Une guerre civile au Soudan déchire le pays depuis avril 2023, laissant derrière elle un bilan tragique : plus de 150 000 civil.e.s tué.e.s et le deux tiers de la population en détresse extrême. Khartoum, la capitale, éventrée; sa ville jumelle, Omdurman, aussi. L’insécurité alimentaire frappe la moitié de la population, soit 25 millions de personnes. Une épidémie de choléra qui ne laisse personne indifférent.e. Voilà les grandes lignes de l’un des conflits les plus dévastateurs de notre époque. Malgré son ampleur, cette tragédie demeure largement en marge du paysage médiatique.
L’ONU parle d’une « urgence humanitaire d’une ampleur effroyable » et de « brutalité stupéfiante »
L’ONU parle d’une « urgence humanitaire d’une ampleur effroyable » et de « brutalité stupéfiante ». Au cœur du conflit, deux factions se disputent le pouvoir. D’un côté, les Forces armées soudanaises (FAS) d’Abdel Fattah al-Burhane et, de l’autre, les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Dogolo. Animés d’une conviction indéfectible de leur capacité de prévaloir, les deux groupes « ont été reconnus responsables de violations à grande échelle, notamment d’attaques directes et aveugles menées par des frappes aériennes et des bombardements contre des civils, des écoles, des hôpitaux, des réseaux de communication et des approvisionnements vitaux en eau et en électricité ». La Mission indépendante d’établissement des faits pour le Soudan, créée par l’ONU en juillet 2023, souligne également la perpétration « [de] viols et d’autres formes de violence sexuelle, des arrestations et détentions arbitraires, ainsi que des actes de torture et des mauvais traitements ». Dans la région de Khartoum, on rapporte que « les FSR [ont] généralement recours aux coups et aux décharges électriques ». De part et d’autre, les deux parties ont maintenu les détenu.e.s dans des conditions « inhumaines ». Le rapport évoque aussi le recrutement « d’enfants de 14 ans comme gardiens par les FSR, notamment dans la prison de Sobar, et de la détention d’enfants de 13 ans aux côtés des adultes » en plus de signaler les « violences sexuelles et des cas d’exploitation contre des femmes détenues [...] dans des lieux de détention contrôlés par les FSR ». Autant de violations qui peuvent « constituer des crimes de guerre », voire des « crimes contre l’humanité », selon le rapport.
Origines du conflit et genèse d’un combat fratricide
Les balbutiements du conflit trouvent leur origine dans des tensions ethniques et religieuses profondément enracinées : tandis que le nord est contrôlé par un gouvernement arabe et islamiste, le sud abrite une population majoritairement chrétienne et animiste. Dès l’indépendance du Soudan en 1956, ces divisions alimentent des conflits meurtriers, entraînant deux guerres civiles qui saccagent le pays et aboutissent, en 2011, à la sécession du Soudan du Sud. Parallèlement, le pays subit une succession de coups d’État militaires et de régimes autoritaires, dont celui d’Omar El-Béchir, qui s’empare du pouvoir en 1989 et instaure une dictature marquée par la répression et des violences inédites.
En 2003, son régime donne le coup d’envoi à la Guerre du Darfour, un conflit sanglant opposant les forces gouvernementales et les milices Janjawids aux groupes rebelles, causant des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés. Accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide par la Cour pénale internationale, El-Béchir voit son pouvoir chanceler face à une contestation populaire grandissante. Celle-ci culmine en 2019 avec une révolution qui le renverse après trois décennies de règne absolu. Un gouvernement de transition est alors instauré avec l’objectif d’organiser des élections démocratiques en 2023.
Cependant, la recrudescence des combats ne se fait pas attendre. En octobre 2021, un coup d’État militaire mené par Abdel Fattah al-Burhan, avec le soutien de Mohamed Hamdane Dogolo, dit « Hemedti », met brutalement fin à la transition démocratique. Cette alliance est passagère et un fossé se creuse entre les deux hommes, porteurs de visions opposées pour l’avenir du pays.
Les Forces de soutien rapide (FSR), issues des milices Janjawid responsables de crimes de guerre au Darfour dans les années 2000, gagnent en influence et cherchent à s’émanciper de l’armée régulière. En 2023, un projet d’intégration des FSR dans l’armée, exigé par des accords internationaux, attise les tensions : d’une part, Hemedti réclame une intégration progressive de l’armée sur dix ans pour préserver l’autonomie de ses troupes, tandis que Burhan insiste sur une fusion rapide sous son commandement.
Le 15 avril 2023, ces dissensions dégénèrent en guerre ouverte lorsque les FSR lancent des attaques coordonnées contre plusieurs sites militaires stratégiques à Khartoum. Depuis, le conflit s’est étendu à d’autres régions du pays, notamment au Darfour, au Kordofan du Nord et dans l’État et Gezira, replongeant le Soudan dans un nouveau cycle de violence. Tandis que l’Égypte, l’Arabie saoudite, la Turquie et, dernièrement, l’Iran soutiennent l’armée gouvernementale, le FSR, quant à lui, est épaulé par le Tchad, les Émirats arabes unis et la Russie, à travers le groupe Wagner.
La communauté internationale ferme les yeux
Face aux atrocités commises par les belligérants au Soudan, la communauté internationale reste indolente. Roland Marchal, sociologue et chercheur au CNRS, souligne cette indifférence : « Pour le président américain Joe Biden, l’Afrique n’a jamais été une priorité. Les réactions diplomatiques des États-Unis oscillent alors en instructions divergentes, tandis que les Européens, suivistes et divisés, restent dans l’effacement. Il y a donc d’emblée au Soudan une réponse occidentale limitée, à laquelle se greffe le silence de la Chine, premier partenaire commercial du Soudan, et celui de la Russie. »
Dans le même sens, Tigere Chagutah, directeur régional pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnesty International, déplore l’inefficacité et les promesses vides des diplomates : « Les démarches diplomatiques n’ont jusqu’à présent pas permis de mettre fin aux violations, de protéger les civil·e·s, d’apporter une aide humanitaire suffisante et d’amener les responsables des crimes de guerre à rendre des comptes ».
Il aura fallu attendre près d’un an pour voir le Conseil de sécurité des Nations Unies adopter une résolution sur le Soudan appelant à la cessation des hostilités et à un accès humanitaire sans entrave. Or, malgré cette résolution, les combats se poursuivent partout dans le pays et aucune mesure concrète n’a été mise en place pour protéger la population civile. De plus, la mission d’établissement des faits reste entravée, faute de financement et d’un gel des recrutements à l’ONU. À défaut de disposer des effectifs nécessaires pour mener à bien son mandat, elle ne peut jouer son rôle de reddition de comptes pour les atrocités perpétrées au Soudan.
Le Soudan s’enfonce dans le gouffre
Des villages entiers ont été rasés. Des quartiers résidentiels, des marchés, des hôpitaux, des écoles et des infrastructures vitales pour la population, telles que des installations d’eau, d’électricité et d’assainissement ont été détruites ou incendiées. Des deux côtés, des arrestations arbitraires, des viols et des exécutions sont commis dans l’impunité totale. Une augmentation sans précédent de traitements de cas d’émaciations aiguës et une famine catastrophique menacent la population civile. Avec plus de onze millions de personnes jetées sur les routes de l’exode, il s’agit de la pire crise de déplacement au monde.
Il nous incombe de porter une attention particulière à ce conflit dévastateur. Nous avons le devoir de transformer cette crise politique en un enjeu personnel et de maintenir le débat vivant sur cette impasse qui s’écrit à l’ombre de regards. Il est impératif de lui redonner une visibilité médiatique à la hauteur de sa gravité. Notre silence pèse aussi lourd que l’indifférence.
La presse, Des experts de l’ONU réclament une force d’intervention pour protéger les civils, 6 septembre 2024, en ligne : https://www.lapresse.ca/international/afrique/2024-09-06/soudan/des-experts-de-l-onu-reclament-une-force-d-intervention-pour-proteger-les-civils.php
Nicholas Coghlan, Open Canada, Soudan – Quels sont les facteurs à l’origine du conflit ?, 25 mars 2024, en ligne : https://opencanada.org/fr/soudan-quels-sont-les-facteurs-a-lorigine-du-conflit/
Amnesty International, Pourquoi l’ancien président soudanais Omar El Béchir ne doit pas échapper à la justice, 17 avril 2019, en ligne : https://www.amnesty.org/fr/latest/press-release/2019/04/why-former-sudan-president-omar-al-bashir-must-not-escape-justice/
La Croix International, Guerre au Soudan, pourquoi tant d’indifférence ?, 22 août 2024, en ligne : https://international.la-croix.com/fr/monde/guerre-au-soudan-pourquoi-tant-dindifference
Amnesty International, Destruction et violence au Soudan, en ligne : https://www.amnesty.org/fr/projects/sudan-conflict/
Radio Canada, L’émissaire de l’ONU sur la sellette au Soudan, 27 mai 2023, en ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1982586/afrique-soudan-guerre-onu-emissaire
Radio Canada, Menace d’« insécurité alimentaire catastrophique » pour 5 millions de Soudanais, 15 mars 2024, en ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2057682/menace-insecurite-alimentaire-catastrophique-soudanais
Universalis, Guerre du Darfour, en ligne: https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/guerre-du-darfour/
La presse, L’ONU dénonce les « conditions inhumaines » de détention et « la torture », 6 mars 2025, https://www.lapresse.ca/international/moyen-orient/2025-03-06/prisons-de-khartoum/l-onu-denonce-les-conditions-inhumaines-de-detention-et-la-torture.php?sharing=true