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Droit et dissidence: le juge Pigeon

Auteur·e·s

Simon Létourneau

Publié le :

22 août 2024

Depuis les cinquante dernières années, le Pigeon est une plateforme pour plusieurs étudiant.e.s, leur permettant de s’exprimer, de dénoncer, mais aussi de faire rire.


Parlant d’humour, saviez-vous que le nom du journal « Le Pigeon Dissident » est en fait une blague qui fait référence à l’ancien juge de la Cour suprême, l’honorable Louis-Philippe Pigeon, reconnu pour être, vous l’aurez deviné, dissident ?


Ce juge, originaire de Québec, est titulaire d’une licence en droit de l’Université Laval et a été nommé à la Cour suprême en 1967, alors qu’il venait de terminer son mandat de conseiller juridique auprès de Jean Lesage. Durant les douze années où celui-ci a siégé, le juge Pigeon a été dissident 91 fois sur un total de 1 022 jugements.


De toutes ces dissidences, certaines ont mal vieilli et quelques-unes m’ont fait rire. En l’honneur des 50 ans du journal, passons cela en revue.

Les dissidences, c'est comme le vin : elles peuvent être avant-gardistes et gagner en valeur avec le temps, ou dépérir et finir par bouchonner.

Les décisions bouchonnées


Les dissidences, c'est comme le vin : elles peuvent être avant-gardistes et gagner en valeur avec le temps, ou dépérir et finir par bouchonner.


Malheureusement pour lui, plusieurs dissidences du juge Pigeon ne sont pas devenues des grands crus.


R c. Drybones, (1970) R.C.S 282

Dans cette décision, la Cour se penche sur la constitutionnalité d’une disposition de la Loi sur les Indiens qui interdit aux personnes visées de consommer de l’alcool sur la voie publique.


Sans grande surprise, la majorité de la Cour déclare la disposition inconstitutionnelle, car elle va à l’encontre de l’art. 2 de la Déclaration canadienne des droits (l’ancêtre de la Charte canadienne des droits et libertés) qui assure l’égalité de tous les citoyen.nes devant la loi. En ce sens, les limitations de consommation d’alcool dans les réserves autochtones s'appliquaient uniquement à ceux-ci, ce qui est discriminatoire.


Dans une dissidence assez tranchée, le juge Pigeon déclare qu’il est difficile de croire que le Parlement avait l’intention d’appliquer la Déclaration aux peuples autochtones. Une position assez surprenante,  sachant que l’article 1 de la Déclaration s’applique à tout individu au Canada, peu importe sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe. Le juge est d’avis que la disposition est constitutionnelle, soutenant que les Autochtones ne bénéficient pas des mêmes garanties constitutionnelles que le reste de la population.


R c. Sommerville, (1974) R.C.S 387

Cette décision est, malheureusement pour le juge Pigeon, devenue un classique lors des cours d’interprétation des lois dans l’ensemble du Canada.

En effet, durant plusieurs années, les juges de la province ne s’entendaient pas sur la méthode d’interprétation à utiliser. Certains étaient d’avis qu’il fallait s’en tenir uniquement au texte (literal rule) tandis que d’autres croyaient qu’il était nécessaire de prendre en compte d’autres éléments, comme la finalité de la loi et le contexte (modern rule).


La Cour suprême, dans l’arrêt Sommerville, tranche le débat et opte pour la modern rule au grand désarroi du juge Pigeon qui témoigne de son désaccord dans la dissidence, celui-ci préférant le literal rule.


De nos jours, la modern rule est bien intégrée dans le droit canadien. La dissidence du juge Pigeon est souvent vue en classe pour illustrer les deux courants qui s’opposaient et l’ancienne méthode qui n’est plus applicable. En bref, le juge Pigeon aurait probablement coulé son cours d’interprétation des lois!



Les décisions qui m’ont fait rire

Johnson c. R., (1975) 2 R.C.S 16)

Dans cette décision, la Cour suprême a la délicate tâche de se demander si un spectacle de strip-tease est un acte immoral (toujours amusant d’imaginer de vieux juristes réfléchir à ces questions!) En l’absence de preuves concernant la norme de moralité partagée à cette époque, la majorité de la Cour tranche pour un acquittement.


En dissidence, le juge Pigeon est outré. Pour lui, ce geste n’est qu’un « numéro de strip‑tease dont le seul but [est] de provoquer l’émoustillement lubrique des sens des spectateurs». Jugeant cela inacceptable, les juges en dissidence sont d’avis que Madame Johnson s’est livrée à un acte immoral.


J’aimerais prendre le temps de souligner que le pole dance est un véritable sport. La performance de Madame Johnson n’était donc pas qu’un numéro dont le but était de provoquer l’émoustillement lubrique des sens, mais bien une performance sportive et artistique!


Les tondeuses, c’est dangereux


En parcourant les dissidences du juge Pigeon, j’ai découvert qu’il avait une relation amour-haine avec les accidenté.e.s de la tondeuse.


Dans la décision Litjens c. Jean, un travailleur décide de mettre sa main sous une tondeuse afin de sortir des débris. Le seul problème est que la machine était toujours en marche. Le résultat ? Quelques doigts en moins. La majorité de la Cour conclut qu’il s’agissait d’une faute intentionnelle. Le fait que la travailleuse ait déclaré « C’est ma faute, je le sais! » y a certainement été pour quelque chose. Malgré cela, le juge Pigeon n’a pas été convaincu et partagea la faute entre l’employé et l’employeur. Selon lui, il n’était pas normal que des débris (et des doigts) se coincent.


Dans la décision Co-operative Fire & Cas Co, la Cour suprême a affaire à une chicane de voisins digne de l’émission Craindre son voisin. Essentiellement, un homme attaque son voisin en lui mettant la tondeuse juste à la hauteur du visage. Le voisin en question tente de se protéger et cette manœuvre lui coûte quelques doigts. Dans ses motifs, la majorité estime que le responsable est le jardinier (sans grande surprise). Encore une fois, le juge Pigeon n'adhère pas à ce raisonnement. Pour lui, ce n’est pas l’attaque qui a causé la blessure, mais le fait qu’en se faisant attaquer le voisin a lui-même mit sa main dans la tondeuse.


En bref, le juge à un penchant pour le partage de la responsabilité lorsque les tondeuses sont impliquées.


C’est toujours risqué d’être un bandit!


Dans la décision Vaillancourt c. Jacques, des jeunes âgés entre 12 et 14 ans se livraient à un jeu de « cowboy ». Malheureusement, l’un d’entre eux, qui tenait un fusil en plastique, se retourne subitement de sorte que le fusil entre en contact avec l’œil de l’un des joueurs, le bandit. Le gamin en perdit son œil.


La Cour, qui s’est penchée sur la façon raisonnable de jouer au « cowboy », a conclu que les enfants ont joué de façon normale et régulière. Le juge Pigeon ne partageait pas cet avis. Selon lui, le joueur qui incarnait le shérif est lui seul responsable. Pourquoi? Parce qu’il a continué à jouer avec un pistolet qu’il avait préalablement brisé. En effet, le pistolet brisé n’était pas seulement rendu pointu, mais bien « pointu pointu ». C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.


Ainsi, le juge Pigeon a deux conseils pour vous : 1) Évitez de jouer au « cowboy »; 2) Si vous le faites, le pistolet en plastique doit être, au maximum, pointu. Les pistolets pointus pointus, c’est non!


Finalement, nous pouvons dire que notre journal étudiant mérite bien son nom! Le juge Pigeon, en plus d’avoir été un acteur important de la scène juridique canadienne durant de nombreuses années, transmet un message d’espoir aux étudiant.e.s. Si  le juge Pigeon n’a pas eu raison 91 fois et a eu une magnifique carrière, une erreur à l’examen d’introduction au droit ne devrait pas gâcher aucune carrière juridique!


Merci M. Pigeon et bonne fête au journal!

Image: Cour suprême du Canada, modifié pour parodie

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