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Hommage à Milan Kundera sans artifice

Auteur·e·s

Florence Hétu

Publié le :

28 août 2023

Parmi les nouvelles troublantes d’un été en proie à des bouleversements climatiques de plus en plus violents, celle-ci aura peut-être passé inaperçue ou, du moins, aura été avalée rapidement par l’effréné tourbillon médiatique. Il s’agit de la mort de l’écrivain franco-tchèque Milan Kundera, le 11 juillet dernier. Il est de circonstance, en cette édition sur le thème du rideau, de retourner sur la vie et sur l’œuvre de cet auteur phare du XXe siècle, dont un de ses leitmotivs littéraires de prédilection est le dévoilement de la vie et de ses multiples variations sans embellissement, artifice ou fioriture; Kundera étant un éternel insurgé envers le lyrisme et le kitsch. Cette époque, où la sphère privée s’effrite au profit d’une exposition idyllique de notre vie personnelle sur les réseaux sociaux, est résolument anti-kundérienne. Plonger dans la pensée de cet auteur c’est donc plonger hors du temps, mais pour y revenir plus lucide et enrichi d’une multiplicité d’expériences existentielles qui, elles, sont intemporelles. Levons donc le rideau sur les flots kundériens pour y voguer le temps d’un article.

Un mélange fort intéressant est celui du kitsch et de la politique. Il y a autant de kitsch, d’idylles, que d’idéologies. La droite, la gauche, le communisme, le libéralisme, le fascisme, tous proposent une idée simplifiée d’eux-mêmes, dissimulant ce qui est défavorable, incohérent, non réfléchi.

Une vie de part et d’autre du rideau de fer

Si je devais vous écrire la biographie de Milan Kundera telle qu’elle apparaît, à sa demande, aux éditions françaises de ses livres, elle se résumerait en deux phrases : « Milan Kundera est né en Tchécoslovaquie. En 1975, il s’installe en France (1). Une requête de la sorte peut sembler incongrue, mais pour l’auteur, il est essentiel de se mettre à l’ombre de ses romans pour qu’ils soient lus en laissant la prose et les personnages parler d’eux-mêmes et non en tentant de les ramener à outrance à sa biographie. « Au moment où Kafka attire plus d’attention que Joseph K., le processus de la mort posthume de Kafka est amorcé. » (2) Ici, entre sa vie et son œuvre, Kundera érige un rare rideau. Cette mise au point étant faite, il me pardonnera, j’espère, d’aller plus loin que ces deux phrases, afin de contextualiser davantage ses écrits.


Milan Kundera naît donc à Brno en 1929 dans une famille de musiciens, son père étant pianiste, compositeur et professeur au conservatoire de cette ville (3).  Prédestiné à suivre ses traces, Kundera amorce néanmoins une carrière comme professeur de littérature et écrivain. Son premier roman, La plaisanterie (4),  qui est publié en 1967, met Kundera au centre du Printemps de Prague en 1968, notamment en tant que membre de L’union des écrivains tchécoslovaques. Cette période d’effervescence artistique et de relâchement du régime communiste en place en Tchécoslovaquie depuis 1948 prend fin abruptement le 21 août 1968 quand l’armée soviétique débarque dans le pays pour étouffer la tentative de libéralisation. À partir de ce moment, les œuvres de Kundera sont prohibées, car elles contrarient les soviets en mettant à nu leur régime, et ce dernier perd sa charge d’enseignement ainsi que toute possibilité de s’exprimer publiquement. 


Durant cette « mise à l’index » il écrit les romans, La vie est ailleurs et La valse aux adieux (5) qui sont traduits en français et publiés en première édition en France vu l’impossibilité de le faire dans son pays natal. La situation y devenant d’ailleurs insoutenable, il le quitte pour cette France où il a tissé des liens et d’où il continuera son œuvre, d’abord en tchèque (Le livre du rire et de l’oubli, L’insoutenable légèreté de l’être, L’immortalité (6)), puis en français (La lenteur, L’identité, L’ignorance, La fête de l’insignifiance, etc. (7)). Notons au passage le changement de langue d’écriture, ce qui n’est pas une mince tâche pour un écrivain. Il est déchu de la nationalité tchèque en 1979 (8), nationalisé français en 1981, mais étiqueté comme « exilé de l’Europe de l’Est » ce que Kundera trouve non seulement réducteur — lui se considère comme un cosmopolite — mais faux : «  l’histoire des Tchèques […] est purement occidentale. […] Rien à voir avec la Russie qui était loin, tel un autre monde. » (9) C’est dire, pour employer la terminologie kundérienne, qu’on se fabriquait une image kitsch de sa situation d’exilé du communisme à travers laquelle était établie d’avance l’analyse de ses écrits. Drôle d’ironie pour lui qui pouvait dire comme son personnage de Sabina dans L’insoutenable légèreté de l’être que le kitsch était son ennemi (p. 369).


Le déchirement du rideau kitsch

Dans le langage courant, le terme « kitsch » fait référence à des objets de mauvais goût, ringards, pour ne pas dire quétaines, et souvent tape-à-l’œil. Il y a généralement une association du kitsch à la classe sociale populaire, celle supérieure dictant par défaut ce qui est raffiné. Chez Kundera, le kitsch est le propre de tout le monde et prend une autre forme, celle d’une « posture existentielle », (10) une manière de vivre dans une « représentation théâtrale que l’individu interprète pour lui-même, un mensonge à soi, "un mensonge embellissant" » (11).  Donc, le kitsch est une manière esthétique, lyrique, exaltée et grandiloquente de considérer sa propre vie ainsi que les sphères auxquelles elle touche, tirant sa source dans l’enfance et l’adolescence. 


Le problème d’une telle posture est le manque de lucidité et les raccourcis intellectuels qu’elle amène par perte d’introspection et de distance critique envers la situation idéalisée. Cela est exploré à travers les expériences notamment d’amour, de confrontation entre l’âme et le corps ainsi que de politique que vivent les personnages de ses romans. Pour maintenir l’illusion, ceux-ci tombent souvent dans le mensonge, la manipulation ou même la mort. Ainsi, dans L’insoutenable légèreté de l’être, l’auteur aborde l’histoire – fictive en partie peut-être –  du suicide du fils de Staline, qui préfère la mort à l’humiliation de devoir laver les latrines dans son camp de prisonnier de guerre, telle tâche le rabaissant de la grandeur de son statut du « fils de dieu ».


Ainsi, nombre de personnages kundériens sont en fait amoureux de l’amour : « Il s’était persuadé qu’il voulait mourir à côté d’elle, et ce sentiment était manifestement excessif : il la voyait pour la deuxième fois de sa vie! N’était-ce pas plutôt la réaction hystérique d’un homme qui, comprenant en son for intérieur son inaptitude à l’amour, commençait à se jouer à lui-même la comédie de l’amour? » (12) La comédie de l’amour ne dure jamais longtemps, le rideau de l’idylle se lève et soudainement l’être « aimé » perd de son attirance : « Mais, justement parce que cette bouche le séduisait alors, il la percevait à travers le brouillard du désir et ne savait rien de son aspect réel […] » (13). Cet extrait témoigne d’ailleurs de la dualité entre l’âme et le corps, celui-ci, dans sa mécanique incontrôlable, ne cadrant pas avec le kitsch de l’âme aspirant au divin. Il rappelle nos faiblesses, notre animalité, notre mortalité, tandis que l’âme, dans l’idéologie kitsch, est inaltérable et pure. Il faut cacher le corps au profit des émotions et de la beauté. Comme écrit dans L’insoutenable légèreté de l’être, l’idée que Dieu, pourtant représenté comme l’humain, ait des intestins, relève du blasphème.


Finalement, un mélange fort intéressant est celui du kitsch et de la politique. Il y a autant de kitsch, d’idylles, que d’idéologies. La droite, la gauche, le communisme, le libéralisme, le fascisme, tous proposent une idée simplifiée d’eux-mêmes, dissimulant ce qui est défavorable, incohérent, non réfléchi. Ces régimes appellent aux passions, à la « dictature du cœur », en exaltant les désirs communs ainsi qu’en se nourrissent de la peur et de l’ignorance pour affaiblir leurs opposants (14). La sagesse est mal vue, ainsi que « toute manifestation d’individualisme […] tout scepticisme […], l’ironie […], mais aussi la mère qui a abandonné sa famille ou l’homme qui préfère les hommes aux femmes et menace ainsi le sacro-saint slogan "croissez et multipliez-vous" » (15). Toujours dans L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera ironise contre le kitsch communiste et indique ses conséquences tragiques : « Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. » (16) Cela ne l’empêche pas d’illustrer, toujours dans la même œuvre, le kitsch de la Grande Marche, événement organisé par des personnages d’Américains et d’intellectuels d’Europe de l’Ouest pour protester contre l’invasion du Cambodge par le Vietnam. Partant d’une bonne intention l’événement tourne rapidement à la comédie révélant ces égos qui participent en fait à la marche pour leur réputation ou en méconnaissance de la situation locale et des besoins réels des Cambodgiens. En mettant à nu l’envers du communisme et du libéralisme par le biais des situations dans lesquelles il met ses personnages, Kundera devient inclassable, son seul parti étant le Roman comme moyen de saisir la vie dans toutes ses nuances et contradictions (17).


Le kitsch, vous l’aurez constaté, est partout. On pourrait faire état d’un kitsch juridique, par exemple avec l’idée que la justice est une manière accessible de régler ses problèmes. L’est-elle vraiment en tenant compte des coûts et des délais? Ou encore avec l’idée que la justice est aveugle. Est-ce le cas si elle a historiquement contribué à perpétrer des injustices de manière disproportionnée envers les femmes, les autochtones et les membres de communautés marginalisées?


Peut-on vraiment échapper au kitsch, déchirer son rideau? Par la combinaison de notre imaginaire individuel et collectif ainsi que de l’effet projecteur, (18)  il semble presque être le propre de l’humanité. L’œuvre de Kundera en montre la possibilité, pourtant. Je vous laisse tirer votre conclusion en terminant avec cette citation des professeurs Virginie Sauzon et Stéphane Chaudier: « L’artiste contemple — et s’interdit de coïncider avec l’objet de sa contemplation : ce n’est donc pas un art lyrique fondé sur le postulat d’un accord possible (euphorique ou mortifère) avec l’état des choses. […] Toute œuvre d’art manifeste une puissance de fuite dont aucune faculté humaine ne peut se rendre maître. Face à cet infini non fallacieux, il ne s’agit pas de fermer les yeux, comme l’homme religieux; il ne s’agit pas non plus de prétendre se l’incorporer, comme le poète lyrique; il faut accepter, dans la joie et dans l’humour, le désaccord entre ce que peut la vie, et qui est illimité, et ce qu’on est, qui reste par définition limité. » (19)

(1) Voir par exemple la p. 7 du Livre du rire et de l’oubli, traduction de François Kérel, 1976 (édition revue en 1986), Paris, Gallimard.


(2) L’art du roman, 1986, Paris, Gallimard, p. 180-181


(3) Sur la biographie de Kundera écouter : FRANCE CULTURE, La compagnie des œuvres avec Mathieu Garrigou-Lagrange : Milan Kundera, légèreté de lettres, ép. 1 « Milan Kundera, de la Tchécoslovaquie à la France », 3 décembre 2018, en ligne < https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-compagnie-des-auteurs/la-situation-existentielle-de-kundera-8038881>.


(4) 1968, traduction de Marcel Aymonin (édition revue en 1980 et 1985), Paris, Gallimard


(5) 1973, traduction de François Kérel (édition revue en 1985 et 1987), Paris Gallimard; 1976, traduction de François Kérel (édition revue en 1986), Paris, Gallimard.

(6) Préc. note 1; 1984, traduction de François Kérel (édition revue en 1987), Paris, Gallimard; 1990, traduction d’Eva Bloch, Paris Gallimard.


(7) 1995, Paris, Gallimard; 1997, Paris, Gallimard; 2003, Paris, Gallimard; 2013, Paris Gallimard.


(8)Soit un an après la parution du Livre du rire et de l’oubli. On comprend l’affront au régime en ce seul passage : « C’est cette dernière période qu’on appelle généralement le Printemps de Prague : les gardiens de l’idylle [communiste] se voyaient contraints de démonter les microphones des appartements privés, les frontières étaient ouvertes, et les notes s’enfuyaient de la grande partition de Bach pour chanter chacune à sa façon. C’était une incroyable gaité, c’était un carnaval!  La Russie, qui écrit la grande fugue pour tout le globe terrestre, ne pouvait tolérer que les notes s’égaillent. Le 21 août 1968, elle a envoyé en Bohême une armée d’un demi-million d’hommes. Peu après, environ cent vingt mille Tchèques ont quitté le pays et, parmi ceux qui sont restés, cinq cent mille environ ont été contraints d’abandonner leur emploi pour des ateliers perdus dans les fins fonds, pour de lointaines fabriques, pour le volant des camions, c’est-à-dire pour des lieux où personne n’entendra plus jamais leur voix. » (Le livre du rire et de l’oubli, p. 31). Sa nationalité tchèque lui sera restituée en 2019.


(9) Le rideau, essai en sept parties, 2005, Paris, Gallimard p. 59. Voir aussi par Kundera (1983) « Un occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », 27 Le débat 3

(10) Cédric CAGNAT, Anti-Kitsch : Une brève introduction à l’œuvre de Milan Kundera, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 25

(11) Id. p. 26

(12) L’insoutenable légèreté de l’être p. 19.

(13) La valse aux adieux p. 80

(14) L’insoutenable légèreté de l’être p. 361

(15) Id. p. 363

(16) Id. p. 254

(17) Sur l’art du roman chez Kundera, écouter : FRANCE CULTURE, La compagnie des œuvres avec Mathieu Garrigou-Lagrange : Milan Kundera, légèreté de lettres, ép. 2 « Milan Kundera, une théorie du roman », 4 décembre 2018, en ligne:  < https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-compagnie-des-auteurs/une-theorie-du-roman-9694861>.

(18) Biais cognitif menant à croire que l’on est davantage remarqué et important qu’on ne l’est vraiment. Thomas GILOVICH, Victoria Husted MEDVEC et Kenneth SAVITSKY (2000), « The Spotlight Effect in Social Judgment: An Egocentric Bias in Estimates of the Salience of One's Own Actions and Appearance », 78(02) Journal of Personality and Social Psychology, 211.

(19) Virginie SAUZON et Stéphane CHAUDIER, « L’anti-lyrisme et ses enjeux », dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l’œuvre de Milan Kundera, dir. Marie-Odile THIROUIN et Martine BOYER-WEINMANN, Grenoble, Ellug, 2009.

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