée et de la ou des langues dans lesquelles il désire évoluer. Mais, si un jour je rentre dans un local à Montréal ou que je me joins à un appel Teams et que neuf francophones parlent anglais pour « accommoder » un anglophone unilingue de Toronto ou de Calgary, que faire ? La question est banale, trop banale peut-être, mais je suis convaincu qu’elle se pose tous les jours aux différents étages des gratte-ciels qui surplombent l’Esplanade Place Ville Marie.  

Sources citées : 


(1) Se référer à Decolonising the Mind : the Politics of Language in African Literature par Ngũgĩ wa Thiong'o.


(2) Trésor de la Langue Française informatisé, Inféoder, repérer en ligne à http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?11;s=1804868580;r=1;nat=;sol=0 ;


(3)  Id. 


(4) Marianopolis College, Report Of Lord Durham On the Affairs of British North America [1839] [Part 4 - Recommendations - Assimilation and Union (1)], repérer en ligne à http://faculty.marianopolis.edu/c.belanger/quebechistory/docs/durham/4.htm

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