top of page
Portrait%20sans%20photo_edited.jpg

Heureux qui comme Ulysse : Lettres, voyages et pandémie

Auteur·e·s

Hugo Lefebvre

Publié le :

24 novembre 2020

Une des grandes tâches que se voit attribuer le héros mythique, presque toutes mythologies confondues, est celle de s’aventurer dans de lointaines contrées pour en revenir éclairé, marqué ou encore « ensauvagé ». L’exemple le plus fameux en Occident est celui qui chapeaute le texte. Joachim du Bellay exprime bien l’essence du voyage d’Ulysse lorsqu’il dit, dans ces vers célèbres (1) :


Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,

Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,

Et puis est retourné, plein d'usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge !


Ce thème de l’apprentissage par le voyage, qui se fait le plus souvent et au moins en partie par un quelconque retour au monde des ancêtres, est un archétype des mythes humains. Cette confrontation à l’autre, intérieur ou extérieur, est censée faire mûrir l’intériorité du héros, le faire grandir. La modernité, époque de déchaînement du soi, a rendu le voyage presque indispensable à la formation de l’être humain… un rite de passage presque conventionnel. Ainsi, Rimbaud disait, dans Une Saison en Enfer :


« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant — comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux […] J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. » (2)


En lisant ces vers, on devine le goût de l’inconnu, la tension entre l’affirmation de soi et le retrait du quotidien, l’intuition que le Réel est à trouver ailleurs, que cet inconnu dans lequel on veut s’éperdre est porteur d’une puissance nourricière. C’est plus ou moins cette idée qui pousse tant de jeunes adultes, dont le présent auteur, à voyager un peu partout à travers le monde… Or, dans les dernières années, les effets du tourisme sur l’environnement et la culture ont suscité de plus en plus de grogne, poussant certains à remettre en question la façon que nous avons de voyager et, par extension, de devenir ces gens que nous aimerions bien être.  En parallèle, la pandémie, par l’isolement qu’elle crée, nous fait sans cesse rêver à une chose : être ailleurs. J’aimerais donc, dans les prochains paragraphes, discuter brièvement du voyage et de possibles voies pour redécouvrir ses plaisirs.

En partant, l’on veut que cette nature qu’on découvrira soit belle, vierge et permette une prise de conscience nouvelle. Le voyage doit être vécu comme une rupture.

Tourisme et culture


J’étais à Berlin lorsque j’ai terminé A Portrait of the Artist as a Young Man, premier roman de James Joyce. Ce roman raconte l’histoire d’un jeune homme qui, au fil de sa croissance, est confronté aux tensions sociales, politiques et religieuses qui déchiraient l’Irlande de la fin du 19e siècle. Se sentant de plus en plus aliéné par les institutions qui l’entourent, il décide, dans les dernières lignes du roman, de partir pour des pays qui, il l’espère, lui permettront de s’épanouir pleinement. Ce faisant, il lâche une des phrases les plus mémorables de la littérature anglaise de l’époque : « Welcome, O life! I go to encounter for the millionth time the reality of experience and to forge unto the smithy of my soul the uncreated conscience of my race ». Je me souviens encore du moment où j’ai lu ces lignes pour la première fois. J’étais dans la salle commune d’une des centaines d’auberges de jeunesse parsemées dans la ville grise. L’espace d’une seconde, je sentis comme un air nouveau remplir mes poumons, un air de devoir et d’aventure… Je ne pus m’empêcher de voir dans l’Irlande de l’époque des similitudes avec les troubles qui minent l’identité québécoise. Mais cette épiphanie ne dura que pour cette seconde, car… peut-être était-ce les postillons australiens, finlandais, anglais et canadiens qui flottaient dans l’air, mais j’eus soudainement l’impression d’avoir été pris au piège dans un grand mécanisme, saisi de vertige devant la dissonance entre cette phrase et ce qui m’entourait. M’apparurent simultanément ces jeunes touristes qui s’entassaient dans les ruin bars de Budapest, qui défilaient en hurlant dans les rues de Prague à la recherche du prochain bar de leur pub crawl, qui avaient tous décidé de fumer un joint avant de visiter le musée Stedelijk d’Amsterdam… Je pensai également aux masses de gens bondant les lieux les plus fameux de ces grandes villes européennes, à ces microcosmes touristiques auxquels il est parfois difficile d’échapper. Même en voyageant seul, il est difficile d’éviter ces itinéraires écrits d’avance dans tout bon guide touristique. En se frayant un chemin parmi les milliers de touristes qui fourmillent dans des villes comme Prague ou Paris, on ressent parfois que même les émotions que suscitent leurs plus fameux lieux sont comme dictées par une didascalie cachée dans le paysage. Ces successions automatiques d’expériences standardisées finissent par devenir un divertissement parmi tant d’autres et, en tant que divertissement intégré à nos vies ordonnées, un prolongement du travail. D’autre part, par toutes ces lignes tracées, on tue le devenir du fait culturel, on le fige en un être à observer en passant, une tombe dans un cimetière de l’accompli, une chose muséifiée qui ne sert plus qu’à être un signe sans vie. Comme le disait Jean Baudrillard, philosophe français : « le destin de toutes ces choses, c’est leur survie artificielle, leur résurrection comme fétiches de réserve […]. » (2)


Il ne faut pas croire que ces critiques sont purement contemporaines. En 1817, Stendhal se plaignait de comment la croissance du tourisme faisait d’une ville « rien de mieux qu’un vaste musée plein de touristes étrangers » (3). De même, John Locke était d’avis que le voyage était de peu de valeur, et même parfois dangereux. N’empêche que le tourisme a énormément évolué depuis les Grands Tours auxquels s’adonnaient autrefois la noblesse et la grande bourgeoisie européennes, et ce particulièrement depuis la Seconde Guerre mondiale. Les avancées technologiques dans le transport et le développement de la classe moyenne ont, depuis cette époque, permis au tourisme de croître à un rythme deux fois plus rapide que le reste de l’économie, en faisant un produit de masse, une commodité accessible (3). Dans les dernières années, la croissance des compagnies aériennes à bas prix comme Ryan Air ou Nok Air a permis à davantage de gens d’accéder à encore plus de destinations. Seulement depuis 1995, le nombre de touristes par arrivée a presque triplé, passant de 532 millions à 1,44 milliard de personnes en 2018 (4). Et avec le développement de la classe moyenne dans des pays comme la Chine, l’Inde ou le Nigéria, ce chiffre ne semble pas près de descendre (5).


Devant ce phénomène, les populations des grandes destinations d’Europe de l’Ouest s’insurgent de plus en plus contre ce qu’elles perçoivent comme une perte de leur identité, une réduction de leur qualité de vie et un manque à gagner en termes de répartition des gains liés à cette industrie. Ceux qui ont visité Barcelone dans les dernières années – ou n’importe quelle autre destination européenne victime de surtourisme – ont probablement vu un ou deux graffitis scandant: « Tourists go home! » Certains se rappelleront peut-être cette large vague de manifestations anti-tourisme qui, en 2017, a fait se soulever les populations de quelques-unes des villes les plus populaires d’Europe, notamment Barcelone, Venise et Dubrovnik. Une des plus importantes revendications de ces manifestants était la restriction de l’accessibilité de plateformes comme Airbnb, dont l’effet délétère sur les marchés locaux d’habitation se fait aussi sentir à Montréal (6). S’ajoutent à cela, entre autres, les immenses bateaux de croisière qui perturbent les paysages des grandes villes côtières d’Europe, l’effet du tourisme sur les commerces et la culture locale, ainsi que les problèmes environnementaux globaux et locaux liés à l’industrie. Qu’on se rappelle notre extase à la vue de ces images parfois truquées d’animaux profitant de l’accalmie de certaines grandes villes durant la pandémie. Même l’Everest, saturé de voyageurs prêts à braver la montagne et les millions de tonnes de déchets qui la couvrent, ou encore le Machu Picchu, quoique perché dans les Andes péruviennes, n’échappent pas à ce phénomène.


Toujours plus loin


Outre le tourisme plus traditionnel, nombreux sont ceux qui voyagent dans le but d’explorer des endroits reculés, de découvrir des recoins sombres du monde, souvent pour échapper aux phénomènes liés au tourisme de masse. Un point de départ intéressant pour décrire le motif derrière cette impulsion se trouve chez Carl Jung, psychiatre suisse. Dans son autobiographie, alors qu’il raconte un épisode de son voyage au Kenya lors duquel il marche seul dans la savane, il explique comment l’humain, par ce genre d’exploration, effectue un acte qui s’apparente à une seconde création. Il critique ainsi ceux qui ravalent la vie au rang de mécanisme d’horlogerie prévu par une création unique. Il dit :


« Maintenant […] je savais […] que l’homme est indispensable à la perfection de la création, que, plus encore, il est lui-même le second créateur du monde; l’homme lui donne pour la première fois l’être objectif […]. La conscience humaine, la première, a créé l’existence objective et la signification et c’est ainsi que l’homme a trouvé sa place indispensable dans le processus de l’être » (7).


Dit de façon si directe, le fantasme du voyageur paraît presque naïf. Après la lecture de ce livre, j’ai eu l’occasion de passer quelque temps au Sénégal, où la nature de mes occupations m’a permis d’explorer des parties reculées du delta du Saloum, importante réserve naturelle du pays. Ce faisant, j’ai connu le genre d’épiphanie dont Carl Jung affirme avoir fait l’expérience, ces moments de solitude lors desquels on croit découvrir quelque chose de nouveau, alors que nos voyages semblent devenir des actes de création. Mais, en parallèle, on ne peut s’empêcher de se demander instinctivement à quel prix cette découverte a lieu ? Et qu’en est-il de ceux qui occupent ces terres depuis des milliers d’années déjà ?


En partant, l’on veut que cette nature qu’on découvrira soit belle, vierge et permette une prise de conscience nouvelle. Le voyage doit être vécu comme une rupture. Or, cette rupture est toujours différée, dans l’ailleurs. Sous un autre angle, on pourrait assimiler cette pulsion à une volonté de raison visant à faire correspondre avec l’inconnu qui caractérise le réel notre envie de produire de l’ordre.


En ce sens, il y a également un élément paradoxal à ce fantasme. Que ce soit dans la jungle urbaine de villes comme Paris et New York ou dans les profondeurs sauvages de la nature, nos voyages au bout de la nuit sont trop souvent vécus comme d’éternels jours. Dans La Vraie vie est ici, livre paru au début de l’année chez Écosociété, Rodolphe Christin, sociologue, explore ce paradoxe. Il explique : « Les lointains m’attirent et, pourtant, plus je m’en approche, moins ils sont lointains. Plus je les parcours, moins ils me semblent étrangers. Au long de la route, l’ailleurs devient ici. La vraie vie est ici, cette vérité est bonne pour le voyageur comme pour l’humanité du lieu » (2). Christin prend notamment comme exemple Victor Segalen, médecin de marine et écrivain français, et son concept de l’« Exote ». Ce dernier renvoie à l’idée d’un voyageur capable d’intégrer en lui le divers qu’il rencontre et d’interagir authentiquement avec l’Ailleurs, à un spécialiste de la différence. Comme Christin l’explique, cette idée renferme en elle le fantasme d’un être universel, « proche de tout et de tous et pourtant toujours détaché et libre. » (2) Mais cet homme n’est et ne sera jamais qu’un rêve, car le touriste, comme l’aventurier, doit toujours porter une bonne dose de soi partout où il va. Cet argument est bien résumé par Ralph Waldo Emerson, philosophe américain : « I […] embark on the sea and at last wake up in Naples, and there beside me is the stern fact, the sad self, unrelenting, identical, that I fled from. […] My giant goes with me wherever I go. » (8) « Travelling is a fool’s paradise », disait-il d’ailleurs. Le voyageur ne peut jamais vraiment s’échapper. En écrivant cette phrase, je me suis souvenu d’un Jean-Paul Riopelle aux longs cheveux blancs et à la peau barbelée qui disait, lorsqu’interrogé sur la solitude dans une de ses dernières entrevues : « C’est tout c’que j’aime en fait. C’pour ça qu’j’veux toujours être ailleurs… » (9)


Est-ce à dire, comme Emerson, que le voyage est inutile ? Qu’il faut cesser d’aller chercher ailleurs ce bien-être qu’on ne trouve pas chez soi ? Plus ou moins. À l’ère de l’Anthropocène, alors que l’empreinte de l’humain sur la Terre se fait de plus en plus insupportable, force est de constater qu’il faut réapprendre à habiter le monde. Comme l’explique Christin : « Changer de monde grâce au déplacement géographique n’est à présent plus réaliste. Oublier l’invivable dans des lieux spécialement ordonnés, meublés de prestations de service est une chimère de la société marchande » (2). Les saturations que le tourisme engendre sont maintenant difficiles à éviter. Pour remédier à cette situation, il faut certes voyager moins, mais aussi voyager mieux, sortir le voyage de l’administration et savourer l’échec fatal de nos efforts passionnés vers l’identité. Car le voyage est avant tout une expérience subjective, et le fait de remettre cette subjectivité au centre de nos escapades peut sans doute nous aider à réhabiliter cette expérience du monde que met en danger l’industrie touristique – et nous faire voyager moins loin et plus vert.

  1. POÉSIE FRANÇAISE, « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage », dans Les Grands Classiques par Poésie Française, date n.d., [En ligne], https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/joachim_du_bellay/heureux_qui_comme_ulysse_a_fait_un_beau_voyage?fbclid=IwAR2z92CnuoS5iCtnoT4JJ-YAxC_4UazocjwqX8e_6ZH524Xbf2I01fXaLEA (consulté le 20 novembre 2020).

  2. Rodolphe CHRISTIN, La Vraie vie est ici, Montréal, Éditions Écosociété, mars 2020, 140 p.

  3. Michael CLANCY, « Overtourism and resistance », dans Harald Pechlaner, Elisa Innerhofer, Greta Erschbamer (dir.), Overtourism. Tourism Management and Solutions, Londres, Routledge, 2019, p. 14 à la p. 24. [En ligne] https://www.taylorfrancis.com/books/e/9780429197987 (consulté le 20 novembre 2020).

  4. BANQUE MONDIALE, Tourisme international, nombre d’arrivées, 2020, [En ligne], https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/ST.INT.ARVL (consulté le 20 novembre 2020).

  5. Annie LOWREY, « Too Many People Want to Travel », The Atlantic, 4 juin 2019, [En ligne], https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2019/06/crowds-tourists-are-ruining-popular-destinations/590767/ (consulté le 20 novembre 2020).

  6. Maxime ROY-ALLARD, Gabrielle RENAUD et Gaétan ROBERGE,  Le désastre Airbnb », Le Devoir, 27 mai 2019, [En ligne],  https://www.ledevoir.com/opinion/idees/555329/le-desastre-airbnb (consulté le 20 novembre 2020).

  7. Carl JUNG, Ma vie : Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Éditions Gallimard, 1967. 532.

  8. Ralph Waldo EMERSON, The Essential Writings of Ralph Waldo Emerson, New York, Modern Library Paperback Edition, 12 septembre 2000, 880 p.

  9. Manon BARBEAU, Les enfants de Refus global (documentaire), Canada, Office nationale du film du Canada, 1998, 74 min, [En ligne], https://www.onf.ca/film/enfants_de_refus_global/ (consulté le 20 novembre 2020).

bottom of page