Dissidentes d’hier, leadeuses d’aujourd’hui
Auteur·e·s
Mia Bellemare
Publié le :
29 novembre 2024
Édition #2 : Audace, dissidence et plafond de verre
Il est inutile de désigner des boucs émissaires lorsqu’il est question de l’actualité de la lutte pour l’égalité des sexes au Québec, mais il est primordial d’en souligner ses grandes pionnières. Survol du parcours de trois graduées de la faculté qui ont façonné à leur manière le paysage québécois au fil des dernières décennies.
« Nous étions à un jet de pierre et un fer rouge des événements, sans même le savoir »
Sonia Lebel -Députée à l’Assemblée nationale du Québec et Présidente du conseil du trésor
C’est en septembre 1987 que Sonia Lebel quitte Mont-Laurier pour se poser sur l’avenue Édouard-Montpetit. Nouvelle venue dans une ville qui ne dort jamais, elle échange les Laurentides contre le CEPSUM et les couloirs imposants de l’UdeM. Alors qu’elle s’imaginait un avenir en médecine, c’est le droit qui s’impose, guidée par son amour pour l’équité, la justice et la vérité.
Son cours préféré ? Droit des obligations I. « Le droit constitutionnel, en revanche, c'était incompréhensible pour moi, tellement loin de mes cordes. La théorie était indigeste. », admet-elle avec un sourire taquin. Ironiquement, c'est cette matière qui deviendra sa favorite une fois plongée dans la pratique. « Dès que j'ai compris son application, tout à fait sens. »
La vie universitaire de Sonia Lebel a été marquée par un événement tragique : l’attentat de la Polytechnique, le 6 décembre 1989. « Ce soir-là, je révisais pour mes examens finaux à la bibliothèque de la faculté. Vers 20h, je suis rentrée à pied chez moi, sans me douter de ce qui venait de se passer. » À la radio, elle entend l’impensable : 14 femmes assassinées à la Polytechnique, à quelques kilomètres de son logement.
« Nous étions à un jet de pierre et un fer rouge des événements, sans même le savoir », se remémore-t-elle, le cœur serré pour les femmes du milieu universitaire.
Graduant en 1990, Sonia plonge dans le monde du droit criminel, devenant avocate de la couronne dans des dossiers impliquant le crime organisé. « À la faculté, je n’ai jamais ressenti que je n’avais pas ma place. Mais dans les tribunaux, c’était une autre histoire », confie-t-elle. Appelée « madame » quand ses collègues masculins étaient appelés « maître », elle sent le poids de sa différence dans ce milieu encore figé dans les traditions.
Son parcours professionnel prend un tournant en 2015, lorsqu’elle conclut son rôle de procureure à la Commission Charbonneau, enquête phare sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction. « Un siège politique n’a jamais été une place que je convoitais avant », confie-t-elle alors approchée par François Legault, jadis chef du troisième groupe d’opposition. Son expérience juridique, bien que formatrice, l'avait rendue méfiante de la joute partisane.
« À ce moment-là, je jonglais avec un divorce et l’éducation de mes deux enfants. La conciliation travail-famille est un enjeu crucial pour de nombreuses femmes, et ce l’était pour moi aussi », explique-t-elle.
L’engagement politique de Sonia s’inscrit dans une tendance plus large au Québec : la participation croissante des femmes en politique. En deux décennies, la proportion de candidates aux élections provinciales a presque doublé, passant de 22 % en 1998 à 43 % en 2024. Du scrutin de 1998 à celui de 2022, la proportion d’élues a doublé, passant de 29 à 58, sur un total de 125 sièges parlementaires.
Aujourd’hui, Sonia Lebel est députée de la circonscription de Champlain, ministre responsable de l’Administration gouvernementale et présidente du Conseil du trésor au sein de la 43e législature de l’Assemblée nationale. Dès sa nomination au premier conseil des ministres caquiste, elle marque l’histoire de la faculté en étant la première graduée à être nommée ministre de la Justice du Québec.
“34 ans après ma graduation, je peux confirmer que le droit mène réellement à tout, à condition d’y survivre”.
Sophie Dufour - Ancienne journaliste et Directrice Générale du Pigeon Dissident
En première année, section D, Sophie Dufour arpente les couloirs de la faculté avec curiosité. Ses amis « transfuges » des autres sections élargissent son cercle d’alors. C'est dans le cours de droit constitutionnel de Danielle Pinard, encore aujourd’hui une de ses modèles du monde juridique, qu'elle trouve son inspiration véritable. « Elle avait toujours une chemise remontée. Elle était d'une sobriété, d'une humilité et d'une profondeur marquantes. Elle m'a appris à lire, à comprendre des dissidences de 80 pages et à incarner le droit. »
Son parcours universitaire est ponctué d'événements marquants de l’actualité québécoise, tels que la crise du verglas. En effet, elle se remémore que dans le cadre de la 13ᵉ édition des Law Games, « [avoir] dormi dans un hôtel avec des génératrices au centre-ville de Montréal avec des centaines d'autres futurs juristes ». Malgré ses différentes implications, c'est au Pigeon Dissident que Sophie trouve son sanctuaire. Journaliste dès sa première année, elle se spécialise dans les critiques littéraires et les reportages culturels.
« Ça me permettait d’assister à des pièces de théâtre, de visiter des lieux fascinants... Le Pigeon, ce n’était pas juste du droit, c’était aussi une porte ouverte sur le reste du monde. »
Parmi ses contributions phares, Sophie cite une critique de La Grande Magia d’Eduardo De Filippo au Théâtre Duceppe, un retour sur la conférence du frère de l’autre, donné par Pierre-Marc Johnson, et ses analyses des romans d’Amélie Nothomb, une auteure qui publiait chaque 1er septembre comme une horloge suisse.
Élue directrice générale du Pigeon lors de sa dernière année, elle découvre les défis du leadership.
Le véritable trésor de l’époque, selon elle, se trouvait au local du Pigeon. « C’était mon havre. J’ai meublé cet espace avec un divan en velours brun foncé, récupéré grâce à mon ami œuvrant dans le milieu de l’immobilier. Ce sofa était un aimant pour les étudiants. » (On me dit à l’oreille que ces propos sont toujours d’actualité en 2024)
Ce repaire voit naître des discussions enflammées sur les éditions spéciales, comme celle dédiée à la Nuit blanche, ornée d’une couverture illustrant un cerveau humain assailli par différentes flèches représentant toutes les matières à étudier pour les examens intra. Ses souvenirs sont également marqués par les « Perles de rédaction », ces fameuses citations célèbres des professeurs de la faculté, qu'elle collectait dans le but de les inscrire dans les bas de pages de ses éditions. Parmi ses préférées :
« Quand on hypothèque un immeuble à Outremont, ça comprend les coquerelles, l'hypothèque s'étend aux accessoires. » – Pierre Ciotola, notaire et professeur de droit civil économique.
« Au Québec, il y a un problème d'aménagement du territoire, vous avez une église, trois roulottes, une maison de 300 000 $ pis deux bars. » – Jean Hétu, professeur de droit municipal.
« Souvenez-vous, les frais funéraires, c'est moins cher qu'un divorce. » – Adrian Popovici, professeur de responsabilité civile.
Aujourd'hui avocate et conseillère stratégique, elle conserve d’agréables souvenirs de la faculté, particulièrement de son passage comme journaliste étudiante et directrice du Pigeon Dissident, où elle bâtissait le monde, une édition à la fois, avec son équipe.
Son parcours est aussi marqué par d'incroyables amitiés, de moments stimulants intellectuellement ainsi que le plaisir des fêtes organisées au Café Acquis. Entre fous rires au Pigeon et célébrations au Café Acquis de droit, où un kiosque de Ricard animait les fêtes de fin de session.
“J'ai un énorme respect pour mes collègues juristes, impressionnée par leur capacité à travailler fort dans leurs études, autant que d'avoir du plaisir à la Maisonnée le samedi soir.»
Louise Harel - Première femme présidente de l’Assemblée nationale du Québec
Née le 26 avril 1946 dans une petite ville de la Rive-Nord, Louise Harel ne semblait pas prédestinée à la vie citadine.
« J’ai été pensionnaire à Montréal lors de ma jeunesse, je ne venais pas de la ville », confie-t-elle en évoquant ses souvenirs d’enfance. Après un cours classique au Séminaire de Sainte-Thérèse, devenu aujourd’hui le CÉGEP Lionel-Groulx, elle profite des changements sociaux initiés par la Révolution tranquille et les réformes de Paul Gérin-Lajoie, qui n’ouvrent ses portes aux femmes qu’à partir de 1962.
Avant d’épouser cette passion pour les études juridiques, un obstacle inattendu a freiné son parcours: les initiations de la faculté de droit de l’Université de Montréal. « Une CA-TA-STROPHE », raconte-t-elle en riant. Elle choisit de changer de trajectoire après cette expérience en se tournant vers la sociologie, où elle découvre un univers plus en phase avec ses aspirations du moment.
C’est en 1974 qu’elle revient à la faculté, portée par une motivation renouvelée. « Je savais pourquoi j’y étais. » Cette décision s’inscrit dans un contexte effervescent : le Québec traverse une période de transformation marquée par la création du Conseil du statut de la femme, les répercussions de la crise d’Octobre, et l’essor du Parti Québécois fondé en 1968. Harel n’est pas étrangère à cette effervescence : elle y participe déjà en tant qu’employée de la permanence du PQ.
Ce qui distingue les années universitaires de Louise Harel, c’est l’intensité avec laquelle elle jongle entre ses études, sa vie personnelle et ses engagements militants. Enceinte de son premier enfant pour la majeure partie de sa première année à la faculté de droit et présidente de la région Montréal-Centre du Parti Québécois, ce fût pour elle une époque électrisante.
Elle se rappelle avec précision son emploi du temps en ces temps-là : des cours en avant-midi suivis de rencontres avec les professeurs en après-midi. Cette structure, qu’elle qualifie de propice à la réflexion, lui a permis de conjuguer études, vie personnelle et implication politique. Parmi les figures marquantes de son parcours académique, elle évoque Me Lauzon, enseignant le droit de la famille, et José Woehrling, spécialiste du droit constitutionnel. « Me Lauzon avait cette capacité de rendre les enjeux juridiques profondément humains. Quant à Woehrling, il m’a donné les outils pour penser le droit autrement et garnir mes convictions indépendantistes »
En parallèle de ses études, elle supervise 17 circonscriptions électorales montréalaises en tant que présidente régionale du PQ. Lors du congrès national du parti, elle joue un rôle clé dans l’adoption de l’avortement gratuit et libre de choix, une avancée qui préfigure les grandes réformes sociales à venir. « Je voulais comprendre le Québec à travers ses lois et surtout m’armer pour le transformer », explique-t-elle.
En 1981, elle amorce une maîtrise en droit du travail, une ambition interrompue par son élection comme députée de Maisonneuve cette même année. Parmi les chantiers qui jalonnent sa carrière politique, la réforme du Code civil reste l’un des plus marquants. Louise Harel s’investit dans cet exercice aux côtés des députés libéraux Gilles Rémillard et Herbert Marx.
« Nous avons examiné les 3124 articles, un par un. C’était un travail minutieux, mais aussi une formidable collaboration. »
Ce projet transpartisan, poursuivi sous deux gouvernements successifs, incarne pour elle un rare exemple de coopération au service du bien commun. « Même durant les vacances parlementaires, les travaux de notre commission ont continué à l’Assemblée Nationale. Il y avait un respect immense et la conviction de bâtir quelque chose de grand. »
Succédant à la nomination de 43 hommes à la présidence de l’Assemblée nationale du Québec, Louise Harel marque l’histoire en devenant la première femme à occuper la fonction. Elle représentera la circonscription, renommée Hochelaga-Maisonneuve après la réforme de 1988, jusqu’à son retrait de la scène provinciale en 2008. Son héritage politique résonne comme une promesse : celle d’un Québec féministe, équitable, et tel qu’elle rêve de le connaitre : libre.