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Entrevue avec Julius Grey

Auteur·e·s

Hugo Lefebvre

Publié le :

25 septembre 2022

Cumulant plus de 40 ans de pratique et ayant joué un rôle clé dans quelques-uns des plus grands événements juridiques de l’histoire du Canada, Me Julius Grey est un des avocats québécois ayant le plus contribué à l’avancement des droits individuels au pays. Il a d’ailleurs plaidé plus de 50 fois devant la Cour suprême du Canada. Récemment, son nom a fait les manchettes alors qu’il défendait l’humoriste Mike Ward dans le cadre de l’affaire Ward c. Gabriel. Au-delà de ses particularités, cette longue saga judiciaire s’inscrit dans un des grands combats de Me Grey, la défense du droit à la liberté d’expression. Avant cela, il s’est notamment fait connaître pour son engagement dans les causes de la Loi 101 et du port du Kirpan. C’est un homme tout aussi exceptionnel que polarisant qui s’est toujours gardé de s’associer trop fortement à une communauté, se démarquant ainsi par son non-conformisme. Afin d’en apprendre plus sur le parcours juridique et intellectuel de Me Grey ainsi que sur ses conseils à donner à de jeunes juristes, Le Pigeon dissident s’est entretenu avec lui.

Il faut pouvoir dire les choses et entendre les choses qu’on déteste.  C’est Voltaire qui a dit : “ Je déteste chaque mot que vous dites, mais je vais défendre à la mort votre droit de le dire.”  Il faut absolument absolument défendre à la mort les grandes libertés : expression, association, religion.

Selon vous, où est ce qu'on en est aujourd'hui par rapport aux années 1980 en matière de défense des droits et quels sont, selon vous, les gros points d'évolution ?


Ça ne va pas très bien. Au début des années quatre-vingts, il y a eu une période d'activisme judiciaire, et ce surtout en matière de droits des femmes et de droits des homosexuels ‒ qui est la chose la plus importante qu'ils ont accomplie peut-être  ‒ ainsi qu’en matière de droits linguistiques. Ça se comprend parce qu'il y avait beaucoup de dispositions qui n'avaient pas été testées. Mais, depuis, force est de constater que 40 ans après la Charte, l’écart entre les riches et les pauvres se creuse. Le droit criminel est aussi plus dur qu’avant malgré la libéralisation de certaines dispositions. Maintenant, le gouvernement essaie de défaire les dégâts de Stephen Harper, mais ça reste assez dur quand même.


De plus, le droit n’est toujours pas accessible, ce qui fait en sorte que seuls les grands lobbys, les lobbys qui sont déjà établis, par exemple les femmes, Israël ou d’autres groupes qui sont établis, peuvent facilement présenter leurs causes. C’est très difficile pour celui qui n'est pas populaire, par exemple les accusés criminels, les pauvres ou encore les prisonnierᐧèreᐧs. La Charte a été interprétée d’une telle façon qu'il faut absolument avoir des expertises, qui sont très chères. Donc pour l'homme moyen, c’est presque pas accessible. Moi je dirais que, de toute façon, nous vivons dans une société que j’appelle une “démocratie totalitaire”. En d’autres termes, il y a des élections, mais il est dangereux, que ce soit pour les politicienᐧneᐧs, les avocatᐧeᐧs ou n’importe qui, d’exprimer des opinions non populaires, de raconter des blagues.


C'est vraiment un monde dans lequel les libertés ont essuyé un coup depuis 10 ou 15 ans. Ma conclusion, c’est qu'il faut continuer à se battre. Il y avait des gens qui disaient que c'est pas les libertés, les grandes libertés, mais c’est l’égalité de groupe qui compte. Au contraire, le philosophe John Rawls a donné une priorité à la liberté, et il n'y a pas de vie possible sans la liberté. Il faut pouvoir dire les choses et entendre les choses qu’on déteste.  C’est Voltaire qui a dit : “ Je déteste chaque mot que vous dites, mais je vais défendre à la mort votre droit de le dire.”  Il faut absolument absolument défendre à la mort les grandes libertés : expression, association, religion. J'ai fait toutes les causes d'accommodement raisonnable et je n'ai aucune religion. Je suis l’homme le plus non religieux au monde, mais je pense que c'est nécessaire de respecter les grandes libertés. Il n'y a pas de changement, pas de modification, pas de progrès, sans liberté, dans un monde où tout le monde est obligé de penser la même chose.


Ça rappelle un peu les propos de John Stuart Mill sur l’importance d’avoir des opinions contraires pour empêcher nos valeurs de se fossiliser.


Oui, ça empêche également la radicalisation. Si on peut les exprimer, les gens vont moins souvent lancer de pierre, car ils peuvent le dire. Mais John Stuart Mill a dit une autre chose intéressante.  La majorité a des droits. Mais ce qu'on ne compte pas, c’est ce qu'il appelle les préférences extérieures. L'opinion de la majorité sur mes pratiques religieuses n’a aucune importance. Ils peuvent être 99,9 %. À moins que je pratique une chose contraire à l’ordre public, un sacrifice ou autre, dans tous les autres cas, l'opinion de la majorité selon laquelle je devrais changer ma position n’y est pour rien. L'opinion de la majorité sur les opinions que je devrais exprimer ne compte pas, c'est une préférence extérieure.

La majorité gouverne dans les choses qui doivent être décidées par la majorité. On peut avoir seulement un budget, on peut avoir seulement un code de la route. Si un Anglais vient ici et veut conduire à gauche, il ne peut pas. On peut pas avoir certains à gauche et certains à droite. La démocratie, ce n'est pas le gouvernement de la majorité. Les élections se font d'une façon plus ou moins majoritaire, mais l'autre partie de la démocratie, c'est les libertés et les droits individuels qui ne dépendent pas de la majorité.


Pour vous, quels sont les grands défis auxquels va faire face la prochaine génération de juristes? Qu’est-ce que vous recommandez aux avocats qui souhaitent faire un parcours similaire au vôtre?


Si on veut être avocatᐧe et faire le genre de choses que j'ai fait, vous ne pouvez pas aller dans les grands bureaux et faire une  grande carrière là-bas, et ce pour des raisons très compréhensibles. Je ne les critique pas, mais ils ne peuvent pas avoir des ennemiᐧeᐧs puissantᐧeᐧs. Ils dépendent du gouvernement, de la Big business et tout ça. Donc vous pourrez faire beaucoup d'argent si vous vous maintenez et si vous devenez associéᐧeᐧs, mais si vous voulez faire des choses risquées et controversées il faut s'en tenir aux petits groupes. Même pas les choses comme la Commission des droits parce que là il y a une sorte de rectitude politique, il y a des groupes préférés et des groupes qui ne sont pas choisis.


Il faut avoir d'abord un courage total,  savoir que vous allez être critiquéᐧeᐧs, attaquéᐧeᐧs. Mon bureau reçoit des attaques de toutes sortes sur internet, et parfois assez amusantes. Quelqu’un a fait un montage d’une danse hassidique et il a mis mon visage dedans, alors je dansais dedans (Me Grey s'esclaffe). C’était durant la cause Amselek, où j’ai dit qu’ils avaient le droit d’avoir une soukka. Ils ne comprenaient pas que la religion c'est quelque chose que je n'aime pas.  Je dis à mes clientᐧeᐧs : “Vous savez, je suis prêt à défendre votre religion, mais vous devez comprendre que je ne la partage pas du tout. Je suis complètement non religieux, je ne dirais pas non croyant. J’ai certaines idées morales qui ne sont pas nécessairement scientifiques. Je ne suis pas athée, mais la religion organisée ce n’est pas une chose pour moi.”


Mais c'est clair que d'abord, il faut être prêtᐧe à faire moins d'argent dans une carrière. Parfois, on peut avoir beaucoup de chance, mais normalement non. Il faut avoir un courage total quand le gouvernement se fâche.


Il y a des gens qui sont allés au Barreau quand j'ai dit que la position du maire Steinberg de Hampstead à l'effet qu’il n'appliquera pas la loi 21 s'inscrivait dans la tradition de la désobéissance civile, qui fait partie du droit. En droit, il est nécessaire de temps en temps d’avoir une soupape, la désobéissance.  Et il y a des gens qui sont allés au Barreau pour montrer les articles de droit qui parlent de ça.  John Rawls, parmi d’autres, et tout ça. C'est clair que l'obéissance aveugle n'est pas une réponse. D'ailleurs, on a appris après la Seconde Guerre mondiale que l'obéissance peut être criminelle. Celui qui a exterminé des gens en disant “c'est mon supérieur qui l'a ordonné”, ce n’est pas une bonne défense en droit. Mais la désobéissance en fait partie. Vous savez, j'ai publié un livre à McGill qui s'appelle Capitalism and the Alternative, juste avant la pandémie. Là, je parle du fait qu'un bon système de droit tolère nécessairement un degré de désobéissance. La désobéissance, la sécession, le refus d’obéir à un ordre sont des choses nécessaires dans une démocratie. Alors, tu dois avoir le courage de faire ça malgré le fait qu’il y a beaucoup de gens qui vont dire “il n’obéit pas à la loi”.


Et, dans cette importance du non-conformisme, et dans le développement de la pensée juridique plus généralement, vous donnez une grande importance à l’art, n’est-ce pas ?


Oui, l’art, la musique et la littérature. Encore une fois, dans mon livre j’en parle beaucoup. Mes théories sont remplies de références littéraires. Je considère Shakespeare ou Racine comme une autorité aussi bonne qu’un philosophe. À l'Université de Montréal, j’ai publié un article sur Verdi et Wagner et leur importance sociale. Donc oui, ces choses-là sont très importantes pour moi.


Mais il y a autre chose. Je crois dans l’âge des Lumières. Je pense que ce qui ne va pas dans notre monde, c'est les gens qui ressentent une identité forte. C'est naturel. Quand le néolibéralisme s'est installé avec Thatcher et Reagan, on a coupé les fonds publics. Et donc, il s'est installé une concurrence pour ces fonds. Chaque groupe, qu’il représente une ethnicité, un sexe, un groupe majoritaire ou minoritaire, chaque groupe s'organise et commence à crier “moi moi moi moi” en voyant les fonds qui disparaissent. D’ailleurs, j’ai publié un article sur l'université dans Lawyers’ Weekly en Ontario où j'ai parlé de ce phénomène-là.


Mais je pense que l'identité est toujours une mauvaise chose. Les gens doivent avoir un sens d'identité personnel, savoir qui je suis, quelles sont mes mes positions morales, avoir une culture ‒ on peut pas avoir toutes les cultures. Mais je pense qu'il ne faut pas avoir d’identité. Je pense que le concept de bonne citoyenneté est important, mais l'identité ne l'est pas. Et ce sont toutes les identités, les identités aveugles des gens. Moi, je dis que toutes les identités également, les identités ethniques, linguistiques, culturelles et religieuses, sont très bonnes pour la connaissance de littérature ou de la musique. On peut dire par exemple que Tchaïkovski avait des mélodies russes, mais ce n'est pas une bonne idée d'avoir une identité inébranlable de cette nature-là. Alors, je me bats contre les identités. L’âge des Lumières est toujours universel. Même avec certains bémols, quand il y a des moments de nationalisme, de passion religieuse, ça finit mal.


D’après vous, quels seront les grands combats de la prochaine génération de juristes dans 10 ou 20 ans ?


Il n’y a pas de doutes qu’il y aura un combat autour de l’environnement. On ne sait pas quelle forme ce combat prendra. Est-ce que le gouvernement sera du bon ou du mauvais côté ? Est-ce que ça va finir par une lutte entre les nations pour garder le plus pour eux-mêmes, ou est ce que ça va finir comme une forme de collaboration ?


Deuxième chose, qui est essentielle mais que tout le monde a oubliée. Et même on a parfois dit que notre Charte ne s'applique pas à ça mais elle devrait s’appliquer. L’écart entre les riches et les pauvres. L’influence très importante que Karl Marx a eue sur ma pensée m’amène à prioriser non pas l’identité mais la façon de gagner sa vie. Notre conscience et notre culture sont causées par des forces, des forces économiques et non pas des croyances religieuses de nos arrière-grands-parents ou de la langue que nous parlons. Donc, la lutte non seulement contre la pauvreté, ça va sans dire, mais la lutte contre la formation des classes, contre l'inégalité économique, pas les inégalités de groupe. Ma suggestion dans mon livre était un revenu minimum et un revenu maximum. Il faut avoir une différence parce que les gens doivent avoir des incitatifs, mais aujourd'hui les différences de 100 à 1 c’est obscène. Entre le président de la compagnie et sa secrétaire, 7 à 1 est le plus qu’on devrait permettre. Donc il y aurait plus de luxe, pour lui il y aurait une plus belle maison, mais en fait les enfants iraient à la même école, aux mêmes hôpitaux et la conséquence serait qu'il n'y aurait pas de formation de classes.

La troisième chose, bien sûr, c’est la liberté. La liberté est toujours menacée, il faut continuer à se battre. La liberté d'expression aujourd'hui a presque disparu. La bataille pour les grandes libertés reste.


En terminant, dans l’esprit de son combat de longue haleine pour la liberté d’expression, Me Grey a réitéré l’importance de l’indépendance d’esprit, invitant les étudiantᐧeᐧs à exprimer leurs points de vue, même et surtout devant l’adversité. 

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